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Nuit Debout : Sur le syndicalisme révolutionnaire.

Intervention de la Critique de la valeur

lundi 9 mai 2016, par AutreFutur

Le 7 mai dernier, Nuit Debout invitait la Critique de la valeur [1] à s’exprimer. Anselm Jappe venait parler de la politique dans le capitalisme [2]. Bernard [3], intervenait sur le syndicalisme révolutionnaire. Nous reproduisons son texte ci-dessous.


Je dispose de vingt minutes, c’est insuffisant pour détailler la totalité des maux qu’engendre le capitalisme, et cela à tous les niveaux : la pauvreté, les inégalités, l’exploitation du travail et l’exploitation du chômage, l’oppression des femmes, l’oppression des minorités, l’abaissement moral et spirituel, le gaspillage des ressources, le saccage de la nature et à l’horizon l’extinction du genre humain. Oui, il faudrait plus que vingt minutes.

Alors je vais faire comme si tout le monde, ici, était persuadé qu’il faut en finir avec le capitalisme. J’ai bien dit le capitalisme, pas seulement telle ou telle forme de gestion du capitalisme : le néolibéralisme, par exemple, ou simplement l’impérialisme, le colonialisme, ou le fascisme, etc. Non, le capitalisme.

Je vais faire comme si la conclusion s’était imposée d’elle-même : EN FINIR AVEC LE CAPITALISME. Mais comment ? Par quel bout prendre cet énorme machin, qui à présent domine non seulement la planète entière mais encore les corps et les esprits, et, notamment dans les pays dits « développés », l’imaginaire de chacun par le biais d’un désir de consommation jamais rassasié. Oui, comment en finir ?

Parce que très rapidement, sur cette place, on s’est interrogé sur l’après. Car enfin, l’occupation de la place de la République ne va pas durer toujours. Chacun, ici, sent bien que plane l’ombre du retour à la normale. Au boulot ! Chacun chez soi, en attendant la prochaine manif qui comme d’habitude ne servira à rien. Ou les prochaines élections qui comme d’habitude ne serviront à rien non plus, puisque la démocratie capitaliste, ça consiste à élire périodiquement des gens différents qui font la même chose.

Ceux qui ont écouté Anselm Jappe, avant moi, ont compris que le capitalisme vit une crise grave, une crise mortelle puisqu’il s’agit d’une crise structurelle de la valorisation. Alors il est possible que le capitalisme triomphant que nous avons connu s’écroule dans des spasmes terribles qui feront passer la crise de 29 et ses millions de chômeurs, ses émeutes et sa montée du fascisme et du nazisme pour une simple plaisanterie. Parce que si le capitalisme s’écroule de lui-même, cela ne veut pas dire qu’il en sortira un ordre social plus humain, plus fraternel, plus égalitaire, plus respectueux de la nature. Non, si les choses se passent comme elles semblent se passer en ce moment, on assistera plutôt à des convulsions sociales terrifiantes, à des guerres civiles barbares, à des replis communautaires, à des génocides, à des lambeaux de capitalisme localisés et ravageurs.

La seule perspective qui nous semble viable, c’est le syndicalisme révolutionnaire, c’est-à-dire une façon d’articuler les luttes quotidiennes, pour le salaire, les conditions de travail, la protection de la nature, la défense des acquis et la volonté d’en finir avec le capital, l’Etat, la marchandise, et d’instaurer le communisme libertaire.

Les pratiques syndicalistes révolutionnaires et les théories qui en sont issues ne sont pas nées d’hier. Dès le départ du mouvement syndical, celui-ci possédait une très forte dimension révolutionnaire. Je rappelle quand même que la CGT, née en 1895, avait inscrits dans ses statuts l’abolition du salariat et du patronat. Quand on voit ce que défend la CGT aujourd’hui, on reste rêveur ! Né de la fusion de diverses organisations syndicales et comités ouvriers puis du rattachement des bourses du travail, amalgamant les apports théoriques de l’anarchisme et du marxisme, le syndicalisme révolutionnaire combine la lutte au jour le jour et la préparation de l’abolition du capitalisme et de l’Etat.
Le syndicalisme révolutionnaire (parfois nommé anarchosyndicalisme, parce qu’en dépit de ce que radotent quelques puristes, il s’agit de synonymes) part de quelques postulats robustes :

  • En dehors de quelques moments de rupture historique, le prolétariat (c’est-à-dire tous ceux qui ne disposent pour vivre que de leur force de travail, manuelle ou intellectuelle) ne se montre pas d’emblée disposé à rompre ses chaînes et à en finir avec le capitalisme.
  • En revanche, l’existence même du capitalisme entraîne une lutte entre la classe prolétarienne et les classes dominantes.
  • Il convient donc d’organiser ces luttes quotidiennes d’une part pour arracher des améliorations (augmentations de salaire, diminution des horaires et des journées de travail, amélioration des conditions de vie et de travail) et d’autre part pour préparer l’assaut final contre le capital et l’Etat à son service.

Dès le départ, c’est-à-dire dès 1895, le courant syndicaliste révolutionnaire semble majoritaire au sein de la CGT. C’est lui qui inspire la fameuse Charte d’Amiens, dont se réclame toujours, sans rire, la CGT actuelle voire Fo, et lui qui anime les luttes les plus dures. Il se caractérise par une volonté farouche d’indépendance vis-à-vis des partis politiques et même des groupes anarchistes moins bien organisés. L’idée fondamentale a pu être ainsi résumée par la célèbre formule : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

Le syndicalisme révolutionnaire récuse donc, dès le départ, la distinction funeste entre ce qui serait d’un côté la lutte syndicale, réduite aux revendications pour le salaire et les conditions de travail, et de l’autre la lutte politique, visant soit à l’abolition de l’État (pour les anarchistes) soit à sa conquête, par la voie parlementaire pour les sociaux-démocrates, par la lutte armée pour les bolchéviks. Pour le syndicalisme révolutionnaire, une telle séparation n’a pas de sens : le syndicalisme est par définition politique car c’est tout simplement le prolétariat organisé. Organisé pour sa lutte quotidienne et pour son émancipation finale, c’est-à-dire sa propre abolition en tant que classe, l’abolition de toutes les classes et l’instauration du communisme.

Ajoutons, après les effroyables tueries et la chape de plomb qui s’est abattue sur tous les pays soi disant communistes, qu’il faut désormais préciser « communisme libertaire », tant le mot « communiste » évoque désormais les camps de concentration, les massacres, le totalitarisme, le règne de la police et la balle dans la nuque. Toutes merveilles que le parti soi-disant communiste nous a vendu pendant soixante-dix ans pour du véritable socialisme, le paradis des travailleurs.

Disons également que ce syndicalisme révolutionnaire n’a pas fleuri qu’en France : dès le début du XXè siècle, il s’est répandu en Espagne, faisant naître la formidable CNT, forte d’un million de membres lorsque les militaires espagnols se sont soulevés le 18 juillet 1936 ; aux Etats-Unis, avec les IWW, qui ont fini par être écrasés dans le sang par la police et les milices patronales ; en Allemagne, avec l’AAUD, écrasée par le nazisme ; en Argentine, avec la FORA, minée par des dissensions internes et que les militaires ont fini par liquider, etc.

Autant de défaites, autant de victoires du capitalisme qui ont mené à la situation actuelle : le triomphe de l’individualisme, le consumérisme le plus imbécile, les replis communautaires, matrices des attentats terroristes de Paris et de Bruxelles, la prolifération des sectes crypto fascistes et antisémites dont certaines viennent vendre leur camelote sur cette place, le confusionnisme théorique le plus accablant et l’impression générale qu’il n’y a pas de solution, que de toute façon nous sommes vaincus, que la barbarie est le seul horizon de ce monde qui court à l’abîme.

Or, nous prétendons, nous syndicalistes révolutionnaires, que l’espoir qui a animé nos grands-parents, et nos arrière grands-parents pour la plupart des gens présents ici, que cet espoir n’était pas une chimère vieillotte tout simplement balayée par l’Histoire, balayée par la modernité, Internet et les nouvelles technologies.

Un premier constat : la réussite du syndicalisme révolutionnaire, disons jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, tenait essentiellement à un facteur culturel. Par « culturel » je n’entends pas les symphonies de Mozart et la peinture de Rembrandt à la disposition du plus grand nombre, mais un mode d’existence et un certain nombre de valeurs communes au plus grand nombre. C’est-à-dire, tout d’abord, la conscience qu’il y avait « EUX » et « NOUS ». Eux, c’est-à-dire les bourgeois, les classes dominantes, l’État. Et Nous, c’est-à-dire les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre.

Alors, évidemment, on va me dire que nous ne sommes plus ni en 1895 ni même en 1936. Qu’en France, en Europe, la « classe ouvrière » n’est plus qu’un souvenir. Qu’on a affaire, désormais, à une gigantesque classe moyenne, la tête plongée sur ses écrans de téléphone portable, et que tout désir de révolution a disparu, balayé notamment par le souvenir atroce de ce qu’ont été l’URSS, les pays de l’Est, le maoïsme et dont seul témoigne encore la bouffonnerie pathétique du régime de Corée du Nord.

Eh bien, je crois, moi, qu’il faut se méfier des clichés. Que la classe ouvrière ait diminué numériquement en Europe, c’est indéniable, mais classe ouvrière et prolétariat ce n’est pas la même chose. Et ce prolétariat, c’est-à-dire les couches salariées de la population, dont les chômeurs et les exclus, forme l’immense majorité de la population. Le défi, à présent, est de retrouver une culture commune. Encore une fois, par culture, je n’entends pas consommation culturelle. J’entends pratiques communes, conscience commune. Pratiques de lutte, conscience d’appartenir à une même classe opprimée par le capital. Et cela au-delà des « différences » nées par exemple d’origines géographiques ou religieuses différentes. Volonté commune d’en finir avec l’exploitation du travail et du chômage, volonté d’en finir avec l’oppression des femmes, volonté d’en finir avec l’obscurantisme religieux, volonté d’en finir avec les communautarismes ferments de guerre civile barbare.

Le syndicalisme révolutionnaire, en rassemblant tous les prolétaires, quelle que soit leur profession, leur origine, leur âge, leur nationalité dans une même organisation de lutte, gérée par eux-mêmes, poursuivant le même but d’émancipation humaine, le même but de reconstituer une communauté humaine fragmentée et broyée par le crétinisme capitaliste, ce syndicalisme révolutionnaire s’annonce comme l’un des principaux moyens de résistance aujourd’hui et de victoire demain.
Je ne doute pas que certains, ici, pensent que tout cela est bien beau mais aussi bien risqué. Qu’il vaut mieux miner le système de l’intérieur, en pratiquant les alternatives. Des coopératives, des entreprises autogérées, des AMAP, du commerce équitable, de l’économie sociale et solidaire.
En fait, nous n’avons rien contre tout cela à la condition que ces tentatives, ces recherches diverses, même si elles sont brouillonnes, même si elles échouent, à la condition qu’elles s’inscrivent dans la dynamique du syndicalisme révolutionnaire. A la différence des idéologues politiques qui livrent des solutions clés en main, nous savons que nous tâtonnons, que nous sommes en recherche, et que le chemin se trace en marchant. Alors, les alternatives, oui, mais sans jamais oublier la dimension de l’anticapitalisme, sans jamais oublier le dynamitage des relations marchandes, sans jamais oublier ce que nous ont enseigné les luttes d’autrefois, pour que chaque génération ne soit pas obligée de réinventer la roue. Car cela aussi est l’une des tâches essentielles du syndicalisme révolutionnaire : transmettre l’expérience historique, les réussites comme les échecs, pour ne pas répéter indéfiniment les mêmes erreurs et tirer avantage de nos acquis.

Oui, il faut s’organiser dans un syndicalisme révolutionnaire puissant pour faire face à la violence des possédants qui se déchaînera de façon terrifiante dès que ses intérêts seront réellement menacés. Ce jour-là, mieux vaudra être préparés, être organisés, parce que les classes dominantes ne font jamais de cadeau. Écoutez ce qu’écrivait la grande révolutionnaire Rosa Luxemburg, quelques jours avant d’être assassinée sur ordre des socialistes alors au pouvoir :

C’est une illusion insensée que de croire que les capitalistes se soumettraient de bon gré au verdict socialiste d’un parlement ou d’une assemblée nationale, qu’ils renonceraient tranquillement à la propriété, aux bénéfices, à leur privilège d’exploitation. Toutes les classes dirigeantes ont lutté, jusqu’à présent, avec la dernière énergie, pour leurs privilèges. Les patriciens romains, de même que les barons féodaux du Moyen-Age, les chevaliers anglais, de même que les marchands d’esclaves américains, les boyards valaques, de même que les fabricants de soie de Lyon, tous ont versé des torrents de sang, enjambé les cadavres, semé les meurtres et les incendies, provoqué des guerres civiles et les trahisons d’État pour défendre leurs privilèges et leur pouvoir.

La classe capitaliste impérialiste, en sa qualité de dernier rejeton de la classe des exploiteurs, dépasse tous ses prédécesseurs en brutalité, en cynisme et en bassesse. Elle défendra son saint des saints, ses bénéfices et ses privilèges d’exploitation, du bec et des ongles par toutes les méthodes de froide cruauté, dont elle a fait preuve dans toute l’histoire de sa politique coloniale et de la dernière guerre mondiale. Elle mettra en branle ciel et enfer contre le prolétariat. Elle mobilisera les campagnes contre les villes, elle excitera les couches retardées des ouvriers contre l’avant-garde socialiste, elle organisera des massacres avec l’aide des officiers, elle cherchera à paralyser toutes les mesures socialistes par mille moyens de résistance passive, elle soulèvera contre la révolution une vingtaine de Vendée, elle invoquera pour son salut l’invasion étrangère, le fer exterminateur de Clemenceau, de Lloyd George et de Wilson ; elle préférera transformer le pays en montagnes de ruines fumantes plutôt que de renoncer de bon gré à l’esclavage salarié.

Bernard.



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