Le livre de Nadia Geerts constitue une précieuse contribution à la nécessaire approche critique du phénomène wokiste, au moment où celui-ci a commencé à être importé du monde anglo-saxon pour se diffuser dans les démocraties européennes. Dans son enquête solidement informée sur cette masse de discours et de comportements politiques et culturels relevant du wokisme, Nadia Geerts combine le regard d’une philosophe et celui d’une historienne des idées, son objectif étant de dresser un « diagnostic du présent », selon l’expression de Michel Foucault. Elle incarne la figure d’une intellectuelle engagée qui, héritière inventive de la pensée des Lumières, sait résister aux modes politico-intellectuelles en jetant un regard critique sur les conformismes et les snobismes idéologiques de l’époque, en particulier ceux qui, dans la gauche wokiste, se réclament avec arrogance et vanité de la « radicalité ».
Aux États-Unis, le terme « woke » (« éveillé »), emprunté à l’argot des Afro-Américains et employé à partir de 2013 par les activistes du mouvement Black Lives Matter, désigne une prise de conscience et une attitude « éveillée » face aux injustices, aux inégalités et aux discriminations dont les « minorités » (ethniques, sexuelles, religieuses, etc.) sont censées être les victimes, mais aussi face aux « privilèges » dont sont censés bénéficier certaines catégories de personnes (les hommes blancs, hétérosexuels, « validistes », c’est-à-dire non handicapés, etc.). Le dictionnaire Merriam-Webster le définit positivement comme suit : « Être activement attentif à d’importants faits ou problèmes, aux questions raciales et à l’égalité sociale. »
Un militant « woke », dit de gauche ou « progressiste », se définit lui-même par sa conscience des différentes « oppressions racistes, sexistes et classistes systémiques » et son engagement dans des politiques fondées sur l’intersectionnalité, dont l’objectif est de réaliser la « justice sociale » qui passe par la « justice raciale ». Cette pratique de la vigilance permanente implique une légitimation de la censure. Il s’agit de faire taire les mauvais sujets par la dénonciation, le harcèlement et l’intimidation. Les accusés sont poussés au silence et à la démission, ce qui revient à normaliser les interdictions professionnelles des déviants idéologiques.
La culture « woke », ou le « wokisme », c’est la culture identitaire et victimaire qui a pris la relève à la fois du terrorisme intellectuel de l’époque stalinienne et du « politiquement correct » anglo-saxon des années 1990 et 2000. Être vigilant ou « éveillé » (woke), c’est, du point de vue « wokiste », faire preuve d’une « paranoïa saine » (healthy paranoia), selon l’expression introduite en 1968 par William Gier et Price Cobb dans leur livre sur la « rage noire » (1968) pour caractériser la méfiance éprouvée par les Afro-Américains dans tous les milieux où ils se sentent minoritaires et stigmatisés ou stigmatisables. Dans le langage « woke », on appelle « micro-agressions » les mots, les attitudes ou les comportements susceptibles d’être perçus comme blessants ou offensants, parce qu’ils seraient racistes, sexistes, anti-LGBTQIA+, grossophobes, glottophobes, islamophobes, etc. Comme l’ont montré Bradley Campbell et Jason Manning dans The Rise of Victimhood Culture (2018), l’expression « micro-agression » se réfère à la violence ordinaire ou banale, imperceptible parce qu’elle serait « systémique » ou tout simplement parce qu’elle n’existe pas et relève du monde des fantasmes « wokistes ». Mais, dans cet univers victimaire, le nombre des victimes de « micro-agressions » ne cesse de croître, en même temps que celui des activistes professionnels venant à leur secours dans les institutions et les entreprises, à des fins lucratives.
Forme contemporaine de la bêtise sophistiquée et prétentieuse, la bêtise woke se reconnaît notamment à son lexicocentrisme paranoïaque, inquisiteur et purificateur. Ses représentants s’évertuent à accomplir quotidiennement de micro-révolutions langagières, qui consistent à éliminer et à remplacer des mots pour purifier la langue. C’est ainsi que les écoféministes veulent défendre notre précieux « matrimoine » et non plus le maudit « patrimoine », terme sexiste emblématique de la culture patriarcale.
On pourrait croire que cette description est celle d’un mauvais rêve ou que ce bref récit n’est qu’une blague. Il n’en est rien. Dans ces milieux militants, l’humour n’est pas au rendez-vous, le rire lui-même est considéré comme une offense. L’esprit de sérieux est de rigueur. Comment pourrait-on oser rire en entendant épeler « LGBTQIA+ » (et bien plus) ? Dans le monde des « éveillés » ou des « réveillés », peuplé d’offensés potentiels, on ne rit pas, aussi imaginaire l’offensé soit-il. L’« éveillé » néo-antiraciste milite d’une manière nouvelle : il ne prépare pas une révolution afin de réaliser une utopie, il accuse, dénonce, appelle à l’exclusion, voire à la mort sociale et culturelle des coupables qu’il désigne. Il vise leur « annulation », dans le vocabulaire de la « cancel culture ». Il exige aussi des « réparations », d’une façon insatiable. Il agit comme un symptomatologiste, un inquisiteur et un épurateur, en état de vigilance permanente dans une société qu’il perçoit comme structurée par quelques oppositions, les principales étant dominants/dominés, oppresseurs/opprimés et racisants/racisés. Sa pratique frénétique de la déconstruction le conduit à professer un relativisme généralisé, qui pulvérise la distinction entre les faits et les fictions comme entre le vrai et le faux. Dans cette perspective, l’universalisme, c’est-à-dire l’exigence d’universalité, est réduit à une invention trompeuse et toxique de l’Occident « blanc ». Tel est l’un des axiomes du néo-antiracisme identitaire, ce pseudo-antiracisme qui se diffuse dans les bagages du wokisme.
Face aux militants wokistes diplômés, le diagnostic est souvent incertain : on hésite entre la bêtise enrubannée et la folie dissimulée. Ce qu’on appelle le manque de jugement ou l’altération du discernement surgit en effet entre ces deux pôles : la bêtise conformiste (ou snob) et les troubles mentaux, dans lesquelles prévalent les tendances paranoïaques, qui s’expriment par un sentiment de persécution. Le sujet qui se croit persécuté traduit politiquement son délire en dénonçant l’injustice qui le frappe. Il peut ainsi se présenter comme une victime du « système » ou de groupes malveillants, dits « racistes », « fascistes », « d’extrême droite », « islamophobes », « sexistes », « transphobes », etc. Parmi les cibles visées par les accusateurs, on trouve les « laïcards », dénoncés comme « réactionnaires », « racistes » ou « islamophobes » par les démagogues wokistes. Or, une identité victimaire reconnue, qui inscrit le sujet dans une « minorité », constitue aujourd’hui un atout dans l’espace médiatique comme dans le champ universitaire. C’est là ce qui explique en grande partie l’engouement pour l’idéologie victimaire ainsi que ses instrumentalisations par les mouvances islamistes ou islamo-gauchistes.
La destruction de la langue par l’écriture inclusive fait partie de ce programme de décivilisation vertuiste, qui s’inscrit dans un messianisme utopique promettant à ses adeptes l’entrée dans un nouveau monde, sans racisme ni sexisme, alors même qu’il alimente tous les essentialismes. La déconstruction est le chemin qui, à travers l’effacement des traces d’un passé maudit, celui du seul « Occident » criminalisé en raison de sa « blanchité », conduit à la rédemption. C’est ce caractère religieux ou para-religieux du « wokisme » que John McWorther a finement analysé dans son livre publié en 2021 : Woke Racism : How a New Religion Has Betrayed Black America. Dans La Religion woke (2022), Jean-François Braunstein s’est penché à son tour, avec rigueur, sur les divers aspects de cette néo-religiosité intolérante, dangereuse pour les libertés.
Ayons le courage de continuer à considérer la couleur de peau comme négligeable ou anecdotique, et non comme l’indice d’une identité substantielle, d’une différence irréductible, d’une supériorité ou d’une infériorité fondée en nature ou en culture. C’est le premier geste de rupture que nous pouvons faire à l’âge identitaire dans lequel nous nous trouvons, où se rejoignent dangereusement les imaginaires respectivement racistes et néo-antiracistes. Le grand comédien étatsunien Morgan Freeman a parfaitement formulé l’impératif antiraciste non identitaire : « Ne vous adressez pas à moi comme à un Noir, et je ne vous parlerai pas comme à un Blanc. » Pour sortir du tunnel identitaire, il faut s’efforcer de se rendre indifférent à la couleur de peau. L’éthique antiraciste bien pensée doit commencer par cet acte de volonté, dont l’horizon est celui de l’universalisme républicain.
Nadia Geerts montre d’une façon convaincante que le wokisme, idéologie identitaire et relativiste, constitue une menace pesant sur la rationalité, sur l’égalité (qu’il chasse au profit de l’identité) et sur la liberté d’expression. Elle établit aussi, avec la rigueur requise, qu’il est une imposture, par le détournement et la corruption idéologique qu’il opère de la visée émancipatrice, cette belle invention de la pensée européenne moderne. Il illustre ainsi une trahison de l’esprit des Lumières.
Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS, est philosophe, politiste et historien des idées. Il a publié plus d’une cinquantaine d’ouvrages. Parmi ses derniers livres : L’Imposture postcoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020 ; L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autres fables, Paris, Hermann, 2021 ; Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, Saint-Martin-de-Londres, H & O éditions, 2022 ; Où va l’antiracisme ? Pour ou contre l’universalisme, préface d’Isabelle de Mecquenem, Paris, Hermann, 2023 ; Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023.
Source : https://decolonialisme.fr/le-wokisme-une-betise-enrubannee-ou-la-folie-dissimulee/