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Sur le décès de Jacques Gernet (1921-2018)
L’histoire comme histoire de relations sociales fétichistes
dimanche 27 mai 2018, par
Le sinologue Jacques Gernet qui s’est inscrit dans le courant de l’anthropologie historique, fils par ailleurs de l’anthropologue de la Grèce antique Louis Gernet (voir Anthropologie de la Grèce antique [1] ), et maître de Jean-Pierre Vernant [2], est mort le 3 mars 2018 à Vannes.
Pour la critique de la valeur [3], il est assurément un rocher solide sur lequel puiser encore et encore de précieux matériaux théoriques pour penser l’histoire comme l’« histoire des rapports sociaux fétichistes » (Robert Kurz). En 1964, il rédigeait de manière conjointe avec Jean-Pierre Vernant, l’article « L’Évolution des idées en Chine et en Grèce, du VIe au IIe siècle avant notre ère ».
Ce qui constitue la particularité de la détermination de la forme capitaliste peut toujours être rendu particulièrement clair par sa confrontation avec les logiques d’autres sociétés, pour la plupart prémodernes. Jacques Gernet écrit dans cet essai sur la Chine ancienne publié conjointement avec Jean-Pierre Vernant :
Lorsque le premier empereur de la Chine unifie toutes les mesures du nouvel empire, en 221 avant notre ère, on doit se garder de ne voir là qu’un acte positif qui s’explique par des besoins pratiques d’administration. En effet, cette idée puissante et, de notre point de vue, irrationnelle apparaît également en filigrane : c’est le génie propre de l’empereur, sa vertu particulière qui ainsi diffusée dans le monde et qui vient l’ordonner. L’unification des mesures comporte donc aussi des aspects rituels et religieux sans lesquels cet acte administratif aurait sûrement perdu l’essentiel de sa signification et de son efficacité. »
Ainsi, alors que dans la modernité la rationalité elle-même est l’élément essentiel de la rationalisation et devient ainsi son propre but - une fin en soi - elle est, dans cet exemple, intégrée dans les institutions sociales et les mondes imaginaires préexistants.
Ce phénomène se reflète également dans la vision des actions des dirigeants politiques. En raison des spécificités de la philosophie contemporaine, Gernet écrit :
L’ordre ne peut être le résultat de l’intervention extérieure d’une puissance de commandement, ni d’une répartition autoritaire des fonctions et des pouvoirs, ni d’un équilibre sanctionné par une convention entre des forces antagonistes. En un mot, il ne peut relever de l’arbitraire. L’action du souverain s’apparente à celui du cultivateur, qui se borne à favoriser la pousse des plantes, mais n’intervient nullement dans le processus de germination et de croissance. Le souverain agit selon l’ordre du Ciel (t’ien) et s’identifie à lui. »
L’action du dirigeant peut donc, de même que l’action implicite de l’agriculteur, ne pas être caractérisée comme un exercice rationnel du pouvoir. D’une part, cela remet en question la vision de l’histoire comme histoire des luttes de classe (voir Robert Kurz : « Subjektlose Herrschaft » [Domination sans sujet]) et renforce le soupçon qu’il pourrait plutôt s’agir d’une histoire de relations fétichistes.
En même temps, cependant, il montre aussi que cette relation fétiche antique diffère de sa logique fonctionnelle en ce que le fétiche impose les actions dans un système social-philosophique et religieux fixe. Dans la modernité, et ce serait la différence, ce sont les actes fétichisés eux-mêmes qui établissent la matrice d’action et déterminent sa dynamique.
Clément Homs
Biographie et bibliographie de Jacques Gernet