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¡A Zaragoza o al charco !
Aragon 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires
lundi 24 juillet 2023, par
« ¡ A Zaragoza o al charco ! » se lançaient les miliciens sur le front d’Aragon pour entretenir leur courage. Et cette formule [1], ils se la rappelèrent plus tard, dans les camps en France, nous disait un jour Emilio Marco, l’un des protagonistes de ce livre [2].
Le 18 juillet 1936, dans la capitale de l’Aragon, les jeunes libertaires comme Petra Gracia arpentent les boulevards en attendant de connaître l’attitude de la CNT-FAI face au soulèvement militaire prévisible. Le 19 juillet, Saragosse tombe aux mains des factieux.
La chute incompréhensible de la « perle anarchiste », encore retentissante de la motion sur le communisme libertaire adoptée au IVe congrès de la CNT en mai, est ressentie comme une catastrophe.
Le 24 juillet partent de Barcelone les miliciens de la « Primera columna », conduite par Buenaventura Durruti, puis ceux de la « Segunda columna », conduite par Antonio Ortiz [3], où Emilio Marco s’embarquera. Il combattra dans la centurie de Juan Peñalver, cénétiste de Sant Feliu de Llobregat.
Dans les quartiers ouvriers de Saragosse, les militants sont traqués et Florentino Galvàn se cache où il peut.
Alors que pour la plupart des libertaires, l’offensive pour reprendre Saragosse ne peut se dissocier de l’abolition du salariat et de l’argent, et de la mise en commun des terres, des outils et du travail, au niveau des Comités directeurs de la CNT et de la FAI on s’aligne sur l’antifascisme et l’on exige « que personne n’aille au-delà ».
Voilà le cœur de l’un des drames à plusieurs facettes qui se nouèrent dans la partie de l’Espagne restée républicaine. Mais avant que les mâchoires de la contre-révolution ne se referment sur les impatients du front et de l’arrière, une expérimentation aux dimensions historiques eut cours, un début de vie nouvelle fut savourée jusqu’à la dernière goutte, au sein de l’Aragon rural.
Après avoir accompagné les volontaires espagnols et internationaux de « la Durruti » dans le secteur de Pina, nous repartons en campagne au sud de l’Èbre, du côté de Belchite avec « la Ortiz ».
Et dans la continuité de À la recherche des fils de la nuit, nous tentons une fois encore d’articuler les histoires particulières et l’analyse des questions collectives.
Car cet ouvrage s’ancre dans les récits d’hommes et de femmes engagés dans les milices et dans les activités des collectivités aragonaises. Les rencontres qui se sont succédé après 2006 avec ces compañeros et compañeras – ou leurs enfants – représentent un petit miracle.
À Tours Engracia, fille de Florentino Galván [4], membre du Conseil d’Aragon, et Emilio Marco, milicien de la colonne Sur Ebro, ont sacrément animé notre soirée de présentation.
À Grenoble, Hélios se trouvait dans la même soirée que nous sur l’Espagne, et nous nous sommes « reconnus » au gré de nos interventions respectives. Il a lui-même rédigé l’histoire de son père Juan Peñalver [5], centurion d’Emilio (double surprise !).
Tomás Ibánez nous a dit un jour où nous étions au CIRA de Lausanne que sa mère Petra Gracia, fort âgée, n’arrêtait pas de lui parler (et pour la première fois) des terribles journées de l’été 1936 à Saragosse.
Après avoir lu l’édition espagnole des Souvenirs d’Antoine, Isidro Benet, un « ex » du Groupe international de la colonne Durruti, et son fils César, nous ont un jour contactés par mail depuis Valencia, histoire de savoir si les souvenirs du miliciano pouvaient nous intéresser…
Antoine et ses copains ont été un peu secoués en lisant dans « à la recherche des fils de la nuit » les noms de destacados anarchistes qu’avait bien connus son père, Manolo Valiña [6], lui-même ancien homme d’action de la CNT-FAI. Eux-mêmes avaient longtemps cherché à compléter son histoire.
Voilà que l’on pouvait encore approcher cette expérience de manière incarnée, avec des protagonistes du mouvement libertaire espagnol. Ce furent désormais les derniers témoins directs à nous avoir parlé aussi précisément, et avec toujours autant de passion, de ce moment fort de l’histoire.
Au fil des ans, nous avons régulièrement soumis à Emilio, Hélios, Petra, Isidro, Engracia et Antoine les nouvelles moutures des notices en cours de rédaction, jusqu’à la disparition des quatre premiers d’entre eux.
Nous saluons aussi au passage la mémoire de Josep Fortuny de Tarnac, et de Juan et María Gutiérrez de Banat, maintenant disparus.
Les récits de nos amis ont donc servi de matrice chronologique et événementielle que nous avons développée et recoupée à partir de ce que nous avons trouvé dans les centres d’archives, dans la presse des années trente, dans la documentation du mouvement libertaire espagnol, dans d’autres témoignages publiés ou non, et dans les travaux d’historiens ou de chercheurs amateurs.
Nous avons ajouté des développements de notre cru sur deux thèmes qui nous paraissent essentiels quand on se penche sur le processus révolutionnaire qui eut cours dans l’Espagne des années trente : le projet de société communiste libertaire, et la polémique, toujours entretenue aujourd’hui, sur une supposée cruauté spécifique des anarchistes espagnols.
Puisse cette mosaïque donner un peu à voir ce qui s’est joué au cours des luttes anticapitalistes dans les années trente en Espagne.
Le 24 avril 2016. Les Giménologues, Clermont-Ferrand, Lagarde, Marseille, Périgueux, Valbonnais.
Source : http://gimenologues.org/
– Éditeur : L’Insomniaque
– ISBN : 978-2-915694-90-1
– 447 pages
[1] « ¡ A Zaragoza o al charco ! » [À Saragosse ou à la mare !] est une expression célèbre tirée d’une historiette datant du XIXe siècle, destinée à illustrer l’opiniâtreté des Aragonais. Un Aragonais rencontre sur son chemin un curé qui lui demande où il se dirige. « À Saragosse », répond-t-il. Le curé rétorque « Si Dieu le veut », et l’autre lui répond : « Qu’il le veuille ou non, c’est à Saragosse que je vais. » Dieu apparaît à cet instant, et pour punir le récalcitrant il le transforme en grenouille et le jette dans une petite mare, où il croupit.
Longtemps après, il lui redonne sa forme humaine, et l’Aragonais reprend sa route.
Mais il croise à nouveau un curé qui lui pose la même question, et il lui répond : « Voy a Zaragoza… o al charco », car il n’est pas acceptable pour lui de dire « Si Dieu le veut. »
Devant une telle détermination, Dieu jeta l’éponge.
On comprend que cette fable au fond irrévérencieux à l’égard de la religion, et où l’individu s’affirme face à l’autorité suprême ait séduit les anarchistes, au point que, comme on le verra dans ce livre, l’un d’entre eux signait ses articles : « Uno del charco ».
[2] Né en 1921 à Falset (Catalogne), Emilio Marco combattra dans la centurie de Juan Peñalver, cénétiste de Sant Feliu de Llobregat pendant la Guerre d’Espagne. Alors que l’attentisme de l’Europe permet à Franco de faire main basse sur l’Espagne, il passe la frontière en 1939 et sera, comme beaucoup de compagnons, interné dans de nombreux camps. Anti-fasciste convaincu, il s’engagera rapidement dans la Résistance. A la fin de la Seconde guerre mondiale, il s’intégrera petit à petit dans la société française et finira à Saint-Pierre-des-Corps où il militera jusqu’à sa mort le 30 janvier 2013.
[3] Antonio Ortiz Ramírez, né le 13 avril 1907 à Barcelone et mort le 2 avril 1996, est un militant libertaire anarcho-syndicaliste catalan. Charpentier-menuisier, il adhère à quatorze ans à la Confédération nationale du travail puis plus tard à la Fédération anarchiste ibérique. Il est un des membres des groupes anarchistes Los Solidarios et Nosotros.
Lors de la Révolution sociale espagnole de 1936, il prend la tête de la colonne « Sur-Ebro », avant de devenir, à la suite de la militarisation des milices, commandant de la 25e division républicaine.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il s’enrôle comme volontaire dans les Forces françaises libres et combat en Afrique puis participe au débarquement de Provence le 16 août 1944. Décoré à plusieurs reprises, il est alors sergent dans l’armée française.
Au début des années 1950, après avoir conçu et raté un attentat contre Franco, il émigre en Amérique du Sud, avant de revenir en Espagne en 1987 après la mort du dictateur.
[4] Mort en 1966
[5] Mort en 1983
[6] Mort en 1976