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Caisses de grève : pour quoi faire ?

dimanche 18 mars 2018, par Contribution

Les discussions autour de ce moyen de solidarité financière animent de nombreuses équipes syndicales, soucieuses de mobiliser plus et mieux les salarié.es. L’outil n’est pas neutre et mérite d’être interrogé comme d’être replacé dans des stratégies syndicales plus globales.

Comment « tenir » la grève ? Cette question, les derniers mouvements sociaux contre la loi travail l’ont crûment posé. De nombreux collectifs syndicaux cogitent et en débattent. C’est la perte d’argent qui arrive très vite sur la table : la précarité frappe ; les salaires ne suivent pas et les fins de mois sont de plus en plus difficiles à boucler ; celles et ceux qui ne vivent que de leur travail sont étranglé.es par les crédits (quand ils et elles en ont)… et tout ça représente un frein à l’action gréviste (en tout cas est vécu et verbalisé comme tel par de nombreuses et nombreux salarié.es).

Même s’il faut garder à l’esprit que lorsque la colère est là la grève s’impose même chez les plus précaires, et parfois dans la durée, on ne peut pas évacuer d’un revers de main le coût de la grève pour les salarié.es. Il est évident que ce dernier prend de plus en plus de place, encore plus dans un contexte de panne des stratégies syndicales. Concrètement c’est souvent autour de l’enjeu des caisses de grève que se structurent les discussions dans les équipes syndicales.
À tous niveaux.

À grève de proximité, solidarité de proximité

Au plan local, il s’agit de caisses de grève de proximité. Là où démarre une grève qui s’apprête à durer, un collectif de soutien ou le syndicat lance une collecte pour venir en aide aux grévistes. Lors des nombreuses grèves du nettoyage à Marseille en 2016, la CNT-SO y eu souvent recours. L’existence de sites de cagnottes en ligne rend de plus en plus incontournables ces appels à la solidarité, d’autant plus légitimes lorsqu’on connaît les salaires pratiqués dans le secteur du nettoyage par exemple. Il n’en sont pas pour autant sans écueils.

D’abord, la cagnotte en ligne est tributaire de la notoriété médiatique que peut revêtir une grève. Ainsi, les grévistes d’Onet ont pu bénéficier, entre autres, de plusieurs articles de presse et de l’exposition que leur a offert la blogueuse Emma – suivie par plus de 250 000 profils sur Facebook – avec un de ses récits dessinés. Résultat : près de 3000 participant.es ont versé plus de 65 000 euros à la caisse de grève du syndicat SUD-Rail Paris-Nord.

Dans la même séquence à peu près, les grévistes de l’Hôtel Holiday Inn de Place de Clichy ont tenu 111 jours. C’est énorme. Pourtant leur caisse de grève en ligne, lancée par la CNT-SO, n’affichait que 356 participant.es le 19 février… dix jours après la fin du conflit ! [1]

L’autre question que posent les caisses de grève numériques, c’est celle de l’expérience physique et matérielle de la solidarité. Heureusement les syndicalistes ont encore les pieds sur terre, mais il faut se garder d’un risque : celui de perdre de vue les démarches de sensibilisation en direction des habitant.es. Repas partagés dans les quartiers populaires (« soupes communistes » disait-on du temps de la CGT syndicaliste révolutionnaire), quête au drapeau sur les marchés, corbeilles circulant dans les ateliers et les services… autant de pratiques bien réelles à préserver et/ou à retrouver.

Outre s’assurer de l’ancrage d’un conflit, c’est aussi un moyen de « faire classe », d’exprimer le soutien de travailleuses et travailleurs à d’autres travailleuses et travailleurs.

Faire grève sans compter

Sur un plan plus global, il y a deux manières d’envisager une caisse de grève nationale.

Celle d’une structure assurant ces adhérent.es d’une sorte de « chèque gréviste », grâce à une part des cotisations dédiées. C’est ainsi que fonctionne la CFDT avec sa Caisse nationale d’action syndicale (CNAS, présentée sur le site de la centrale comme un « service »). Au deuxième jour de grève, chaque adhérent CFDT déclenche son droit à une indemnité de sept euros/heure (pour les salarié.es à temps plein). Le moins qu’on puisse dire c’est que cette démarche « assurantielle » interroge, individualisant le fait collectif qu’est toute grève (et qu’est censé être le syndicalisme par ailleurs…). On peut se dire que cette caisse doit être relativement riche à l’heure qu’il est… tant cette organisation fait l’économie de la grève. Comme quoi, assurer une solidarité financière n’est pas automatiquement un gage de combativité.

La part de la cotisation dédiée à cette caisse de solidarité peut aussi être un enjeu : combien de ressources du syndicat doivent y être réservées ? Parce que cela se fait forcément au détriment d’autres investissements collectifs. Ce qui n’est pas en soi un soucis, mais mérite d’être sérieusement réfléchi.

Dans certain cas, la caisse de grève nationale peut être aussi un moyen de contrôler une base remuante : ainsi au début du XXe siècle, la fédération du Livre de la jeune CGT, d’orientation « réformiste », tient une caisse nationale. Mais pour en bénéficier, et même faire grève, un syndicat adhérent doit obtenir l’accord de la fédération (voir à ce sujet le livre de Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, ouvriers et révolutionnaires face à la guerre, 1909-1914) !

Mais un autre aspect peut se manifester lors des mouvements d’ensemble. Le mouvement social à double-détente de 2016/2017 contre les lois travail et leur monde l’a illustré. Des caisses de grève nationales ont à cette occasion été mises en place dont le but était de soutenir les travailleuses et travailleurs engagé.es dans l’action.

Celle dont incontestablement on entendit le plus parler, constituée de dons, a été gérée par le syndicat Info’Com-CGT. Plus de 400 000 euros ont ainsi été redistribués à 35 structures représentantes de collectifs de grévistes. Et ce dans une grande transparence puisqu’une charte était soumise à signature qui encadrait la redistribution des sommes versées. Pour plusieurs centaines de grévistes, c’était éminemment appréciable.

Le bilan 2016 de cette caisse de grève nationale commençait par ces mots : « La solidarité financière, c’est le nerf du mouvement social ». On ne peut pas en rester là dans un mouvement social large. L’objectif affiché par plusieurs syndicats combatifs dans la bataille contre la loi Travail était de construire la grève générale. Dès lors, une caisse de grève peut apparaître comme une perspective… de substitution à l’action gréviste. Le risque étant, contre l’élargissement du mouvement, d’encourager la « grève par procuration », en « subventionnant », d’une certaine manière, les secteurs dits « bloquants » (transports, énergie, industries). Or c’est plutôt l’extension qui a la préférence des grévistes desdits secteurs « bloquants ».

Reste le cas de luttes sectorielles nationales inscrites dans la durée sans s’accompagner forcément d’un mouvement d’ensemble : comme pourrait l’être la grève cheminote dès le 3 avril (même si, bien sûr, on ne peut que souhaiter que la combativité s’étende à un maximum de secteurs professionnels !). Si un mouvement de solidarité réussit à s’exprimer, que des collectifs « d’usager.es solidaires » se mettent en place, la solidarité financière pourrait être un des moyens de soutenir concrètement la grève.

Quoi qu’il en soit, dès qu’on s’intéresse à la question des caisses de grève, on retombe de fait sur un débat plus large. Difficile en effet de déconnecter cet outil de l’ensemble des pratiques et des stratégies syndicales. C’est bien nos « modèles » de mobilisation, nos manières d’engager l’action collective qu’il faut interroger.

Une version de cet article a été publiée sous le titre « Pour ou contre les caisses de grève ? » dans le mensuel Alternative libertaire de mars 2018.


Tribune de Théo Roumier, syndicaliste et libertaire, parue sur son blog et reproduite avec son accord.