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Américo Nunes
mardi 6 février 2024, par ,
« Tout finit par mourir excepté la conscience qui témoigne pour la vie. »
René Char, La Provence point Oméga.
Il avait le goût sûr, Américo. En matière littéraire et poétique, d’abord. Je me souviens d’une de nos premières rencontres dans un bistrot de la parisienne rue Saint-André-des-Arts, coin Saint-Séverin, le « Café Latin », où les serveurs l’appelaient « Comandante ». Il y avait ses aises, le Comandante, et presque une table attitrée. Le « Latin », c’était comme son salon. Il y recevait. Ce jour, la conversation avait porté sur René Char. En y cherchant autre chose, j’avais tiré de ma besace et posé sur la table les Feuillets d’Hypnos. Américo prit le livre et, sans l’ouvrir, se mit à réciter une de ses notations – la 100e – d’une voix assurée : « Nous devons surmonter notre rage et notre dégoût, nous devons les faire partager, afin d’élever et d’élargir notre action comme notre morale. » L’embranchement était trouvé : « Personne ne comprend rien à René Char dans nos milieux. On le dit trop obscur, comme si, nous, nous étions clairs, comme s’il fallait être clair, comme si sa manière de raconter sa Résistance, celle que, lui, avait réellement faite, avec hauteur, questionnement et détermination, n’était pas la seule qui convienne. Il suffit de comparer avec d’autres pour comprendre que Char fut la conscience qui témoignait pour la vie. » Puis il se tut, Américo, but une gorgée de café et posa sur moi un regard d’affection : « C’est bien de lire René Char. »
« Nos milieux », pour lui, recouvraient un territoire de minoritaires de diverses écoles – assez vaste en nuances – se situant dans une sorte de galaxie anti-autoritaire allant des anarchistes chassés de la Première Internationale par son Conseil général, sous influence de Marx, aux « gauchistes » de la Troisième, dénoncés comme tels, par Lénine, grand contempteur de conseillistes et d’esprits « antiparti ». Cette galaxie, dont Américo était une sorte d’entomologiste mi-amusé mi-consterné, englobait, sous le terme de « gauches communistes » – il détestait l’appellation médiatico-policière d’ « ultragauche » –, tout ce qui, à ses yeux, et bien ou mal, avait contribué à maintenir vivants, contre tous les fossoyeurs de révolution, l’esprit d’utopie et la force critique de la subversion. Se définissant lui-même, toujours en souriant, comme « marxo-bakouninien », son inclinaison la plus profonde était triple : poétique, marxienne et anarchiste. Et tout ensemble, de quoi énerver les orthodoxes de toute chapelle.
Notre première rencontre eut lieu en 2010, à l’occasion de la réédition, chez Ab irato, de son formidable livre Les Révolutions du Mexique, originellement paru en 1975 chez Flammarion – et que prolongera, en 2019, une précieuse étude sur une des figures de prédilection d’Américo, Ricardo Flores Magón [1]. C’était à l’occasion d’une fête du livre de printemps des Éditions CNT-RP, rue des Vignoles. Il avait apprécié la recension de son livre que j’avais publié dans une « revue des livres » du bulletin À contretemps, alors édité sous forme papier. Quelque chose s’est tissé là de fort, dans le clair-obscur de l’impasse des Vignoles, comme un désir partagé de rattraper le temps perdu. Car Américo, qui avait ses réseaux d’informateurs, savait sur moi des choses assez précises, par exemple que j’avais été étudiant en histoire à Paris 7 (Jussieu) à l’époque où lui-même y enseignait déjà et que j’avais produit, sous la direction de Pierre Ansart, un mémoire de maîtrise sur le conflit théorique au sein de la Première Internationale, que, de surcroît, il avait lu (et apprécié). De même il savait, par son ami Robert Paris (1937-2020), que je l’avais sollicité pour travailler à un dossier consacré à Malatesta
et à un numéro d’À contretemps sur Prudhommeaux. Et puis, me dit-il, nos hétérodoxies sont objectivement convergentes », ce qui me fit objectivement rire.
Rattraper le temps perdu, pour Américo, c’était relativement facile. Il suffisait de le vouloir. Retraité de l’enseignement, il en avait plus que moi, du temps, toujours pris que j’étais par diverses occupations. C’est le mauvais sort qui nous aida quand, victime d’un accident cérébral, l’ami Robert Paris fut hospitalisé et que nos dimanches furent consacrés à aller lui rendre visite dans divers lieux de désolation dont Américo et moi sortions franchement abattus. Enfin, pas toujours, car, même si le malheur est ce qu’il est – et il l’était quand on avait connu Robert du temps de sa splendeur –, il arriva que nous éclatâmes de rire quand, perdus que nous étions, lui et moi, à discuter d’un détail d’histoire sociale concernant la date d’une énième scission au sein d’un groupe anarcho-communiste ou conseilliste infinitésimal, nous en avancions enfin une… et que Robert, tapant sur la table, mais incapable d’articuler autre chose qu’un « non » catégorique et définitif, nous toisait du regard.
Au sortir de nos visites hospitalières dominicales, et pour nous remettre de nos émotions, le premier bistrot faisait l’affaire. De là naquit une sorte de cérémonial : nous voir, à dates à peu près régulières, au « Latin » ou à « La Barrique », pour laisser libre cours à nos échanges sur l’actualité, le cours désastreux du monde, la poésie, l’utopie, la révolution, nos vies réciproques… Américo était un homme de l’oralité, un conteur né et un empêcheur de penser en rond ou au carré. Bien sûr, il nous arrivait, d’une rencontre à l’autre, de nous répéter, mais avec le même plaisir.
J’ai toujours pensé que ces rencontres, ces échanges, relevaient d’une sorte de privilège qui m’était accordé. De plus de dix ans mon aîné, Américo avait baroudé, depuis le Mozambique, colonie portugaise, où il était né jusqu’à ce 10e arrondissement de Paris où il habitait, rue des Vinaigriers, à deux pas du canal Saint-Martin, dans le souvenir cinéphilique enchanté d’Hôtel du Nord de Carné, de la voix gouailleuse d’Arletty, du quai de Jemmapes et de la passerelle de la Grange-aux-Belles. La « clarté première » de Paris, il l’avait éprouvée, pour la première fois le 4 juillet 1961, à vingt-deux ans, quand, fuyant la dictature salazariste et ses sales guerres coloniales, elle avait guidé ses pas perdus dans ladite « Ville-Lumière », cette garce qui, déjà, traitait si mal ses « étrangers ». En 1962, dès son indépendance conquise, c’est Alger, supposée capitale des révolutions, qui l’attira comme un aimant. Il y fut « pied rouge », travailla pour l’agence cubaine « Prensa Latina » et y connut et fréquenta un Guevara déjà mal vu par le castrisme institutionnel, mais en passe de devenir le mythique « Che ». Paris, il le retrouva à l’automne 1965, dans le brouillard et la dèche, vivant de petits boulots, sans autres papiers qu’une carte de séjour renouvelable tous les trois, puis six, puis douze mois. Ratant de peu un séjour en Chine Pop., où il devait embaucher à Pékin Information pour son édition en langue portugaise, il n’aura pas l’avantage ou l’inconvénient d’assister de visu à la Grande Révolution culturelle, ce « point d’explosion de l’idéologie en Chine » – comme la caractérisa, dans son numéro 11, d’octobre 1967 – la sagace revue Internationale situationniste. En revanche, il ne rata pas Mai-68 où il fut de tous les rendez-vous importants, notamment celui du Comité d’action étudiants-travailleurs de Censier, expérience radicale s’il en fut, qu’il vécut, en contrepoint de son « tiers-mondisme » de jeunesse dont il avait fait le tour, comme l’expression enfin réalisée d’une utopie longtemps rêvée. Il était alors proche de la mouvance informelle de « La Vieille Taupe », qu’il quitta avec fracas, c’est-à-dire publiquement, avec ses amis Jacques Baynac et Pierre Arène, aux premiers signes de déviation délirante du déjà tordu Pierre Guillaume. Sans regret, d’ailleurs, au vue de la dérive négationniste ultérieure du personnage et de quelques-uns de ses passe-plats ou porte-copies.
De tout cela, il était certes question lors de nos rencontres, dans le désordre assumé de nos mémoires, mais pas seulement. Car Américo relevait de cette catégorie d’homme qui ne laisse pas le temps figer l’expérience, la muséifier. Comme Char, encore, il pensait que « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » et que, si nous sommes « voués à n’être que des débuts de vérités », encore fallait-il que celles-ci soient toujours mises à l’épreuve de la praxis. Praxis, c’était indubitablement un de ses mots fétiches. Dans sa bouche, il sonnait comme l’expression d’une transcendance, comme ce qui cesse d’interpréter pour transformer. En cela, il était indubitablement « marxien » ; les onze thèses sur Feuerbach, il les connaissait par cœur. Mais, pour « le faire », pour « l’agir » lui-même, c’est à l’impétueuse fougue de Bakounine, cet errant des révolutions en devenir, qu’il se référait, beaucoup plus inspirant alors que le notateur du British Museum.
Je me souviens qu’il a beaucoup souffert, pendant l’explosion jaune de l’hiver 2018-2019, de ne pouvoir en être parce qu’il traînait trop la patte et que son cœur battait exagérément la chamade pour l’éprouver inconsidérément. « C’est moche de vieillir, disait-il, quand on n’est même plus une pièce rapportée. » Nos conversations prirent alors, souvent par téléphone, une autre dimension. Américo suivait le mouvement comme il pouvait, un peu à tâtons dans le flux télévisuel des images du pouvoir. Sachant ma participation assidue aux manifs parisiennes du samedi, il m’instaura donc témoin de prédilection. C’était un peu comme si j’allais au rapport. Le plus curieux, c’est qu’il sentit assez vite la singularité de ce mouvement et ce qui, dans sa dynamique propre, ferait histoire, et belle histoire : son refus des représentants, son horizontalité, sa perception instinctive de l’utilité de l’action directe. « Et t’as croisé des camarades ? », m’interrogeait-il systématiquement, ce à quoi, au vu des pudeurs desdits camarades vis-à-vis de ce mouvement difficilement identifiable, je répondais souvent que non. « Mais ils sont cons, me répondait-il, il faut en être. Quelque chose s’y joue d’essentiel. » C’est sans doute pour quoi il avait apprécié mon texte « Misère de la théorie en temps d’émeute », que j’avais précédé, en pensant à lui, d’une phrase de l’historien Guy Dhoquois, qui fut mon enseignant et son ami. Elle disait : « Grise est la théorie, verte est l’ombre illuminée de la vie. »
L’ombre illuminée de la vie, Américo l’a cherchée partout, dans le passage des jours, dans les amitiés qu’il semait, dans les combats qu’il épousa, dans les livres qu’il dévorait, dans les films qu’il voyait, dans cette constante affirmation que l’esprit d’utopie devait être sans cesse cultivé. Sur ce plan, comme sur beaucoup d’autres, il était radicalement du côté de Miguel Abensour, un autre de ses amis, qui voyait dans l’utopie la forme même de la politique et le lieu par excellence de l’émancipation. Une utopie qui fasse lien indissoluble avec la démocratie la plus directe comme seule possibilité de rompre avec la malédiction du pouvoir lorsqu’il est celui qu’exerce un homme sur un autre homme, et non pas la puissance de l’agir en commun de ceux d’en bas. Penser l’utopie, pour Abensour comme pour Américo, c’était d’emblée considérer comme juste, possible et souhaitable la possibilité d’une politique qui se manifeste par le refus pur et simple de toute domination. Le contraire d’un totalitarisme, donc, comme le susurraient tous les furétistes d’un temps funeste où, convertis au néo-libéralisme, les ex-staliniens qu’ils avaient souvent été se refaisaient une virginité universitaire dans le dépassement du même.
Le samedi 20 janvier dernier, en fin de matinée, j’ai entendu pour la dernière fois la voix d’Américo. Elle était à la fois faible et combative. Nous avons parlé de l’état d’avancement du travail sur son dernier manuscrit et convenu d’un calendrier. Pourtant, j’ai senti en moi comme un malaise que confirma cette phrase murmurée, la dernière que j’entendrai de lui : « Je suis rassuré de savoir que les choses avancent. » Il est sûr qu’il ne pouvait pas douter des engagements que j’avais pris à son égard, ni que je les tiendrai. Parce que je le lui dois. Alors j’ai pensé à cette phrase de Beckett : « Il faut dire les mots tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange fuite, il faut continuer. »
Le potlatch, c’est la restitution d’un privilège. L’ami est mort rassuré, j’espère, à peine quelques heures après.
¡ Salud, compañero !
Freddy GOMEZ
[1] Américo Nunes, Ricardo Flores Magón : une utopie libertaire dans les Révolutions du Mexique, Ab irato, 2019. On peut se reporter à ma recension de cet ouvrage : « Ricardo Flores Magón, le rêveur en éveil ».