Accueil > Réflexions > La non-mixité en question

La non-mixité en question

samedi 19 décembre 2020, par Contribution

Être en lutte ou être lutte  ?

La non-mixité est une proposition politique née dans certains courants du féminisme.
Il s’agit, dans un paradoxe qui pose déjà question en lui-même, de s’organiser entre soi sur la base d’une catégorisation à laquelle on est censé s’opposer. S’organiser « entre femmes » serait par exemple la solution pour s’opposer aux formes de domination liées à la séparation des genres, alors qu’on contribue ainsi à l’instituer. La généralisation de lectures identitaires étend de nos jours son acception à toutes formes d’identité qui chacune justifierait sa forme d’organisation non- mixte dans une optique de différentiation et de séparation.
Cette proposition politique pourrait être vue comme une dégénérescence de la pratique de l’auto-organisation, qui, dans un contexte de lutte (dont la non-mixité n’aurait pas besoin puisqu’elle fait lutte en soi et pour soi), propose le refus de l’organisation de la lutte par d’autres que ceux qui la mènent. D’ailleurs c’est parfois toute l’histoire des luttes des dernières décennies et de leur recherche d’autonomie qui se retrouve réduite au prisme de cette lecture. Quand les uns ou les autres s’organisent en collectif de manière autonome, certains parlent alors de « non-mixité ouvriers », de « non- mixité chômeurs », voire de « non-mixité squatters » et on naît « premier concerné » avant même d’avoir l’idée de se révolter ou de lutter.

On pourrait plutôt considérer, à l’inverse, qu’alors que certaines luttes sont menées par des collectifs de personnes qui partagent un sort ou une identité commune de fait, elles ne sont pas menées pour autant dans la perspective politique de la non-mixité. Que dire des Mujeres Libres [1], qui en réponse à l’exclusion machiste des hommes révolutionnaires espagnols firent le choix de s’organiser entre femmes dans les années 30 ? Pourquoi n’ont elles jamais théorisé et politisé la « non-mixité » de leur forme d’association ? Parce qu’il s’agissait d’une forme d’association pragmatique ponctuelle dans une révolution et non d’une proposition politique post-moderne contre des révolutionnaires. Sans n’est pas de- venu contre, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas cherché la liberté dans une essence « féminine » contre une essence « masculine », mais à devenir libre en participant à la révolution malgré « les hommes ».
En tant que quoi se met-on en lutte ? Cette question, qui se pose aussi bien en 1936 que de nos jours se retrouve en apparence résolue, et en tous les cas close, par les promoteurs et promotrices de la non-mixité, comme une évidence. Une simplification plutôt brutale à laquelle des gymnastes-idéologues combinent à loisir d’autres fausses complexités comme l’intersectionnalité ou la théorie des privilèges. Mais la question d’interroger d’où on part est une chose, celle de déterminer où on va est au moins aussi importante. On peut choisir par exemple d’aller vers la séparation et l’exclusion ou au contraire, à partir de situations particulières, de chercher ce qui est partageable. Ainsi, on doit faire la différence entre une non-mixité dite et pensée comme telle, et une forme d’homogénéité de fait et ponctuelle, répondant à des circonstances particulières, qui ne se politiserait pas en tant que non-mixité et resterait donc potentiellement rejoignable. Pourtant, dans la plupart des pratiques actuelles de la non-mixité le point de départ et le point d’arrivée semblent intimement liés. On se réunit entre femmes, parce que, comme on est des femmes, « les hommes » ne nous laissent pas parler, et entre femmes, on va pouvoir parler... du fait que « les hommes » ne nous laissent pas parler : la boucle est bouclée. Le problème posé par « les hommes » ne sera pas réglé avec « les hommes ». Il créera éventuellement de nouveaux problèmes posé par « les femmes » aux « hommes » que « les femmes » ne pourront pas participer à régler, et ainsi de suite. Comme si la parole se libérait automatiquement dès l’instant où l’on ne parlerait qu’à des personnes ayant des stigmates identiques aux nôtres, et qui conséquemment vivraient les mêmes choses. Comme si, dans ce cas, les enjeux de pouvoirs allaient disparaître magiquement, ou du moins comme si l’on pouvait mathématiquement soustraire des dominations en soustrayant des « dominants » qu’on laisserait hors de la discussion, sur le pas de la porte.
L’auto-organisation, parce qu’elle se définit comme refus de la gestion de la lutte par des partis, syndicats, ou toute autre forme instituée extérieure, permet d’instaurer une conflictualité de fait contre des pratiques politiques, alors que c’est contre des personnes, considérées pour ce qu’elles sont comme d’une essence différentes, que la non-mixité pose une hostilité a priori. Le rapport à l’extériorité change, tout comme la manière dont on peut concevoir le cadre de l’intervention.
La non- mixité partage alors le monde et assigne ceux qu’elle réunit autant que ceux qu’elle exclut. Pourquoi n’y voit-on pas une pratique qui promet l’exercice d’un pouvoir discriminant fondamental ? Au nom de quoi d’autre sinon pourrait-on décider de qui peut parler de quoi avec qui, de qui peut se trouver à quel endroit ? Si l’auto-organisation est une méthode (sans d’ailleurs présumer de l’intérêt ou pas de ce qu’elle produit), la non-mixité est une fin en soi, elle suffit à faire lutte et à démontrer à la fois sa nécessité et sa pertinence.
Si la non-mixité s’offre parfois comme solution gestionnaire au maintien de l’ordre, à la paix carcérale, à la bonne morale des écoles, au management en entreprise, ou à la propreté des toilettes publiques, la défense politique et la mise en place de la non-mixité a lieu en majeure partie dans les milieux militants, radicaux et révolutionnaires, qui devient de fait l’unique champs d’intervention réellement proposé.
Une ligne de démarcation est ainsi tracée, enfermant d’une part des victimes et de l’autre des coupables a minima, voire des bourreaux, imposant à chacun à la fois une identité et un rôle dont il ne veut pas forcément (peut-être même ne veut-il pas d’identité du tout).

C’est de cette proposition politique qui s’impose comme une évidence alors qu’elle a une histoire, des présupposés et des conséquences globalement impensés qu’il est utile de vouloir discuter, en s’appuyant sur diverses expériences de lutte pour comprendre ses différences fondamentales avec l’auto-organisation, sans pour autant faire l’éloge aveugle de cette dernière qui est peut-être une condition nécessaire, mais certainement jamais suffisante, de l’intérêt, de la force et de la portée d’une lutte révolutionnaire. Essayer de cerner ce qui oppose réellement l’auto-organisation et la non-mixité, alors même que cette dernière se revendique parfois de la première.


Réflexion, éditée par Ravage Editions en collaboration avec le groupe de lecture de la bibliothèque révolutionnaire Les Fleurs Arctiques à Paris publiéé en septembre 2017, et toujours d’actualité…-https://lesfleursarctiques.noblogs.org/-


[1Mujeres Libres est la première organisation féministe autonome prolétarienne en Espagne. Son but est de mettre fin au « triple esclavage des femmes : l’ignorance, le capital et les hommes ». Si quelques-unes des fondatrices exercent des professions libérales, la vaste majorité de ses membres sont issues des classes ouvrières. Les femmes de Mujeres Libres visent à la fois à surmonter les obstacles de l’ignorance et de l’inexpérience qui les empêchent de participer en tant qu’égales à la lutte pour une société meilleure, et à combattre la domination des hommes au sein même du mouvement libertaire.