Juillet 1936 ! Burnett Bolloten est de gauche, et sans être encarté nulle part, vaguement sympathisant du parti communiste. C’est un bon journaliste, habitué des enquêtes, des interviews. 17 juillet : Franco lance son coup d’Etat. La bourgeoisie républicaine, tétanisée, cherche à négocier, n’est pas loin de se rendre. Le mouvement ouvrier, CNT en tête, va en décider autrement. Et à la faveur de la résistance au coup d’Etat, va se développer la révolution sociale la plus radicale que le monde ait jamais connue.
Oubliées les vacances ! Burnett Bolloten multiplie les reportages, les entrevues avec des militants et des responsables de tout l’éventail politique et syndical républicain. Il n’est militant d’aucun parti, ce qui lui ouvre largement toutes les portes, d’autant qu’aussi bien la république que les révolutionnaires éprouvent le besoin de faire connaître à l’étranger la réalité de la situation espagnole.
Rapidement, Burnett Bolloten va se rendre compte que derrière l’unanimité de façade du gouvernement, des luttes sourdes agitent le camp républicain. Et surtout il se rend compte que le discours officiel, « il s’agit d’une lutte entre la démocratie et le fascisme, entre un gouvernement légal et des militaires factieux, » dissimule en fait une révolution sociale d’une ampleur encore inconnue.
Mais en même temps, une conspiration du silence s’organise autour de cette révolution tandis que toutes les forces politiques, y compris, hélas, la direction de la puissante CNT, vont tenter de l’étouffer.
Au premier rang de ces forces de la contre révolution, le Parti communiste d’Espagne, le PCE, et son appendice catalan, le Parti socialiste unifié de Catalogne, le PSUC.
Groupuscule sans guère d’influence en dehors de quelques villes (notamment Madrid et Séville) le PCE va agir comme l’instrument docile de la politique étrangère de l’URSS dont les intérêts de grande puissance ne coïncident nullement avec ceux de la révolution espagnole.
Inquiète de la montée en puissance du nazisme et dans une moindre mesure du fascisme italien, l’URSS cherche à constituer un front avec les démocraties occidentales, notamment la France et la Grande-Bretagne. L’URSS ne veut donc surtout pas apparaître comme une menace, comme l’hydre communiste menaçant les pays capitalistes, mais comme un rempart de la démocratie face à l’expansionnisme hitlérien. La révolution espagnole va lui fournir le meilleur prétexte pour prouver à la France et à la Grande-Bretagne qu’elle est seulement préoccupée par la défense de la légalité républicaine et démocratique et par la volonté de lutter contre la menace nazie. Mais dans le même temps, le parti communiste espagnol, force minuscule au départ, va rapidement viser l’hégémonie au sein du camp républicain tout en protestant de son indéfectible bonne foi démocratique.
C’est ce double, ce triple jeu que va découvrir Burnett Bolloten et qu’il passera sa vie à décrire avec une rigueur quasi chirurgicale. La première édition de ce livre, en anglais, portera d’ailleurs le nom de The Grand Camouflage. Plusieurs éditions tant en anglais que dans différentes langues, notamment le français et l’espagnol, verront le jour au cours des années, jusqu’à la dernière, parue en 1991, sous le titre de The Spanish Civil War. Revolution and Counterrevolution. C’est cette ultime version, dont les dernières épreuves ont été corrigées par Burnett Bollotten juste avant sa mort, qui est aujourd’hui parue aux éditions Agone, dans une excellente traduction due à Etienne Dobenesque, et dans une édition très soigneusement établie par Philippe Olivera et Thierry Discepolo.
Cette dernière version reprend avec des modifications considérables la traduction en français parue en 1977, avec cinq nouvelles parties totalement inédites. C’est dire que l’on a affaire à un ouvrage bien différent de celui qui passait déjà pour une véritable somme sur la guerre et la révolution espagnoles.
Aux côtés du classique de Pierre Broué et Emile Témine, la Révolution et la guerre d’Espagne, de l’Espagne libertaire de Gaston Leval, de l’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire de Frank Mintz, de Révolution et contre révolution en Catalogne de Carlos Semprun Maura, du Mouvement anarchiste en Espagne de César M. Lorenzo et de quelques autres, le livre de Burnett Bollotten (plus d’un millier de pages !) apparaît comme l’un des ouvrages majeurs sur la question.
Non qu’il soit au-dessus de toute critique et notre ami Frank Mintz a pointé quelques insuffisances dans ses appréciations du mouvement de collectivisation, notamment dans le domaine industriel : http://www.fondation-besnard.org/spip.php?article2438. Pour autant, ces quelques réserves, justifiées, ne diminuent en rien l’intérêt majeur de cet ouvrage qui réside avant tout dans l’examen impitoyable des menées communistes aussi bien au sein des différents gouvernements qu’à l’arrière et sur les fronts.
On connaissait déjà, bien sûr, la façon dont un parti plutôt squelettique s’était gonflé comme une outre dans les quelques mois qui suivirent l’explosion révolutionnaire en se présentant avant tout comme un parti d’ordre et de discipline. Comment il avait rallié de larges fractions de la petite bourgeoisie, des fonctionnaires, de la police et de l’armée effrayées par l’ouragan révolutionnaire qui menaçait de les emporter. On savait comment ce parti qui manquait cruellement non seulement d’une base ouvrière mais aussi de cadres compétents, avait été cornaqué par les centaines de « conseillers » soviétiques qui l’avaient infiltré dans tous les rouages de l’appareil d’Etat et notamment dans l’armée. On connaissait le chantage aux armes pratiqué par l’URSS, ces armes payées par l’or de la banque d’Espagne commodément envoyé par bateau dans la « patrie des travailleurs. »
Il manquait pourtant la description minutieuse des manœuvres, complots et assassinats qui avaient fini par assurer au parti stalinien une place dominante au sein de l’appareil républicain. Pour ce faire, Burnett Bolloten s’appuie sur une documentation immense, le plus souvent de première main, même s’il n’ignore rien de l’imposante littérature sur le sujet. Il a été journaliste, il est devenu historien, manifestant dans l’un et l’autre domaine des qualités et une rigueur impressionnantes.
A la lecture de son ouvrage, on reste également confondu devant la pusillanimité et parfois la couardise non seulement du parti socialiste, manipulé ou écrasé quand certains de ses militants se rebiffaient, ce qui, au fond, n’est guère surprenant, mais surtout de la direction de la CNT, principale force révolutionnaire d’Espagne, qui, par antifascisme politicien, a laissé l’Etat républicain dominé par les communistes dépouiller lentement la révolution de toutes ses conquêtes, a laissé les staliniens assassiner ses militants sans réagir.
L’année 2016 verra le quatre-vingtième anniversaire du début de la révolution espagnole et l’on peut craindre les commémorations les plus affligeantes, depuis les universitaires, soulagés de pouvoir embaumer dans les draps du savoir historique l’insurrection qui partit à l’assaut du ciel, mais aussi des « anarchosyndicalistes » patentés, plus soucieux de revendiquer des étiquettes prestigieuses que d’agir aujourd’hui pour en finir avec le capital.
Pourtant, le plus bel hommage que nous pouvons rendre à nos camarades qui ont accompli ce qui reste à ce jour la révolution la plus radicale que le monde ait jamais connue, c’est bien de poursuivre leur combat pour l’émancipation du genre humain.