Accueil > Réflexions > Changer le cours de l’histoire

Changer le cours de l’histoire

lundi 9 avril 2018, par Contribution

Note sur l’article de David Graeber et David Wengrow « Comment changer le cours de l’histoire humaine », paru dans le magazine « Eurozine » le 2 mars 2018.


L’histoire communément acceptée d’un épisode crucial de notre évolution est fausse. Celle qui raconte une transition relativement rapide des sociétés de chasseurs-cueilleurs assez égalitaires vers des sociétés sédentaires et maitrisant l’agriculture, au cours de laquelle seraient apparues, avec la civilisation et la propriété privée, les inégalités sociales d’ampleur qui aboutissent in fine à notre monde moderne.

David Graeber et David Wengrow, respectivement anthropologue et archéologue, ont des opinions politiques et même des engagements. Mais ce texte est un essai scientifique. Il ne s’agit pas d’opinions, mais de science.

L’histoire à laquelle s’attaquent Graeber et Wengrow raconte en filigrane – ou parfois explicitement – un mythe, une contre-vérité : les inégalités sociales seraient une « tragique nécessité » concomitante au développement de la civilisation. L’idée politique qui sous-tend cette vision est : revenir à des sociétés plus justes signifierait nécessairement rompre avec la civilisation et retourner à l’âge de pierre. Et c’est donc aussi à cette illusion que s’attaque l’article. Ce travail me semble un tournant majeur dans la vision de notre histoire et, partant, dans les possibles visions de notre avenir.

Notre espèce n’a pas passé l’essentiel de son existence en petites bandes de fourrageurs. L’agriculture ne marque pas un seuil irréversible. Les premières villes, apparues il y a environ 6000 ans, étaient souvent très égalitaires. Et si la vie des chasseurs-cueilleurs devait être pleine de dangers, elle devait également regorger de possibilités. Voilà posés les enjeux.

Les auteurs commencent par définir ce qu’ils entendent par injustices : le fait que certains réussissent à transformer leur richesse en pouvoir sur les autres, et à convaincre ces « autres » que leurs besoins et leurs vies ne sont pas si importants.

Les sciences sociales abondent en publications projetant l’intérêt actuel de la distribution des richesses sur l’âge de pierre, sous-entendant souvent l’impossibilité d’une société moderne égalitaire.

Le début de l’article est un démontage en règle des arguments des deux des principaux propagandistes de cette idée fausse – qui n’est finalement qu’une interprétation simpliste de Rousseau : Francis Fukuyama (le gars de la fin de l’histoire) et Jared Diamond (l’auteur d’Effondrement). Jared dit par exemple, sans apporter aucune justification, que ce n’est qu’au temps où l’humanité se regroupait en petites bandes qu’elle a « connu un degré avancé d’égalité sociale ». Pour ces deux auteurs, ce qui a mis fin à cet âge d’or est l’apparition de l’agriculture, et donc le développement des civilisations.

Graeber et Wengrow explicitent comment ils mêlent approximations scientifiques et simples opinions, comme lorsque Jared affirme sans aucune justification que « les groupes de populations importants ne peuvent fonctionner sans leaders qui prennent des décisions, un exécutif qui les applique et des bureaucrates qui administrent les décisions et les lois ». Et les auteurs de constater : il n’y a aucune raison scientifique de penser que les petits groupes de chasseurs-cueilleurs aient été particulièrement égalitaires, ni que des groupes plus nombreux doivent nécessairement se doter de rois, présidents ou bureaucrates pour les diriger. Ce ne sont là que préjugés présentés comme faits.

Graeber et Wengrow critiquent par ailleurs les méthodes d’autres auteurs, comme Flannery et Marcus – qui disent par exemple qu’un pas supplémentaire dans les inégalités a été franchi lorsque des hommes de pouvoir ont acquis le droit de transmettre leur pouvoir à leurs descendants –, qui s’appuient essentiellement sur l’étude de peuples contemporains d’Afrique ou d’Amazonie. Or ces peuples ne sont pas une « fenêtre sur le paléolithique ou le néolithique ». Seule l’archéologie peut nous dire ce qu’ils ont éventuellement en commun avec les peuples du passé.

Vient ensuite une démonstration de l’absurdité d’appliquer des critères modernes comme le coefficient Gini à des sociétés de chasseurs-cueilleurs pour les comparer avec notre monde moderne. Par exemple parce qu’en ces temps reculés des activités – des « services » – comme la sécurité, l’éducation, le soin apporté aux anciens, la résolution des conflits, etc. étaient probablement collectivisés et gratuits, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et de conclure : « si on réduit l’histoire mondiale à des coefficients Gini, des délires vont en découler ». Cependant, des comparaisons raisonnables semblent possibles ; il semble ainsi que les chasseurs-cueilleurs travaillaient moins que nous, avaient accès à une alimentation bien plus saine et que leur espérance de vie, hors mortalité infantile, n’était pas si faible.

La fin de cette deuxième partie se conclut par une mise en lumière de l’idéologie plus ou moins explicite de la plupart de ceux qui soutiennent ces thèses : « si vous ne voulez pas retourner vivre dans des grottes ou mourir dans un holocauste nucléaire (ce qui finirait probablement aussi par envoyer les survivants dans des grottes), vous devrez simplement accepter l’existence de Warren Buffet et Bill Gates ».

La troisième partie de l’article commence par un rappel (et de fait, je me souviens qu’en cours de philosophie, au lycée, notre professeur nous l’avait expliqué) : Rousseau ne pensait pas que « l’état de nature » dont il parle ait jamais réellement existé. C’était une expérience de pensée dans le cadre de sa démarche pour comprendre pourquoi notre tendance à gagner en liberté mène aussi vers davantage d’inégalités. Et les auteurs rappellent aussi que Rousseau n’était pas un fataliste : « ce que les humains font, les humains peuvent le défaire ».

Évoquant un autre classique, ils rappellent que pour Marx les humains se caractérisent par leur pouvoir d’imagination. Nous sommes capables d’imaginer la future maison où nous voudrions habiter, avant de la construire. Mais Marx ne pensait pas que cela puisse fonctionner ainsi concernant les sociétés, il ne pensait pas qu’on pouvait imaginer un schéma abstrait et ensuite l’imposer. L’ancrage dans le réel est vital et souvent les révolutionnaires ne sont pas très créatifs pour unir passé, présent et futur. Graeber et Wengrow soulignent que deux des mouvements révolutionnaires les plus créatifs actuellement – les zapatistes du Chiapas et les Kurdes du Rojava – s’appuient fortement sur leurs anciennes traditions pour donner vie à leurs utopies. Je dois dire que je me pose la question de la pertinence d’une telle logique, transposée à la France par exemple, pays urbain dont les traditions et cultures ancestrales ont été largement érodées par l’industrialisation et la mondialisation. Peut-être est-ce alors du côté des traditions et des cultures des luttes ouvrières des deux derniers siècles qu’il faudrait chercher.

Ils en viennent ensuite au cœur de leur argumentaire, les constats de l’archéologie. Que nous disent-ils ?

D’abord, que des sépultures très richement aménagées, emplies d’objets luxueux et prestigieux, vieilles parfois de 25 000 ans sont connues depuis longtemps (comme celle de Sungir). Ces tombes, construites bien avant l’invention de l’agriculture, indiquent de fortes inégalités au sein des groupes d’hommes qui les ont faites, et probablement l’existence de pratiques d’héritage dans certains cas. Une réalité très différente de l’image égalitaire des chasseurs-cueilleurs.

Ils rappellent aussi que l’on considère aujourd’hui que des constructions nécessitant de grandes concentrations d’humains, comme les mégalithes de Göbkli Tepe (similaires à ceux de Stonehenge), vieux de 11 000 ans, ont été érigées par des groupes de chasseurs-cueilleurs.

D’autres éléments archéologiques dessinent l’image de sociétés mixtes. Chasseurs-cueilleurs le temps d’une saison, se réunissant et formant des villes provisoires l’autre saison venue. Et ces gens semblent n’avoir été ni de « purs » chasseurs-cueilleurs, ni encore des agriculteurs définitifs, mais quelque chose entre les deux. Les anthropologues décrivent ces sociétés duales comme ayant une « double morphologie ». Il est probable qu’elles aient été dotées de modes d’organisation et de droits coutumiers très différents entre l’hiver et l’été. Peut-être l’été suivaient-ils un chef tout puissant et subissaient-ils déjà violences et injustices sociales tandis qu’en hiver (où l’inverse), ils revenaient à des fonctionnements beaucoup plus collectivistes et égalitaires. Peut-être est-ce là l’explication du mystère des grands temples mégalithiques bâtis par des milliers de personnes, mais à une époque où les hommes n’étaient pas encore sédentarisés et cultivateurs toute l’année.

Les principes de propriété privée, du droit ou les façons dont l’ordre social était appliqué (les forces de police) variaient peut-être d’une saison à l’autre, voire n’existaient que le temps d’une saison. C’est ce que suggère fortement l’archéologie. Les hommes de ces temps semblaient avoir une bien plus grande plasticité sociale que nous, aujourd’hui. Leurs pratiques semblent indiquer une plus grande imagination que la nôtre quant aux possibilités d’organisation de leur vie collective.

Graeber et Wengrow disent : « En fait, la plupart [de ces hommes] étaient probablement bien plus conscients que les gens ne le sont aujourd’hui du potentiel de leurs sociétés, alternant entre plusieurs formes d’organisation chaque année ».

Dès lors, la question n’est plus « quelles sont les origines des inégalités », puisque les auteurs montrent qu’il n’y a pas de réponse scientifique simple et circonstanciée à cette question, mais plutôt : « comment sommes-nous devenus si coincés ? ».

Il n’y a aucun fondement scientifique pour parler d’une « révolution agricole » ou d’une transition majeure à l’occasion de l’invention de l’agriculture dans les sociétés humaines. Cette transition prit environ 3000 ans dans la plupart des cas. Et alors que l’invention de l’agriculture autorisait potentiellement des concentrations plus inégalitaires de la richesse, cela n’est souvent arrivé effectivement qu’un millénaire après la généralisation des pratiques agricoles au sein d’une société.

Clairement, poursuivent les auteurs, il n’est plus possible de parler de « révolution de l’agriculture », vu que ces processus ont été longs, ténus et ont parfois connu des retours arrière. Dès lors, il n’y a plus non plus d’âge d’or des chasseurs-cueilleurs en matière d’égalité sociale.

« La civilisation ne vient pas comme un package ». Les premières villes ne sont pas apparues avec des systèmes centralisés, n’ont pas laissé des bâtiments imposants ou des tombes somptuaires, signes d’inégalités sociales importantes (ils évoquent par exemple des « villes », en Chine, datant de 2500 ans av. J.-C., étendues sur plus de 300 hectares sur les bords du fleuve Jaune et sans trace de fortes disparités sociales).

Graeber et Wengrow concluent : « Les pertes de liberté les plus douloureuses ont commencé à petite échelle, au niveau des relations de genre, entre groupes d’âge et dans les relations intimes et domestiques ».

Si les auteurs conçoivent leur article comme un premier pas appelant des études et réexamens critiques concernant l’aube des civilisations, nous pouvons aussi, déjà, nous appuyer sur leurs constats scientifiques pour tirer des perspectives politiques.

Enfin, insistons à nouveau sur le fait qu’il s’agit de science et non d’opinions. Ainsi, répétons-le : rien dans l’histoire humaine n’indique que la démocratie directe ou l’égalité sociale ne soit possible qu’à l’échelle de groupes humains réduits. Et puisqu’il n’y a pas eu de transition nette entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs et les civilisations sédentaires d’agriculteurs qui aurait entrainé l’apparition des inégalités, il n’y a aucune raison d’affirmer que réduire les inégalités dans notre monde impliquerait de retourner vivre à demi nus dans des grottes.

Leo S. Ross. 26 mars 2018