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Dada trahi par l’anthropométrie
mercredi 13 décembre 2017, par
Exposer Dada et ses influences extra-occidentales à de quoi réjouir. Mais lorsque l’anthropométrie occidentale s’y invite, l’intérêt n’est plus au rendez-vous.
L’initiative du musée de l’Orangerie à Paris de donner à voir et à comprendre les relations que Dada eut avec des objets classiques africains, de son émergence en 1916 jusqu’à sa dissolution 10 ans plus tard, est tout à fait louable [1]. L’invitation nous conduit des travaux de Hanna Höch, Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp ou Marcel Janco à des masques Makondé ou des statues Hemba, des poèmes phonétiques d’Hugo Ball, vers une proue de pirogue de guerre maoride, Tristan Tzara, Raoul Haussmann, Man Ray, Picabia ou des "fétiches primitifs"…
Mais cette exposition, inaugurée en 2016 au Rietberg Museum de Zurich dans le cadre du centenaire de Dada, irritera ceux qui saluent en ce mouvement l’explosion libre qui, à grands renforts de polémiques, de scandales et de dérisions, voulait faire une tabula rasa de toute la culture bourgeoise occidentale. En prônant "l’anti-art", ils rejetaient l’art en tant que champ séparé ou en tant que spécialité, l’art considéré comme une forme d’oppression, la séparation entre la vie et l’art ou l’existence même de l’art. Cela, les commissaires de l’exposition n’y ont pas porté attention.
Artistes inconnus…
Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les cartels accompagnant les pièces provenant d’Afrique, d’Océanie ou d’Amérique où figurent la mention "Artiste inconnu "…
Cet étiquetage, héritage de l’administration de la preuve, chère à la muséographie du XIXè siècle, traite les activités et les productions humaines, dont les objets relevant de l’ethnographie, selon les grilles propres aux théories scientifiques et industrielles où tout doit être normé pour être comparé ou comparable. La culture occidentale, imposant son ordre dans toutes choses, applique ainsi les mesures de l’anthropométrie aux créations humaines de tous ordres, y compris celles relevant de la pratique de rites. Un objet doit alors avoir un auteur, un artiste, une référence identifiée afin de le situer et d’en induire des lois, des chronologies, des principes scientifiques ou coloniaux [2].
C’est tout ce que dénonçait Dada qui, dans le manifeste du 14 juillet 1916, signé par Hugo Ball, annonçait que :
Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est terriblement simple. En français cela signifie "cheval de bois ". En allemand "va te faire, au revoir, à la prochaine". En roumain "oui en effet, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe", etc. C’est un mot international. Seulement un mot et ce mot comme mouvement.
Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. Dada c’est le meilleur savon au lait de lys du monde.
Je voulais laisser tomber le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme les pièces de monnaies usées par des marchands. Je veux le mot là où il s’arrête et là où il commence. Dada, c’est le coeur des mots. [3]
" nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses "
On ne pouvait être plus explicite, mais le musée de l’Orangerie n’y a porté aucune attention, pas plus que le Centre Pompidou qui, entre octobre 2005 et janvier 2006, avait "mis en boîte" les multiples expressions de Dada en cédant aux lois du parcours muséographique fléché.
La présentation des images "excluait" l’esprit de la révolte de ce mouvement. Dans des salles normées et silencieuses, le "client/visiteur" déambulait alors d’accrochage en accrochage comme dans les rayons d’un magasin qui, à l’approche de Noël, aurait oublié l’habillage sonore adéquat ou le surgissement festif de rennes montés par des lutins joyeux et désinhibés, présents pour célébrer l’occasion…
Alors, comme l’écrivait Tristan Tzara, il nous faudrait bien entendre que :
Dada reste dans le cadre européen des faiblesses, c’est tout de même de la merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses, pour orner le jardin zoologique de l’art de tous les drapeaux des consulats do do bong hiho aho hiho aho. [4]
[1] Exposition du 18 octobre 2017 au 19 février 2018. http://www.musee-orangerie.fr/fr/evenement/dada-africa-sources-et-influences-extra-occidentales
[3] Le manifeste Dada d’Hugo Ball : http://www.le-dadaisme.com/manifeste.html
[4] Manifeste de M. Antipyrine-1916