Épisode 1/3 : « LA MORT AUX TROUSSES… »
– JUSQUE DANS UNE COLONIE PÉNITENTIAIRE PERDUE DANS LES PROFONDEURS DE L’ARCTIQUE CIRCUM POLAIRE
Il existe parfois des évènements qui dépassent de beaucoup ceux par lesquels ils sont arrivés.
Alexeï Navalny est mort le 15 ou le 16 février 2024. Soyons clair : il ne faisait pas partie de notre bord politique [1] ; n’empêche, il y a des êtres humains qui montrent un courage certain dans leur manière d’être et de lutter. Rappelons par exemple que le 19 janvier 2021, cinq mois après son empoisonnement au Novitchok et aux lendemains d’un retour à Moscou suivi de son incarcération, il faisait diffuser par son équipe une vidéo intitulée « Un palais pour Poutine », qui décrivait une luxueuse résidence de 17 700 mètres carrés sur un terrain équivalent à « 39 fois la taille de Monaco », un palace de 1,7 Mds $, alors que plus de 13% des Russes vivent sous le seuil de la pauvreté [2].
« Poutine lui vouait une haine toute particulière pour au moins deux raisons. La première, ce sont les enquêtes ravageuses du Fonds contre la corruption créé par Navalny, visant d’abord Dmitri Medvedev, puis Vladimir Poutine ainsi que des hauts fonctionnaires et des responsables politiques […] décrivant le pillage généralisé du pays par un système criminel et mafieux. La deuxième raison est la spectaculaire enquête faite par Navalny, le journaliste Christo Grozev et le site Bellingcat sur le détail de l’empoisonnement de l’opposant monté par les services du FSB » [3].
Emprisonné dès son retour en 2021, il est condamné à 19 ans de prison dans une colonie pénitentiaire à « régime spécial » après avoir été déclaré coupable de « financement de l’extrémisme, de création d’une communauté extrémiste et d’incitation à l’extrémisme ». À leurs risques et périls, au début janvier 2023, 170 médecins avaient écrit à Poutine pour réclamer l’arrêt des atteintes à la santé de l’opposant en détention dans une colonie pénitentiaire à régime strict.
La colonie pénitentiaire n°3, surnommée « Loup Polaire »
Elle est géographiquement située à la périphérie du village de Kharp, dans le district autonome de Yamalo-Nenets (qui compte 5 000 habitants), c’est-à-dire dans l’Extrême-Nord russe, une région de permafrost au-dessus du cercle polaire à environ 1 900 km au nord-est de Moscou. Les températures peuvent y descendre jusqu’à moins 32°C.
La colonie « Loup polaire » garde un rapport très étroit avec le passé stalinien : elle a été fondée en 1961 sur l’emplacement d’un ancien goulag, le tristement célèbre camp de travail 501 qui abritait les détenus mobilisés dans la construction de la ligne ferroviaire Salekhard-Igarka, surnommée « chemin de fer de la mort ». Des milliers de prisonniers ont perdu la vie dans ces travaux jamais achevés [4].
Presque toutes les maisons du village ont été construites par des condamnés d’IK-3. Il est à présent habité par les personnels pénitentiaires. On s’en doute, la communication avec « le monde extérieur » y reste problématique.
« Dans la cellule d’isolement, les promenades commencent à 6h30 du matin alors qu’en régime normal, la promenade a lieu l’après-midi ».
« Quand je regarde par la fenêtre, c’est d’abord la nuit, puis le soir, puis à nouveau la nuit ».
« Peu de choses sont aussi rafraîchissantes qu’une promenade à Yamal à 6h30 du matin. Et quelle merveilleuse brise fraîche qui souffle dans la cour malgré la clôture en béton, c’est juste wow ! » A. Navalny.
Cette colonie à sécurité maximale où Alexeï Navalny était arrivé le 25 décembre 2023 après vingt jours d’un étrange voyage, est considérée comme l’un des établissements pénitentiaires les plus durs de Russie. Les visites sont rares et les détenus, anciens et actuels, se plaignent fréquemment de mauvais traitements et de torture [5].
Le 14 février 2024, une attachée de presse de son équipe a rapporté que Navalny avait été envoyé dans une cellule disciplinaire (SHIZO) pour la 27e fois depuis son incarcération (308 jours sur 1 125). « Le lent assassinat d’Alexeï Navalny, entamé par une tentative d’empoisonnement au Novitchok déjouée en 2020 [6] puis par trois années cauchemardesques d’emprisonnement, a été achevé le vendredi 16 février 2024 » [7].
Contrôler toutes les sources d’information
Concernant les circonstances de sa mort, une première version [8] publiée sur le site officiel du Service pénitentiaire fédéral russe (FSIN) le 16 février à 14h19, heure de Moscou stipulait que « le personnel médical de l’établissement est arrivé immédiatement après l’incident et qu’une équipe d’ambulance a été appelée. Toutes les mesures de réanimation nécessaires ont été prises, mais n’ont donné aucun résultat positif. Les médecins urgentistes ont signalé le décès du condamné » [9].
Après cette annonce du décès d’Alexeï Navalny vendredi 16 février, il est devenu encore plus difficile que d’habitude de contacter qui que ce soit à l’IK-3. Néanmoins Novaïa Gazeta Europe [10] a réussi à entrer en contact avec un détenu qui a déclaré qu’une « mystérieuse agitation » avait éclaté dans la colonie pénitentiaire dès le jeudi soir 15 février : « Tout a commencé lorsqu’ils ont vraiment accéléré nos fouilles du soir. Cela se produit généralement les jours fériés, lorsque les gardes sont pressés d’aller faire la fête, mais ce jeudi n’était pas un jour férié. Puis ils nous ont enfermés, nous ont interdit tout déplacement et ont renforcé la sécurité. Nous avons entendu des voitures entrer dans l’enceinte de la prison tard dans la nuit, mais nous ne pouvions pas les voir à travers les fenêtres de nos cellules.
Le lendemain matin, les gardiens ont procédé à une fouille approfondie des cellules saisissant les téléphones, les jeux de cartes et même les radiateurs sur lesquels ils avaient auparavant fermé les yeux. Les gardiens ont laissé entendre qu’une inspection extérieure était imminente. Or, en général, l’administration et les détenus sont informés de ces inspections environ un mois à l’avance et s’y préparent, car ni les gardiens ni les détenus ne veulent que les inspecteurs constatent des violations du règlement. Nous nous attendions donc à une inspection à l’improviste ! Quelque chose a dû se passer [...] C’est vendredi vers 10h du matin que la nouvelle de la mort de Navalny s’est répandue parmi les détenus » [11].
Vendredi 16 dans l’après-midi, la chaîne 112 Telegram et la chaîne de télévision propagandiste RT ont affirmé que l’équipe d’ambulance appelée pour s’occuper de Navalny avait passé une demi-heure à tenter de le réanimer avant de le déclarer mort en raison d’un « caillot de sang déporté ». Alexander Polupan, un médecin urgentiste qui faisait partie de l’équipe qui a réanimé Navalny après qu’il ait été empoisonné par un groupe d’agents du FSB en août 2020, a souligné que le diagnostic officiellement avancé d’embolie pulmonaire (c’est le terme médical correct pour désigner « un caillot de sang déporté ») comme cause du décès de Navalny avec autant d’empressement par les médias de propagande soulève des questions [12]. En effet ce diagnostic n’est pas crédible sans une autopsie (qui doit être pratiquée en milieu médicalisé) ou une échographie, un appareil inexistant dans la prison. Peu de temps après, le parti « Russie unie » a demandé aux députés de ne pas commenter la mort d’Alexeï Navalny [13]. En fin d’après-midi, tous les médias – même ceux qui ne sont pas directement détenus par l’État – ont d’abord reçu l’ordre de ne pas publier d’articles sur les circonstances de cette mort. Ensuite, les journalistes ont reçu pour instruction de limiter leur couverture aux informations fournies par les agences de médias publiques et de ne les publier qu’après avoir reçu l’approbation de leur direction [14].
Le syndrome de mort subite russe
Mais avant Navalny, la liste de ceux – journalistes, avocats, oppositionnels – qui ont subi un sort similaire est longue depuis 2006. Pensons à Anna Politovskaïa et Alexander Litvinenko ; Anastasia Baburova, Natalia Estemirova, Stanislav Markelov et Sergueï Magnitsky en 2009 ; Mikhaïl Beketov en 2013 ; Boris Nemtsov ancien ministre en 2015 ; Pavel Sheremet en 2016 ; Denis Voronenkov et Maksym Shapoval en 2017 ; Sergueï Skripal et sa fille puis Piotr Verzilov en 2018 [15]. Ceci dit, cette liste est loin des « Trente-huit hommes d’affaires et oligarques russes proches du Kremlin décédés dans des circonstances mystérieuses ou suspectes entre 2014 et 2017 » selon une enquête de The Atlantic [16], une situation qui s’est encore dégradée entre février 2022 et fin aout 2023 : pas moins de soixante opposants, responsables administratifs, politiques ou économiques, ont été suicidés (parfois avec leurs familles), par pendaisons, noyades diverses, chute dans l’escalier, du haut d’un balcon ou d’un aéronef, malaises mortels subits et inexpliqués [17].
« La véritable Russie ne combat pas les Ukrainiens sur le front. La véritable Russie est en prison » [18]
Le 20 février 2024, Ilya Yashin, un oppositionnel russe qui purge une peine de huit ans et demi de prison pour avoir dénoncé les crimes de guerre de l’armée russe dans la ville de Bucha a écrit [19] :
« Les nouvelles mettent du temps à parvenir jusqu’à la colonie, et ce n’est qu’hier [19 février] que j’ai appris la mort d’Alexeï Navalny. […] La manière dont [Poutine] s’est débarrassé du chef de Wagner, Prigojine, était tout aussi démonstrative : c’était comme s’il voulait ne laisser aucune place au doute. […] Dans l’esprit de Poutine, c’est ainsi qu’on affirme le pouvoir : par des assassinats, des violences et des actes publics de vengeance. Ce n’est pas l’état d’esprit d’un politicien. C’est l’état d’esprit d’un chef de la mafia. Soyons donc clairs : Poutine est à la tête de la structure criminelle qui a fusionné avec l’État russe. Il est libre de toute contrainte morale ou juridique. Il gouverne par la peur, emprisonnant et éliminant physiquement ceux qui refusent d’avoir peur. […]
Alexeï Navalny était mon ami. Tout comme Boris Nemtsov. Nous avions une cause commune ; nous avons consacré nos vies à rendre la Russie paisible, libre et heureuse. Aujourd’hui, mes deux amis sont morts. Je ressens un vide noir à l’intérieur. Et croyez-moi, je suis parfaitement conscient des risques personnels. Je suis en prison ; ma vie est entre les mains de Poutine et elle est en danger. Mais je continuerai à maintenir le cap. […] [20] »
« Dans tous les cas de figure, nous sommes face à un assassinat politique… Nous avons atteint un tel point d’hyper-criminalisation en Russie qu’y déclamer un poème contre la guerre en Ukraine vous envoie au bagne. » William Bourdon, avocat. [21]
Annexes
– Vidéo de Ioulia Navalnaïa (9’), enregistrée le 19 février : https://urlz.fr/pElm
– Lettres de prison de Navalny lues par Mathieu Amalric le 2 novembre 2021 : https://urlz.fr/pElk
Épisode 1/3 : « LA MORT AUX TROUSSES… »
– DANS LES SOUS-SOLS DE LA CENTRALE NUCLÉAIRE DE ZAPORIJIA
« Plusieurs sources indépendantes [22] ont confirmé que les forces de sécurité occupantes ont kidnappé, torturé et tué des employés de la centrale nucléaire de Zaporijia et des habitants d’Energodar, la ville satellite de la centrale. […]
Les employés de l’usine n’avaient pas le droit de transporter des téléphones avec appareil photo au travail et ils ont commencé à être régulièrement fouillés et interrogés. Des salariés ont été contraints de prendre la nationalité russe après avoir été emmenés et détenus dans des sous-sols pendant deux ou trois semaines d’affilée. […] Les soldats russes auraient utilisé la « torture des 21 roses » [ ?] sur les détenus en coupant la peau de leurs doigts et de leurs organes génitaux. En fait, plusieurs sources font état de tortures et de meurtres. Selon le personnel médical, des personnes battues ont été périodiquement amenées à l’hôpital local avec les paumes de mains transpercées par des balles et des doigts cassés.
Olga Kosharnaya, membre de l’Inspection nucléaire ukrainienne, a publié sa correspondance avec un employé de la centrale de Zaporijia qui l’avait contactée. Les employés et la direction de la centrale détenus sont soupçonnés de coopération avec les forces armées ukrainiennes et les services secrets ukrainiens. Les détenus seraient battus, torturés avec des décharges électriques et des gaz lacrymogènes. Il y aurait des femmes parmi les détenus et lors de la saisie de la cantine de la centrale, des soldats russes ont menacé des employées de violences sexuelles. Les cellules de détention font 3 mètres sur 4 et il y a 12 à 16 personnes dans chaque cellule. Au moins deux de ces lieux de torture sont connus : la caserne des pompiers et le bâtiment de la police. Les détenus seraient traités plus durement à la caserne des pompiers.
[…] Des habitants d’Energodar sont également détenus dans des « cellules de torture », ce que confirme l’Eastern Human Rights Group, qui indique que des volontaires et des militants pro-ukrainiens y ont été placés. Entre autres choses, les détenus sont torturés avec du chlore qui est répandu sur le sol. […]
Energoatom [l’exploitant Ukrainien] rapporte que des soldats russes ont enlevé le chef du service environnemental de la centrale Igor Kvashnin, le chef adjoint de l’atelier de décontamination des déchets radioactifs Sergei Pykhtin et le contremaître de l’atelier de décontamination Olena Ryabtseva. Selon Energoatom, les Russes ont essayé de forcer le plongeur Andrei Goncharuk, à plonger dans les piscines de refroidissement pour les vider, et l’ont frappé après qu’il ait refusé de plonger. Il a été emmené à l’hôpital local avec de nombreuses blessures, est tombé dans le coma puis est mort sans avoir repris connaissance. Sergei Shvets, un employé de l’unité de réparation, a été agressé par des soldats russes dans son propre appartement ; il a survécu et a réussi à fuir vers la ville de Zaporijia.
[…] Le « ministère de l’Intérieur » fantoche de la région partiellement annexée de Zaporijia a annoncé la détention de deux employés de la centrale qui « travaillaient comme agents de l’armée ukrainienne ». Selon ces autorités d’occupation, ils risquent jusqu’à 10 ans de prison.
Le commissaire ukrainien aux droits de l’homme, Dmytro Lubinets, a déclaré que depuis mars 2022, les occupants russes auraient arrêté 26 employés accusés d’avoir transmis à l’armée ukrainienne des informations sur la présence d’équipements russes à la centrale. Mais on ne sait pas exactement combien de personnes sont en garde à vue » […].
How Rosatom turned Europe’s largest nuclear power plant into a torture chamber [23]
Comment Rosatom a transformé la plus grande centrale nucléaire d’Europe en chambre de torture
L’ONG ukrainienne Truth Hounds (qui documente depuis 2014 les crimes de guerre en Ukraine et s’est vue décerner le 9 mars 2023 le prix Sakharov pour la liberté) a mené des recherches approfondies et recueilli des témoignages oculaires vérifiables sur ce qui se passe dans la Centrale de Zaporijia. Ces témoins décrivent comment, depuis le début de l’occupation conjointe de l’armée russe et de Rosatom, les forces d’occupation ont mis en place des pratiques d’enlèvement, de détention et de torture des personnels résistants de la Centrale, de leurs familles et des résidents d’Energodar. Selon son maire Dmytro Orlov, environ un millier personnes ont été détenues, maltraitées ou torturées dans les sous-sols du site. Il existe des preuves claires et vérifiables selon lesquelles les personnels de la multinationale russe Rosatom ont été témoins de l’ampleur de ces pratiques au sein de la Centrale. Ces récits ont été corroborés par des enquêtes médiatiques internationales, telles que celle du Wall Street Journal, qui a également recueilli des témoignages directs de cadres supérieurs, d’employés et de sous-traitants faisant état de menaces, de détentions et de torture.
L’ONG Truth Hounds possède également des preuves photographiques, audio et vidéo, corroborant les déclarations des témoins et des victimes. […] Elles sont stockées dans une base de données sécurisée et peuvent être fournies aux autorités chargées de l’application des lois sur demande et avec le consentement des témoins et des victimes.
Annexes :
– Stéphane Siohan, « Dans les geôles de la centrale de Zaporijia, la révélation d’atrocités systématisées », Libération, 5 oct. 2023.
– Victor de Thier, « Une ONG accuse la Russie d’avoir transformé la centrale nucléaire de Zaporijia en chambre de torture », RTBF, 8 octobre 2023.
Épisode 3/3 : La Mort aux trousses…
– SUR LE FRONT, DANS LES TRANCHÉES ET PARTOUT AILLEURS ?
Le retard pris depuis 2014 est payé d’un prix beaucoup trop élevé par le peuple Ukrainien
Qu’est-ce que cette guerre fait aux Ukrainiens, à l’écoumène, à l’environnement ?
Dans les armées, il y a eu environ 70 000 morts et 150 000 blessés du côté Ukrainien [24]. Depuis le 24 février 2022, près de 10 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur logement dont 6,4 millions se sont réfugiées à l’étranger [25] ; cela représente le quart de la population du pays et plus de déplacés que durant l’exode de mai-juin 1940 en France. Le pays qui comptait 50 millions d’habitants à la fin du xxe siècle, n’en comptait plus que 28 à la fin de l’année 2023 !
Deux ans après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, c’est une guerre qui par bien des aspects ressemble à la première guerre mondiale [26] par la longueur de la ligne de front (qui est de 1000 km pour 700 km en 1916), par l’utilisation des tranchées et les terribles conditions qu’endurent les combattants, par l’ampleur des destructions dans la zone des combats (une tactique soviétique prorogée à Grozny et Alep), par l’intensité, la durée et la violence des bombardements, d’autant que le phosphore et les bombes thermobariques [27] ont été utilisés. Mais, à la différence de 14-18, ils visent tout le pays : ce sont les infrastructures publiques – on se souviendra notamment de la destruction du barrage de Kakhovka [28] – et les populations civiles qui sont touchées, ce qui caractérise « une guerre totale » mais surtout une multitude de crimes de guerre au sens des conventions internationales. Ces deux années de guerre ont probablement occasionné plus 40 000 morts et autant de blessés, principalement lors de la destruction à 95% de la ville de Marioupol [29] qui comptait près d’un demi-million habitants.
« Le monde n’a pas vu une tragédie de l’ampleur de celle de Marioupol depuis l’existence des camps nazis. Les russes ont transformé notre ville en camp de la mort. Malheureusement, cette analogie effrayante est de plus en plus confirmée. Nous sommes au-delà de Grozny ou d’Alep. Il s’agit d’un nouvel Auschwitz »… a déclaré le maire de Marioupol, Vadym Boychenko. The Insider, « L’armée russe brûle les corps des civils tués à Marioupol dans des crématoriums mobiles », 6 avril 2022.
« Tout au long de l’année 2023, les forces russes ont commis des crimes de guerre et d’autres atrocités en Ukraine. […] Elles ont mené des attaques indiscriminées et disproportionnées qui ont tué et gravement blessé des civils, détruit des infrastructures vitales, notamment des bâtiments résidentiels, des hôpitaux et des écoles, ainsi que des objets d’importance culturelle et historique. […] Elles ont utilisé aussi bien des bombes à sous-munitions que des mines anti-personnelles interdites de 13 types différents [30]. Cela conduit à une situation sans précédent : sur environ 174 000 km2 [soit le tiers du territoire], les restes explosifs et les mines anti-personnelles ont fait de l’Ukraine un des territoires du monde les plus contaminés [par toutes sortes de produits] dont le déminage, [l’inactivation, la dépollution] et le nettoyage pourraient prendre des décennies » [31].
« Les forces russes et affiliées ont commis un grand nombre d’abus graves contre des civils dans les parties occupées des régions de Zaporijia, Kherson, Lougansk et Donetsk. Elles ont procédé à des disparitions forcées, à des exécutions sommaires de civils, à des détentions illégales ainsi qu’à des actes de torture, ciblant particulièrement des fonctionnaires, des activistes et journalistes pro-ukrainiens, ainsi que d’autres civils présumés opposés à l’occupation […] notamment dans des centres de torture que les forces russes ont exploités à Kherson pendant leurs huit mois d’occupation. En septembre, une commission de l’ONU [32] a signalé que des soldats russes y avaient commis des viols et des violences sexuelles contre des femmes âgées de 19 à 83 ans [33] ».
« Le recours généralisé à la torture par les forces russes et leurs attaques continues contre des infrastructures liées à l’énergie pourraient constituer des crimes contre l’humanité, selon un organisme d’enquête des Nations Unies. […] Les autorités russes en zones occupées ont continué de tenter d’effacer la culture et la langue ukrainiennes, notamment en imposant le programme scolaire et la langue d’enseignement russes, en faisant de la propagande de guerre et en dispensant une formation militaire dans les écoles, en violation du droit international » [34].
S’agissant de la mise en place de « 21 camps de filtration » à travers lesquels plusieurs millions d’Ukrainiens des zones occupées ont été contraints de passer pour se déplacer d’une ville à une autre, pour se rendre en Ukraine non occupée ou… pour que soit déterminé leur « degré de loyauté », leur existence et les exactions qui s’y déroulent constituent un crime à caractère génocidaire. « Ces lieux se divisent en quatre types : les bureaux d’enregistrement, les centres de détention de courte durée, les bâtiments où se déroulent les interrogatoires et les centres de détention à long terme. Cinq types de violations des droits de l’homme s’y commettent : la torture et des conditions de détention cruelles, inhumaines et dégradantes ; le travail forcé ; la collecte massive de données personnelles et d’ADN en dehors de tout cadre légal ; le transfert forcé vers le territoire de russe ; l’enlèvement de mineurs à leurs parents » [35]. Plus de 20 000 enfants ukrainiens ont été déportés, ce qui a motivé le mandat d’arrêt international délivré par le TPI contre Poutine [36] en mars 2023. Notons une fois de plus que la convention internationale de 1948 concernant le génocide fait obligation aux signataires, en l’occurrence tous les États occidentaux, de tout faire pour l’empêcher. C’est pourquoi ils se sont profondément enfouis la tête dans le sable.
La guerre : un traumatisme profond et durable pour tous les ukrainiens
Selon une tactique éculée des armées soviétiques, de nombreuses villes du front (Marioupol, Bakhmut et tant d’autres) ont été transformées en champs de ruines d’où toute vie est exclue pour longtemps. En conséquence, des territoires immenses resteront déserts et pollués pour de très nombreuses décennies, comme en France une « zone rouge » [37] de 120 000 ha perdure à la suite de la guerre de 14-18.
Toutes les villes d’Ukraine sans exception, sont sous le feu des drones, des bombes ou des missiles, envoyés surtout la nuit afin que la menace soit ressentie comme permanente et pour diminuer les possibilités de repos, accroître la peur et l’angoisse. Les traumas sont généralisés et les enfants n’y échappent malheureusement pas. En outre, comme en France lors de la Grande Guerre, toutes les familles sont touchées par la mort ou les blessures d’un proche.
Le martyr de ce peuple n’en finit pas depuis un siècle [38]…
[39]…
Transnistrie : toujours les mêmes prétextes depuis des décennies
Le mercredi 28 février 2024, c’est-à-dire à la veille du discours à la nation de Poutine, les députés de la région séparatiste prorusse de Moldavie, se sont réunis en congrès extraordinaire [40] et ont adopté une déclaration demandant au Parlement russe de « mettre en oeuvre des mesures pour protéger la Transnistrie » où vivent « plus de 220.000 citoyens russes », face à une « pression accrue de la part de la capitale Moldave » [41]. Pour eux, la Transnistrie serait confrontée à des « menaces sans précédent de nature économique, socio-humanitaire et militaro-politique », soit une « politique de génocide »…
Et les médias main stream de commenter : « Cette demande Transnistrienne rappelle celles des séparatistes prorusses de l’est de l’Ukraine qui avaient été l’un des prétextes mis en avant par Poutine pour déclencher des attaques de grandes ampleur contre l’Ukraine » [42]. Certes, mais c’est avoir la mémoire un peu courte : d’une part il ne faudrait pas oublier que le même prétexte avait été avancé en 2014 pour envahir le Donbass et annexer la Crimée.
D’autre part, dès le « Carnet de guerre » #1 nous avions signalé que c’est la septième fois que Vladimir Poutine [43] est à la manœuvre dans une intervention militaire depuis 1999. Rappelons également que peu avant l’invasion à grande échelle de 2022, les gouvernements occidentaux, qui avaient tous les moyens de savoir que plus de 100 000 hommes étaient massés le long de la frontière ukrainienne depuis avril 2021, n’ont absolument pas bougé ni même rien tenté, si ce n’est de proposer « un lift en taxi » à Zelenski en ajoutant : « Il ne faut pas humilier Poutine », certains donnant même une tournure plus universelle à la chose en disant : « Il ne faut pas humilier la Russie ». On voit à quel degré d’hypocrisie et d’ignominie le Capital parvient lorsqu’il s’agit le ménager ses intérêts [44], fut-ce sur le dos de peuples à offrir en gage.
Enfin, bien avant Poutine, il y en eût un autre qui se présentait comme le défenseur du droit des peuples à l’autodétermination ou comme le défenseur des peuples de langue et de culture opprimés, avant d’envahir la Tchéquie, l’Autriche, la Lituanie et la Pologne. À ce sujet, on se souviendra de l’attitude du capital occidental entre mars 1935 [45] et septembre 1938, à Munich : durant quatre ans et demi, « on » essaya de ne pas « humilier l’agresseur » [46]… Ajoutons que, pour ce qui concerne la « libération les peuples colonisés », Staline, le « Petit père des peuples » dans son propre empire, s’y entendait à merveille : des membres de l’ONG Mémorial ont avancé qu’ils n’avaient identifiés qu’1% des cimetières des victimes du Goulag et qu’au rythme où les nouvelles autorités le permettait, il leur faudrait encore travailler un siècle [47].
De Paris à Washington, « on » se couvre la tête de cendres : ciel, ma cassette !
Sans parler de tous les business qui perdurent, petits et grands, dont celui de Total (nous reviendrons bientôt sur le plus opaque, celui du nucléaire), commençons par rappeler que lors de la première année de guerre, la Russie a engrangé 270 Mds € de revenus grâce aux exportations de combustibles fossiles, dont 134 Mds € ont été payés par l’UE [48], ce qui représente deux fois le budget militaire annuel russe qui était de 60,6 Mds € en 2021.
En fait, tous ces Tartuffes font des prêts, montent des prêts-bails, vendent ou se séparent de leurs stocks d’armes déclassées pour les renouveler etc. : en Europe « on » se lamente du coût financier de la résistance ukrainienne (en passant sur les destructions et les pertes en vies humaines), tandis qu’outre-Atlantique « il » menace de ne plus continuer à aider le peuple ukrainien : « cela nous coûte trop cher ! ».
Mais dans ce registre, « on » tente de faire oublier que les pays du G7 se sont engagés à ce que les actifs gelés de la Banque Centrale de Russie ne lui soient pas restitués tant que les réparations de guerre ne seront pas payées. Or, les pertes infligées à l’Ukraine lors de la première année de guerre seulement dépassent déjà 410 Mds de dollars. La confiscation des actifs de la Banque de Russie pour un montant total de 300 Mds $ serait donc légitime et urgente pour aider l’Ukraine. Ceci dit, le capital ne le fera pas, même en présence d’études juridiques internationales solides [49]. Pour quelle raison ? Parce que cela toucherait à sa circulation, un principe intangible de son accroissement et donc de son existence !
De l’usage de la dystopie en philosophie politique
Qui disait : « Imaginons le pire pour nous donner les moyens de l’empêcher » : Günther Anders ou un de ses lecteurs de l’université de Stanford ? Voici.
Qu’on se rappelle tout d’abord les suites induites par le renoncement de Barack Obama à faire respecter sa propre « ligne rouge » concernant l’usage des armes chimiques par Bachar el Assad en 2013, ou encore la déroute états-unienne d’Afghanistan en août 2021. Ces deux épisodes ont, à coup sûr, encouragé Poutine à pousser ses feux en Syrie, en Crimée et au Donbass en 2014, puis dans le Haut-Karabakh, au Kazakhstan et en Ukraine en 2022.
Ensuite, imaginons le pire et de manière plus précise, à savoir que le peuple Ukrainien soit défait et totalement envahi, car c’est bien ce qui était prévu en trois jours, au départ de cette « opération militaire spéciale », tout le monde le sait, sauf peut-être quelques accrocs desdits « réseaux sociaux » et autres enfumages Wagnériens. La victoire de Poutine et l’occupation armée de l’Ukraine signifierait une escalade de crimes horribles, notamment la multiplication des « camps de filtration », des charniers, et la déportation d’enfants à l’échelle de la nation tout entière. Le peuple ukrainien connaîtrait alors un drame épouvantable, une saignée de l’ampleur de l’Holodomor [50] ou de la « Grande guerre patriotique » (qui s’est en grande partie déroulée sur son sol et avec ses soldats), une extermination déjà promise d’ailleurs par Medvedev et consorts – et à de multiples reprises – puisqu’aussi bien il s’agit d’éradiquer un « genre humain », celui des « ukro-nazis ».
À l’évidence, une hypothétique victoire de Poutine donnerait des idées à de nombreux dictateurs de par le monde (en commençant par l’Afrique où Wagner a semé ses pratiques maffieuses) et cela mènerait le régime iranien des mollahs – qui est au seuil de l’armement nucléaire – à étendre sa domination sur le monde musulman, tandis que la Chine populaire serait probablement tentée de tester la résolution états-unienne dans le détroit de Taïwan et dans le Pacifique. Evidemment, les hésitants ou les outsiders tels qu’Erdogan se sentiraient eux aussi pousser des ailes …
Enfin, dans le cas d’une hypothétique victoire de Poutine, ses troupes seraient directement au contact de la Pologne et de la Roumanie, toutes deux membres de l’Otan. Mais surtout, cela permettrait de liquider rapidement la Moldavie (sous couvert de libération des russes de Transnistrie) et « d’approfondir la coopération avec les pays amis » que sont la Slovaquie de Vico et la Hongrie d’Orban. Ainsi, une nouvelle continuité territoriale serait dessinée jusqu’au Sud de la Serbie amie d’Aleksandar Vučić. Dans ce cas, la Roumanie serait d’ailleurs presqu’entièrement encerclée par cette « alliance », sauf au Sud. En outre, souvenons-nous que le prochain mandat de Poutine devrait se terminer en 2030, date à laquelle il est prévu que la Biélorussie et la Russie ne fasse plus qu’un seul Etat qui aurait alors une superficie accrue de plus d’un million de km2 au total, avec toutes les « ressources » que cela suppose. D’ailleurs dans cette hypothèse, il serait logique de se demander si, et combien de temps, la Roumanie et la Bulgarie pourraient résister à ce type « d’alliance ». Serait-ce alors une nouvelle jeunesse pour le glacis soviétique ? Mais tout ceci n’est qu’une dystopie, évidemment.
Reste une question : alors que depuis 25 ans il lui fait les yeux doux en lorgnant sur ses entreprises, ses « ressources naturelles » et son marché de 140 millions de personnes, qu’est-ce qui pourrait faire changer d’attitude un capital occidental devant un Poutine qui se prépare à des années de guerre en transformant son économie en économie de guerre ? À notre avis, une chose et une seule : la redistribution en sa défaveur des rapports de forces entre les impérialismes occidentaux et la concurrence montante d’un nouvel axe : Russie, Chine, Biélorussie, Corée du nord, Iran.
C’est ce qui est à l’œuvre en ce premier quart du xxie siècle, sans que nous puissions en prédire les évolutions ni le terme, mais une chose est certaine : c’est ce qui a déclenché les deux premières guerres mondiales. Souvenons-nous à ce sujet de ce que disait Einstein à propos de la troisième, d’autant que tout cela est, pour l’instant, de l’ordre de la dystopie.
Jean-Marc Royer février / mars 2024