Deux publications récentes nous permettent de (re) découvrir Mera :
Guerre, exil et prison d’un anarcho-syndicaliste
Dans son auto-biographie, Cipriano Mera [1], nous dit sa guerre et témoignage de façon simple et concise sur la participation des unités de la CNT dans un des secteurs géographiques les plus chauds de la guerre civile : la zone du centre de l’Espagne. Il nous raconte son expérience sans ambages ni circonlocutions, par le vif. Sans éluder certains aspects doctrinairement discutables, comme la militarisation des milices, il assume l’entière responsabilité de son intervention. Il ne passe rien sous silence et évite les justifications a posteriori.
Cipriano Mera Sanz / 1897-1975 / De la guerre à l’exil
Cette biographie inédite [2] nous montre une figure emblématique et injustement oubliée du prolétariat révolutionnaire madrilène, maçon devenu général de l’armée populaire, au cœur d’un événement politique majeur du XXe siècle : la guerre civile espagnole. Comme Durruti, Cipriano Mera s’engage à fond dans la guerre de classes qui ravage l’Espagne. Comme Durruti, il a connu les cachots de la dictature de Primo de Rivera, puis ceux de la République. Cependant, à la différence du martyr fauché en pleine gloire en novembre 1936, Cipriano Mera gardera les armes à la main jusqu’en mars 1939, et bien au-delà…
Mais le dernier chapitre, "épilogue", n’aborde que brièvement la mise au ban de Mera suite aux tristes manœuvres de la "sainte famille" Esgleas-Montseny qui, dans les années 60, par ses politiques de normalisation, d’immobilisme habillé de démagogie puriste, favorisa clairement la passivité en faveur d’une évolution politique lente de prétendues forces politiques "progressistes et vaguement antifranquistes" [3].
Opposé à cette passivité, Mera sera désormais le "mouton noir" à écarter et la sainte famille usera de toutes moyens pour le discréditer, mettant en cause son honnêteté et l’accusant notamment de détournement de fonds de la DI.
La charge contre Mera fut violente, méthodique et assurément dogmatique. Affecté mais combatif, il résistera aux comportements nauséabonds et dans une lettre, il réfuta les accusations d’Esgleas et de Llansola, secrétaire de coordination du SI :
"J’accuse Germinal Esgleas, pour les raisons suivantes :"
– PREMIÈREMENT : avoir sciemment accepté le poste qu’il occupe aujourd’hui, en dépit du fait que le Congrès qui l’a nommé ait approuvé la gestion de la section D.I, dont il avait démissionné parce qu’il était contre cette gestion, et qu’il a sabotée, comme mission qu’on lui avait déléguée, dès le départ du dedans et du dehors.
– DEUXIÈMEMENT : Être responsable de la plupart des problèmes qui ont empêché la coordination normale des activités au sein de la Défense intérieure et à cause de son objectif de torpiller son fonctionnement, comme en témoigne le fait de sa démission quelques mois avant la Congrès confédéral, où il savait qu’il devait être présenté comme candidat au poste de secrétaire général. C’est ce qui se dégage de l’analyse de ce que fut sa conduite pour respecter l’engagement pris lorsqu’il était à la D.I.
– TROISIÈMEMENT : En raison de son attitude opposée à toutes les normes organiques de l’éthique libertaire, et de ses manœuvres bolcheviques depuis son poste de secrétaire général, lequel lui a servi, durant son mandat, à empêcher que le problème soit présenté dans les règles à la Défense intérieure, afin d’y être examiné et résolu au profit du Mouvement libertaire, et par respect pour le poste qu’il occupe dans la CNT.
– QUATRIÈMEMENT : Étant donné qu’il est le plus grand responsable de la paralysie totale des accords de 1961 (unification des deux tendances de la CNT en exil) en matière de lutte clandestine, car il n’a pas répondu à notre dénonciation présentée à la Commission de Défense intérieure, en dépit du fait que lors de cette réunion incomplète de confrontation (11 avril 1964) nous ayons étayé notre accusation. Cela entrainait que ce cas soit posé à l’Organisation pour qu’elle le solutionne, puisqu’il était hors de toute éthique libertaire que les individus accusés résolvent eux-mêmes cette situation délicate.
– CINQUIÈMEMENT : Vu qu’il est complice de détournement de fonds (Pro-Espagne) qui sont le patrimoine de l’Organisation et du mouvement libertaire, car en tant que représentant de la CNT, comme secrétaire général, il a autorisé que les moyens financiers de ce fonds soient consacrés à des activités autres que celles pour lesquelles ils ont été recueillis, depuis l’entrée en vigueur des accords et des motions de 1961, paralysés dans la gestion actuelle.
"J’accuse Vicente Llansola :"
– PREMIÈREMENT : Pour les mêmes cinq premières raisons que pour Germinal Esgleas.
– DEUXIÈMEMENT : Pour avoir bafoué les résolutions du Comité de Défense intérieure en présentant sa démission, posant un grave problème d’irresponsabilité militante, vu qu’il s’agit d’une mission capitale.
– TROISIÈMEMENT : Pour irresponsabilité lors de cette mission capitale, puisqu’il l’avait volontairement choisie et pour détournement de fonds dans cette mission capitale, non réalisée. [...]
- Paris, 11 septembre 1964 -
… mais la rude bataille menée conjointement avec Octavio Alberola [4], pour incriminer ceux qui, au sein du DI, l’avaient systématiquement paralysée, eut si peu d’effet sur des délégués sous contrôle que Germinal Esgleas et Vicente Llansola se virent confirmés à leurs postes de secrétaire général et de secrétaire à la coordination.
Mera est mis à l’index d’une CNT qui tombe aux mains du clan.
Federica Montseny [5] comme son compagnon Germinal Esgleas et d’autres "familles" (dont les "arrancanos" [6] de Paris, Toulouse ou Bordeaux), occuperont alors de nombreux postes de permanents-rétribués au sein d’une mini-bureaucratie, que sécréta pendant longtemps l’exil "cénétiste"… Verrouillé, l’appareil pouvait prendre sa revanche sur les trublions activistes. Une authentique chasse aux sorcières fut ouverte, qui débarrassa la maison confédérale et ses dépendances de toute "impureté critique". "L’ordre régna" alors "Rue Belfort" [7].
Grâce à sa besogne inlassable, Esgleas réussit même à éviter les accusations de Mera et l’année suivante condamna un accord public entre des phalangistes et des cénétistes pour une sorte de "syndicalisme franquiste"… [8]
"Ma plus grande victoire a été la truelle… "
Cipriano Mera continua de travailler comme maçon. En 1968, avec d’autres cénétistes, il mettra en place les Groupes de présence confédérale et libertaire afin d’éviter les dérives idéologiques et de tirer la CNT de l’immobilisme. En 1969, il prend sa retraite. L’année suivante, il est exclu de la CNT. Les orthodoxes on gagné ! Il meurt le 24 octobre 1975, à peine un mois avant Franco…
Une partie de ceux qui crachèrent sur lui de son vivant (au nom de "l’anarcho-syndicalisme), vinrent (pour la photo) à ses funérailles, au cours desquelles, son compagnon Francisco Olaya Morales lui rendit hommage en une belle phrase résumant son action émancipatrice, en forme d’épitaphe : "Il mourut comme il avait vécu : en construisant des édifices que d’autres se consacraient à détruire"