Federica Montseny, fait partie de ces icônes auxquelles "on ne touche pas", au prétexte qu’une partie de la vie de cette inamovible dirigeante s’est confondue avec celle de la CNT espagnole et en exil… Mais certaines archives, la publication des mémoires de García Oliver [1], le travail de Burnett Bolloten [2] ou la biographie que lui consacre Irene LOZANO [3] révèlent une image nettement moins "idéalisée" de "Madame la Ministre "…
Goût du pouvoir et fatuité…
– Archétypique d’un "libéralisme radicalisé". Issue de la petite-bourgeoisie pseudo-intellectualisée, adepte d’un anarchisme idéaliste et sans contenu de classe, comme le professaient certains "libéraux radicalisés" de la FAI, elle livrera ses premiers combats avec certaines difficultés, pour s’émanciper de sa famille de sang et d’idées (les Urales, Teresa Mañé et Juan Montseny, plus connu sous son pseudonyme de Federico Urales initiateurs de la Revista blanca [4]). Refusant de vivre à l’ombre d’un père, "pape de l’Anarchie", elle "réglera" le (son) problème en prenant sa place au sein la revue.
En août 1936, elle n’hésite cependant pas à défendre la "patrie" et la "nation", l’Espagne des ouvriers, des producteurs. Après avoir décliné ses qualités de membre du Comité régional de Catalogne et du Comité péninsulaire de la F.A.I, elle lance un vibrant :
" L’Espagne grande, l’Espagne productrice, l’Espagne vraiment rénovatrice, c’est nous qui la faisons : républicains, socialistes, communistes et anarchistes, quand nous travaillons à la sueur de notre front. "
Et d’affirmer dans le même discours :
"Nous sommes tous unis sur le front de la lutte ; unité sacrée, unité magnifique, qui a fait disparaître toutes les classes, tous les partis politiques, toutes les tendances qui nous séparaient avant. "
En 1937, Federico Urales adressera à la "compañera Federica Montseny", alors ministre, un courrier dans lequel il relèvera les deux défauts que même les adversaires de sa fille lui reprocheront : "goût du pouvoir et fatuité"… Il aurait pu ajouter : "mépris colonial".
En effet, le 31 août 1936, à propos de l’ennemi intérieur et d’un front antifasciste, elle n’hésite pas à parler des Maures comme "imposant la civilisation du fascio, non pas comme une civilisation chrétienne, mais comme une civilisation mauresque, des gens que nous sommes allés coloniser pour qu’ils viennent nous coloniser maintenant, avec des principes religieux et des idées politiques qu’ils veulent maintenir enracinés dans la conscience des Espagnols." [5]
– Collaborationniste gouvernementale. "Les anarchistes sont entrés au gouvernement pour empêcher que la Révolution déviât et pour la poursuivre au-delà de la guerre, et encore pour s’opposer à toute éventualité de tentative dictatoriale, d’où qu’elle vienne.", déclarait-elle le 3 janvier 1937.
Trois mois plus tard, Camillo Berneri [6] l’interpellera dans une lettre ouverte :
"L’heure est venue de se rendre compte si les anarchistes sont au gouvernement pour être les vestales d’un feu sur le point de s’éteindre, ou bien s’ils y sont désormais seulement pour servir de bonnet phrygien à des politiciens qui flirtent avec l’ennemi ou avec les forces de restauration de la " République de toutes les classes" . Le problème est posé par l’évidence d’une crise dépassant les hommes qui en sont les personnages représentatifs. Le dilemme : guerre ou révolution n’a plus de sens. Le seul dilemme est celui-ci : ou la victoire sur Franco grâce à la guerre révolutionnaire ou la défaite. Le problème pour toi et pour les autres camarades est de choisir entre le Versailles de Thiers et le Paris de la Commune, avant que Thiers et Bismarck ne fassent l’union sacrée. " [7]
Quelques uns, comme José PEIRATS [8], s’opposeront au sein de la CNT à son dogmatisme, convaincus qu’aussitôt intégrée à l’appareil d’État, l’organisation deviendrait leur pire ennemi. Ils seront expulsés sans pouvoir débattre. [9]. Mais l’histoire leur donnera raison.
Durant son exil, elle n’aura de cesse de se dépouiller des parures de ministre qu’elle endossa sans y avoir été contrainte et d’esquiver les "questions embarrassantes". Elle passera également sous silence ses manœuvres avec Diego Abad de Santillán [10] et Marianet [11] pour faire croire à Durruti qu’il était le seul à pouvoir sauver Madrid… [12]
Et si, dans un discours du 27 mai 1937, à propos de sa gestion comme ministre de la Santé, le mot avortement n’est aucunement prononcé et que rien ne peut en déduire une quelconque mesure en ce sens dans la loi adoptée en Catalogne en décembre 1936, dans les années 1970, elle s’attribuera sans vergogne le rôle majeur sur ce sujet…
– Permanente à la CNT et intrigante. Après la création d’un "Syndicat des professions libérales" à la CNT, qui regroupait les médecins, les avocats et les membres de professions dites intellectuelles [13], elle y fut, aux côtés de Germinal Esgleas, une permanente appointée, pendant les longues années d’exil. Entourée d’un "clan" composé de "puristes", verrouillant la CNT en exil avec son compagnon [14], elle jettera l’anathème sur les "hérétiques" qui tentaient de remonter une organisation digne de ce nom, mais dont les rangs se clairsemaient à force d’"excommunications" [15].
Depuis son QG du "4 Rue Belfort", siège toulousain du Secrétariat intercontinental de la CNT, la "Leona " [16] et son cercle rapproché faisaient la pluie et le beau temps. Et les rémunérations allouées à des permanents du "clan" subviendront alors, pour tout ou partie, à leur quotidien…
– Démagogue "jésuitique". Toute sa vie, et plus encore en exil, elle se chargera d’auto organiser l’image qu’elle souhaitait donner d’elle, de l’histoire, en prenant soin d’y nettoyer toute aspérité, de gommer toute incohérence et de réécrire ses heures sombres.
Dans "Témoignage d’une militante libertaire de la Révolution espagnole" (16 interviews réalisés en 1982 à consulter sur le site de la CNT-AIT [17]), ses réponses laissent pantois :
• Sur l’exemple de la Révolution espagnole, malgré les erreurs …"avec le recul et voyant la quantité d’erreurs commises, les choses qu’il aurait fallut faire, malgré tout, l’exemple que nous avons donné, de faire face au fascisme pendant trois ans, tout cela restera. Une gloire pour nous, le mouvement libertaire et pour l’antifascisme, une réalité que le peuple a vécu pendant 33 mois."
• À propos de son entrée au gouvernement et son opinion à postériori elle déclare alors "qu’on ne peut pas juger", "qu’il faut se placer dans le contexte de l’époque" ou "pour qu’une révolution réussisse, il faut que tout le monde l’accepte et se sente dans cette révolution". S’esquivant, on ne saura rien de son avis… idem à propos des "Mujeres Libres" ou de "Mai 37"…
• Sur l’avenir de la Révolution, qu’elle compare à "un saut dans le vide ", mis à part le constat que "c’est à force de sauter et de se casser les reins qu’on avance", l’éminente théoricienne anarchiste n’en dira pas plus que ce qu’elle écrivait dans un numéro du journal Espoir [18] :
" La révolution espagnole n’a eu ni un Robespierre, ni un Danton, ni un Lénine. Mais elle possédait cette qualité inestimable : une génération formée dans la lutte, nourrie de projets révolutionnaires. Nous croyions que nous pouvions changer le monde, parce que nous étions jeunes et enthousiastes, et parce que nous avions la force du nombre "
En ces temps de "Mémoire" et pour éviter de flirter avec la béatitude ou la réécriture, il peut être utile, voire nécessaire, de s’interroger comme le fait Tomás Ibáñez [19] :
"Pour beaucoup de compagnons, récupérer la mémoire historique des luttes, et tout particulièrement celle de l’organisation anarcho-syndicaliste, représente un travail positif pour affronter le présent. Ce dont ils ne se rendent pas compte, c’est de l’effet castrateur que produit cette mémoire. En effet, lorsque récupérer la mémoire historique signifie récupérer les sigles, les symboles, les congrès, etc., c’est une véritable régression que l’on effectue. Récupérer la mémoire avec ses tonalités d’époque comme si le temps s’était figé, c’est se transporter à ce moment-là et c’est aussi concevoir le futur comme une manière de revivre le passé, comme une renaissance qui reproduira l’âge d’or." [20]
Pour toutes ces raisons, je ne rendrai pas hommage à la "camarade Federica"…