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Comme l’affirmait Marcel Duchamp, "L’artiste qui fait une œuvre, ne sait pas ce qu’il fait."

vendredi 12 août 2016, par Fulano

Devant des toiles d’art contemporain, on entend parfois des réflexions du type : "c’est de l’art ça ?…", "qu’est-ce qu’il veut dire ?", "j’y comprends rien"… qui ont bien plus de sens qu’il n’y parait de prime abord. Alors que le "regardeur" dubitatif est "renvoyé" aux grilles de lectures, dans lesquelles, les dogmes culturels ont enfermé l’art [1] , il (se) pose des questions. De l’autre côté, pour la création de ce qui sera regardé, "l’artiste au travail", lui aussi s’interroge sur ce que serait le résultat de son œuvre.


En 1960, Georges Charbonnier [2] dialoguait avec Marcel Duchamp "inventeur du ready made", sur l’art et la responsabilité du peintre [3]. En 1955, Henri-Georges Clouzot [4] proposait à Pablo Picasso un film dont il serait le sujet unique et dans lequel le spectateur pourrait saisir le processus de création de l’artiste espagnol. Ces deux rencontres, qui traitent du même sujet, ont le mérite de s’attaquer au mythe de l’Artiste, en plaçant ceux qui "regardent" dans le processus créatif.

Marcel Duchamp, le regardeur et l’artiste

Georges Charbonnier : nous savons tous ou nous pensons tous savoir ce qu’est une œuvre d’art. À quel moment existe-t-elle et qui la fait ?

Marcel Duchamp  : Je n’en sais rien moi-même. Mais je crois que l’artiste qui fait cette œuvre, ne sait pas ce qu’il fait. Je veux dire par là : il sait ce qu’il fait physiquement, et même sa matière grise pense normalement, mais il n’est pas capable d’estimer le résultat esthétique.
Ce résultat esthétique est un phénomène à deux pôles : le premier c’est l’artiste qui produit, le second c’est le spectateur, et par spectateur, je n’entends pas seulement le contemporain, mais j’entends toute la postérité et tous les regardeurs d’œuvres d’art qui, par leur vote, décident qu’une chose doit rester ou survivre parce qu’elle a une profondeur que l’artiste à produite, sans le savoir. Et j’insiste là-dessus parce que les artistes n’aiment pas qu’on leur dise ça. L’artiste aime bien croire qu’il est complètement conscient de ce qu’il fait, de pourquoi il le fait, de comment il le fait, et de la valeur intrinsèque de son œuvre. À ça, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste.


"Le mystère Picasso"

Dans la séquence d’introduction de son film, H.G Clouzot pose clairement son objectif :

On donnerait cher pour savoir ce qui s’est passé dans la tête de Rimbaud lorsqu’il écrivait Le Bateau Ivre, dans la tête de Mozart lorsqu’il composait La Symphonie Jupiter ; pour connaître ce mécanisme secret qui guide le créateur dans son aventure périlleuse. Grâce à Dieu, ce qui est impossible pour la poésie ou la musique est réalisable pour la peinture…
Pour savoir ce qui se passe dans la tête d’un peintre, il suffit de suivre sa main »


Dans cet extrait du film de 1h30 [5], outre le fait qu’y soit notifié que ce qui est vu par le spectateur en 10 minutes (magie du montage) a nécessité en réalité 5 heures de travail, c’est également l’axe de création qui est à noter. En effet, Picasso travaillant sur une toile transparente, l’image de ce que montre la caméra est l’inverse de celle que réalisait le peintre. Et au final, le "visiteur" peut là encore s’interroger sur le "sens" du tableau…



[2Georges Charbonnier (1921-1990) fut longtemps producteur délégué à la Radiodiffusion-télévision française (devenue France Culture). Universitaire, critique, traducteur, préfacier, écrivain, il a été l’auteur d’un grand nombre d’entretiens restés célèbres par la qualité des propos des auteurs concernés et par la rigueur des questions de l’interviewer.

[3Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp [réalisés en 1960], Marseille, éditions André Dimanche, 1994, p. 11-12, 81-82, 88-89.

[4Henri-Georges Clouzot, 1907-1977. Scénariste, dialoguiste, réalisateur, et producteur de cinéma français. Il est surtout connu pour avoir tourné Le Salaire de la peur et Les Diaboliques, placés par la critique au nombre des plus grands films des années 1950. Il réalise également des documentaires, dont Le Mystère Picasso, déclaré trésor national.

[5« Le Mystère Picasso ne se borne pas à être un long métrage, là où l’on n’osait pas s’aventurer au-delà de 50 minutes, c’est l’unique développement de quelques-unes de ces minutes par élimination de tout élément biographique descriptif et didactique. Ainsi, Clouzot a rejeté l’atout que tout le monde aurait gardé : la variété. C’est qu’à ses yeux seule la création constituait l’élément spectaculaire authentique, c’est-à-dire cinématographique ". ( André Bazin, Qu’est-ce que le Cinéma ? -1958 /1962- Pp. 197)