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Chris Ealham. Barcelone contre ses habitants. 1835-1937, quartiers ouvriers de la révolution

dimanche 14 décembre 2014, par Contribution

Une étude sur les tentatives révolutionnaires de changer la ville de Barcelone et la confrontation avec la classe bourgeoise à travers l’histoire du Barrio Chino. Ce livre fait la part belle à la fédération des barricades, initiative spontanée et populaire qui était un contre pouvoir révolutionnaire face à la CNT qui tenta de freiner l’œuvre révolutionnaire au nom de la guerre contre le fascisme.

 Compte rendu de Georges Ubbiali pour la revue Dissidences [1]

Ce livre se compose de la traduction de deux articles de Chris Ealham, historien, auteur de Anarchism and the City : Révolution and Counter-Revolution in Barcelona, 1989-1937 (AK Press), non traduit à ce jour. Il propose une vision plutôt novatrice du processus révolutionnaire espagnol, inspiré par la perspective de la sociologie urbaine du marxiste hétérodoxe Henri Lefevbre (auteur du classique Le droit à la ville, chez Anthropos, 1968). Le premier texte, « Géographie imaginaire. Idéologie, espace urbain et contestation dans la création du Barrio Chino de Barcelone, 1835-1936 » porte sur la naissance de ce quartier populaire et ouvrier, le Barrio Chino ou Raval, quartier des bas-fonds barcelonais, concentrant à la fois la population la plus pauvre et la plus rebelle à l’ordre urbain bourgeois. Ce quartier, lié au développement capitaliste de la ville, devient rapidement synonyme d’immoralité et de criminalité. C’est aussi dans ce quartier que se concentrèrent les plus fortes résistances au développement urbain pensé par les modernisateurs de la ville, inspirés par la politique haussmanienne menée à Paris. Mais, derrière la volonté de rationaliser la ville se cachait en fait un projet politique, celui d’éradiquer les formes d’un ordre ouvrier, révolutionnaire. Selon l’auteur, s’est développé au fil des années, et singulièrement au début du XXe siècle, une sphère publique prolétarienne [2] reposant sur une intense sociabilité (contrainte, certes, par les conditions déplorables de la structure de l’habitat), une profonde identité locale et une place décisive pour les organisations syndicales. C’est ainsi au sein du Barrio Chino (quartier chinois) qu’au moment du développement du « pistolerismo » (bandes gangstérisées financées par le patronat) se sont développés les formes d’auto-défense promues par la CNT, les Groupes d’action. Ce quartier du Barrio Chino s’inscrivait ainsi comme une volonté de lutte populaire pour contrôler l’espace et y exercer une forme d’hégémonie populaire. D’où la volonté d’assainissement de ce quartier, qui s’est en particulier concrétisé par le projet Macia, du nom de son instigateur, visant à détruire le Raval. Marcia s’inspirait notamment de la conception architecturale de Le Corbusier, qualifié par l’auteur d’architecte de l’ordre. Ce plan ne se concrétisa jamais, mais il montrait de manière claire comment les élites barcelonaises étaient obsédées par la volonté de purifier cet espace de ses éléments de résistance.
Si ce premier article dresse en quelque sorte le portrait du Barrio Chino, il en constitue l’arrière plan du second article, en lien direct avec la perspective révolutionnaire ouverte par la lutte contre le soulèvement factieux de 1936. Intitulée « Le mythe de la foule enragée. Classe, culture et espace dans le projet urbanistique révolutionnaire à Barcelone, 1936-1937 », cette partie analyse « les aspects socio-temporels, symboliques, pratiques et spatiaux de l’urbanisme révolutionnaire à Barcelone » (p. 51). S’est mis en place, de juillet 1936 jusqu’en mai 1937 (date du soulèvement de Barcelone, qui sera un échec) le projet d’une ville anticapitaliste du point de vue de son ordre urbain. Chris Ealham passe en revue les multiples aspects de cet ordre nouveau. Ainsi, par exemple, la multiplication des barricades dans la ville. Pour bon nombre d’entre elles, leur rôle était essentiellement symbolique, affirmation du pouvoir ouvrier sur l’espace barcelonais : « les barricades étaient l’outil spatial d’un pouvoir naissant constitué de myriades de comités révolutionnaires armés locaux ou de quartier qui contrôlaient les déplacements vers, depuis, et à l’intérieur de la ville, et qui formaient la cellule de base par excellence de ce pouvoir révolutionnaire » (p. 56).
L’auteur se montre par ailleurs fort critique à l’égard de la CNT, dont la pratique visait à s’intégrer dans la politique de défense républicaine, de manière très rapide. Ainsi, la multitude de comités ont vécu leur vie, indépendamment de l’organisation anarchiste, laquelle était engagée dans la reconstruction de l’État qui visait à leur éradication, ce que ce dernier parvint à obtenir en mai 1937. De nombreux autres aspects de ce pouvoir urbain révolutionnaire sont abordés, la nouvelle dénomination des rues, le port du mono, la salopette instituant un nouveau code vestimentaire, la destruction des biens de l’Église, la diffusion de la presse murale, ou, aspect sans doute le plus troublant, le refus de l’automobile. Selon Chris Ealham : « La destruction des voitures reflétait aussi l’idée esthétique de la révolution espagnole : un iconoclasme prolétarien anticonsumériste dirigé contre un élément important du système capitaliste naissant » (p. 72). L’auteur évoque également les éléments de conservatisme qui ont continué à rythmer la vie de l’espace révolutionnaire barcelonais, ainsi le rôle dévolu aux femmes, les militants et miliciens s’accommodant fort bien du maintien de la prostitution, par exemple.

Si ce livre, et plus particulièrement la seconde partie, pétille d’intuitions, certaines déjà connues néanmoins (le développement sur le mono repose sur la lecture de l’Hommage à la Catalogne d’Orwell), d’autres plutôt novatrices (la place de la voiture), il n’en reste pas moins que la taille du volume ne peut que constituer une première esquisse d’un travail plus systématique, que le lecteur est en droit d’attendre pour juger véritablement en quoi cette approche renouvelle la connaissance du processus révolutionnaire espagnol. En tous les cas, ces quelques pages en constituent indubitablement une excellente introduction..




[2C’est ce que le sociologue allemand Oskar Negt, non mobilisé ici, a appelé un espace public oppositionnel : Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Payot, 2007.