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Nous aurons aussi de beaux jours. Zehra Doğan
jeudi 14 novembre 2019, par
Lettres de prison
Il y a quelque quarante ans et plus, paraissaient les lettres de prison d’Eva Forest, militante antifranquiste, soupçonnée d’implication dans l’attentat de l’ETA qui coûta la vie, en 1973, à Luis Carrero Blanco, successeur désigné d’un Franco déjà gâteux [1]. Aujourd’hui, chez le même éditeur, Des femmes, paraissent les lettres de prison de Zehra Doğan, artiste et journaliste kurde [2], l’une des fondatrices de Jinha (l’Agence d’information des femmes) aujourd’hui interdite en Turquie. Elle fut condamnée en 2017 à deux ans et neuf mois de prison pour avoir peint un tableau à partir d’une photo de militaires qui signaient leur forfait par de grands drapeaux turcs étalés sur les immeubles en ruine de Nusaybin, ville kurde entrée en résistance au printemps 2016.
Le lecteur est frappé par la correspondance que l’on peut faire entre ces deux livres. Eva comme Zehra expriment les mêmes sentiments, les mêmes inquiétudes, les mêmes espoirs. Eva écrit à ses enfants, Zehra à son amie, sa grande sœur, Naz Öke, animatrice du site ami Kedistan (http://www.kedistan.net/). Point de grandes déclarations révolutionnaires, mais la marque d’une obstination à défendre les droits humains en ne cédant rien au geôlier, l’idée qu’en sa personne, la prisonnière représente l’honneur de tous les défenseurs de la liberté, hommes et femmes, torturés, incarcérés partout dans le monde. Il est difficile de rapporter comment ces fortes personnalités transforment un lieu d’isolement en un espace de vie intense, le contraire de ce que voulaient leurs bourreaux. Aussi faut-il lire ces lettres, au hasard peut-être, pour comprendre que quand elles parlent de la vie dans la prison, des autres prisonnières, de leurs lectures, de leurs débats, de leurs projets… de tout et de rien, elles parlent d’émancipation, de liberté dans la prison même. Pas plus que Franco ne fit plier Eva et ses compagnes, l’abominable Erdoğan dont la liste des forfaits est longue et qui vient de signer le plus terrible en envahissant le Rojava, ne fera pas plier Zehra pas plus que ces militantes turques et kurdes dont certaines purgent des peines à perpétuité.
Alors que pour Eva Forest il est difficile de travailler en prison, elle dit se lever tôt pour écrire dans la tranquillité, Zehra Doğan, elle, est en perpétuelle création. Penser, rêver devant un mur, discuter sans fin, écrire et, surtout, peindre. Peindre sur du papier journal, des chiffons, des enveloppes parce qu’elle n’a pas d’autres supports, peindre avec des pinceaux qu’elle fabrique avec tout ce qui fera l’affaire parce qu’elle n’a pas d’autres matériels, peindre avec des couleurs qu’elle fabrique avec de la terre, des fruits écrasés, de la nourriture avariée, des fientes d’oiseau … et, s’il le faut, son sang. Les sbires d’Erdoğan auront tout fait pour l’en empêcher et n’y sont pas parvenus.
Aujourd’hui libre, Zehra continue le combat pour la liberté en Turquie et la reconnaissance de la culture et de la langue kurde. Pour la préservation de l’expérience du Rojava en danger. Elle témoigne par la parole et l’écrit. Elle peint sur les murs et participe à des actions de rue. Elle expose et reçoit des prix [3]. Et si « sa parole ne sera probablement pas portée aussi haut que des images d’Hollywood surfant sur la souffrance des combattantes kurdes », comme le dit Kedistan, ceux qui liront ses lettres, s’ils ont un peu de cœur et de sympathie pour les causes que l’on croit perdues, s’en souviendront comme ceux qui lurent Eva Forest s’en souviennent encore.
Pierre Bance
[1] Eva Forest, Journal et lettres de prison, édition bilingue espagnol-français, Paris, Des femmes, 1975, 526 pages.
[2] Zehra Doğan, Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison, Traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury, Paris, Des femmes, 2019, 297 pages.
Autre futur a déjà eu l’occasion de parler de Zehra Doğan à propos de son livre Les Yeux grands ouverts (http://www.autrefutur.net/Zehra-Dogan-libre-prisonniere).
[3] Zehra Doğan expose à l’Espace femmes Antoinette-Fouque, 35, rue Jacob, 75006 Paris, jusqu’au 23 novembre.