Accueil > Carnets de guerre > LES UKRAINIENS PAYENT DE LEURS VIES LE CYNISME DES UNS ET LA BARBARIE DES AUTRES

LES UKRAINIENS PAYENT DE LEURS VIES LE CYNISME DES UNS ET LA BARBARIE DES AUTRES

Carnets de Guerre #6

mercredi 1er février 2023, par Jean-Marc Royer

Par Jean-Marc Royer

Dans les carnets de guerre précédents, nous avions abordé le rôle des occidentaux et de l’Otan après l’effondrement de l’URSS [1]. Nous avions également rappelé les différents engagements de la fédération de Russie à respecter les frontières internationalement reconnues, fait un rapide tableau des huit guerres précédemment menées par le successeur de Eltsine, esquissé une chronologie des évènements depuis avril 2021, attiré l’attention sur les multiples dangers de « dérapages nucléaires » de cette guerre, puis ébauché une première chronologie des faits, y compris militaires.
Nous avions également tenté de montrer en quoi, selon nous, l’anschluss de la RDA en 1990 avait été fondateur d’un nouvel ordre politico-militaire en Europe – une ostpolitik dont l’Allemagne réunifiée allait être le fer de lance – et en quoi il avait constitué le point d’orgue d’une contre-révolution internationale des néolibéraux débutée en 1973, ce qui avait encouragé certains à écrire que la fin de l’Histoire était arrivée. Il reste que cela avait largement fait école dans le gouvernement Eltsine et donné naissance à une kleptocratie oligarchique et maffieuse aujourd’hui disparue ou en voie de disparition [2]. Il resterait à entreprendre à grands traits une histoire de la fédération de Russie depuis 1991 afin, d’une part, d’esquisser l’anthropologie politique d’une population qui a connu un parcours peu commun depuis un siècle ; d’autre part d’étudier l’ascension et la construction d’un nouveau pouvoir qui a pris comme emblèmes la « Grande Guerre Patriotique », l’autocratie tsariste et la grandeur éternelle de l’empire russe. Toutes choses qui nous permettraient de mieux comprendre quelques uns des déterminants politiques majeurs de la situation.
Il est de fait que beaucoup d’articles sur la guerre en cours s’attachent à en décrypter les aspects idéologiques, ce qui peut indéniablement avoir un intérêt ; pour autant, il ne faudrait pas en oublier l’analyse de la réalité des rapports économiques qui peut rendre compte, en dernier ressort, des intérêts des uns et des autres. C’est ce à quoi s’attache cet épisode des carnets de guerre, après le précédent, en essayant d’en tirer quelques réflexions, sans jamais oublier que la vie de milliers de civils ukrainiens est menacée jour après jour.


(Dans les environs de Kiev en mars 2022. Photo : Felipe Dana Associated Press.
https://www.ledevoir.com/monde/europe/691440/guerre-en-ukraine-que-retenir-du-30e-jour-de-guerre-en-ukraine )

Les retards d’installation du capital occidental en Ukraine
Jusqu’à une date récente, le capital Ouest-européen ne voyait que peu d’intérêts économiques à l’Ukraine. En effet, il y avait déjà les zones à bas salaires de Pologne, d’Asie et, à défaut, l’utilisation des travailleurs migrants ; mieux valait donc se contenter d’acheter les productions céréalières, minières ou sidérurgiques de l’Ukraine plutôt que d’investir dans ce pays à risques, dont par ailleurs l’appareil productif datait de l’ère soviétique. Si, malgré tout, des capitaux européens sont arrivés en Ukraine, la plupart se sont plutôt retrouvés dans l’immobilier ou les montages financiers [3].
En 2010, la découverte de gisements de minerais rares, de charbon, de gaz de schiste au Donbass ou de pétrole et de gaz en mer Noire, ont attisé tous les appétits, évidemment. Mais l’Accord d’association de l’Union Européenne [4] avec l’Ukraine, entré en vigueur en pleine guerre du Donbass, c’est-à-dire en septembre 2017 et le « Partenariat stratégique sur les matières premières » conclu en juillet 2021, n’ont pratiquement connu aucune concrétisation à ce jour étant donné que bon nombre de ces « ressources » se trouvent à l’Est du pays, en Crimée ou en mer Noire, c’est-à-dire dans les zones de guerre ou occupées depuis 2014.
Par contre, ce que nous disent ces tentatives, c’est que le capital occidental n’avait qu’un souci, celui de continuer à faire des affaires, nonobstant les 13 000 morts depuis 2014.


(Mineurs de charbon Ukrainiens du Donbass.
https://www.stripes.com/theaters/europe/2022-08-10/ukraine-war-battle-nation-mineral-energy-wealth-6940779.html)

La pérennité des investissements européens en Russie…
Les intérêts européens en Russie ou dans les échanges avec ce pays étaient autrement plus importants : l’UE fut le premier partenaire commercial de la Russie durant des années, représentant par exemple 30 % du total de toutes les exportations russes [5]. Avec 160 000 salariés, les entreprises françaises – Auchan, Décathlon, Leroy Merlin, Renault – étaient le premier employeur étranger en Russie jusqu’au 22 mars 2022. Sans parler de « TotalEnergies en Russie » qui écrit fièrement sur sa page d’accueil : « Nous sommes présents en Russie depuis plus de 25 ans. Aujourd’hui, nous sommes actifs dans tous nos secteurs d’activités », ce qui a le mérite d’être clair, malgré le pléonasme caractéristique de l’usage de la langue de bois. Ceci dit, le capital allemand est autrement mieux représenté dans ce pays, comme indiqué dans le tableau ci-dessous (le détail des entreprises présentes, classées par pays, est accessible en ligne [6]). Faut-il rappeler d’autre part, que depuis le début de la guerre actuelle, la Russie a engrangé 270 Mds € de revenus grâce aux exportations de combustibles fossiles dont 134 Mds € ont été payés par l’UE [7] ? Ce qu’a versé l’UE représente deux fois le budget militaire russe qui était de 60,6 Mds € en 2021.
Et pour se faire une idée de l’attitude du capital après le 24 février, il suffit de rappeler qu’à la date du 9 janvier 2023, seules 24 % des 1 389 entreprises engagées en Russie y avaient cessé leurs engagements ou étaient parties [8] :


… le dispute à la pérennité des intérêts russes en Ukraine
Au début du xxie siècle, l’Ukraine restait en partie dépendante de la Russie : en particulier à l’est du pays, de nombreux géants demeuraient fortement assujettis aux matières premières russes et avaient leur principal débouché chez leur grand voisin. À ce moment-là, les relations entre ces deux pays présentaient toujours toutes les caractéristiques d’un échange inégal, c’est-à-dire en fait, colonial [9].
C’est dans ce cadre et en profitant des libéralisations de l’ère Koutchma (président de 1992 à 2005) que la prise de contrôle de banques et d’entreprises de grande taille – notamment dans les industries chimique, pétrolière et métallurgique de l’Est du pays – fut menée de concert par des oligarques ukrainiens et russes. En effet, ces derniers, qui avaient senti venir un vent mauvais à la fin du siècle [10] dans leur pays, avaient pris soin d’exfiltrer quelques-unes de leurs activités à l’étranger, notamment en Ukraine. Outre sa proximité géographique, culturelle et linguistique [11], le pays, ex-membre du Comecon, [12] avait conservé quelques habitus soviétiques qui permettaient de se retrouver en territoire connu, si ce n’est conquis.


(Réunion du COMECON, à Bucarest le 27 juin 1978.
The Romanian Communism Online Photo Collection. https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/10/XXXII-a_sedinte_a_sesiunii_Consiliului_de_Ajutor_Economic_Reciproc.jpg)

In fine, 60 % des entreprises ukrainiennes seront détenues par des capitaux russes après le mouvement de privatisation évoqué plus haut [13]. Les financements passaient souvent par l’intermédiaire de groupes offshore, ce qui explique la part disproportionnée de Chypre – pays de l’UE, connu pour être un paradis fiscal – dans l’économie ukrainienne. Il est inutile de préciser que l’impact de ces investissements sur la vie du pays et de sa population n’a pas produit que des effets positifs… ou des gains de bien-être, loin s’en faut [14].
Au-delà de tous les discours, cela permet de comprendre pourquoi, sous les présidences de Leonid Koutchma ou de Viktor Ianoukovytch [15] (2010-2014) l’Ukraine était parée de toutes les vertus, aux yeux de Moscou.
En 2018, malgré lesdites « sanctions occidentales » suite à la conquête du Donbass et de la Crimée [16], les investissements des holdings russes en Ukraine – exit les oligarques – représentaient 34,6 % du montant total des investissements directs étrangers, selon le service d’État des statistiques. Le second investisseur étranger était… Chypre. La Russie était donc la première et la deuxième source d’investissements étrangers dans ce pays [17]. En outre, elle contrôlait la moitié du pétrole conventionnel de l’Ukraine, 72 % de son gaz naturel et l’essentiel de sa production et de ses réserves de charbon [18] après la première phase de guerre (2014-2018).
Dans le « Carnet de guerre #5 », nous avions attiré l’attention – carte détaillée des pipe-lines d’hydrocarbures à l’appui – sur le fait que l’Ukraine était devenue en 2020 un enjeu économique et stratégique encore plus important pour Moscou lorsqu’il s’est avéré que les gazoducs baltiques échappaient à son contrôle, ce qui est devenu quasi définitif le 26 septembre 2022 avec leur sabotage. Le projet d’annexer Kiev en quelques jours fut donc destiné d’une part, à pérenniser les livraisons énergétiques par lesquelles le Kremlin tiendrait en laisse ses débiteurs européens ; il avait d’autre part pour fonction de préserver ad vitam aeternam les prometteuses prédations issues de la guerre précédente et enfin de protéger les investissements déjà effectués. La motivation de Poutine n’était donc ni plus ni moins que coloniale, ou plus précisément impériale, lorsqu’on la rapporte à l’histoire longue.


(Sievierodonetsk, entreprise « Azot »
https://bit.ly/3XMkQ7q)

D’un côté, des arguties idéologiques qui masquent la réalité
Comme toujours, la pyramide inversée de l’idéologie repose sur une tête d’épingle d’une solidité à toute épreuve, mais au-dessus, s’échafaudent des assertions ad hoc dont il y a lieu d’examiner quelques détails dans les discours justifiant l’invasion. Parmi tout le fatras des arguments, le premier cercle du pouvoir a d’abord avancé que l’Otan mettait en cause « la sécurité » de la Russie. Comme les adhésions des anciennes républiques soviétiques datent de 1999 et 2004, on est en droit de se demander pourquoi partir en guerre dix-huit ans après et contre un pays qui n’en est pas membre et ne revendiquait pas de le devenir avant guerre ? Cela ne signifie pas que nous soyons dupe des manœuvres de l’Otan et comme nous l’avons écrit dès le « Carnet de guerre #1 », rien ne justifiait la pérennité de cette alliance et encore moins ses interventions après la dissolution du pacte de Varsovie. Il n’empêche, rappelons-le, que l’intangibilité des frontières ukrainiennes fut internationalement reconnue à plusieurs reprises par la Russie, notamment lors de la signature du Mémorandum de 1994 à Budapest, lorsque le pays s’est dessaisi de toutes ses ogives nucléaires au profit de son ancienne puissance tutélaire.

De l’autre côté, des évènements imprévus et très dérangeants
À la veille de l’invasion de 2022, aucun gouvernement européen ne voulait y croire. Puis, une fois celle-ci déclenchée, tous les services de renseignement, de Washington à Moscou en passant par ceux des capitales européennes, étaient totalement persuadés que, comme en 2014 en Crimée, l’affaire serait rondement menée par « la deuxième armée du monde ». Le 3 mars encore, le chef de la diplomatie étatsunienne Antony Blinken affirmait « Nous gardons la porte ouverte pour une issue diplomatique » [19], ce qui démontrait à quels égarements les occidentaux étaient parvenus. Il faut dire que cela aurait permis, moyennant quelques sanctions et rodomontades diplomatiques, de continuer le business as usual. Las, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Il s’est même produit l’invraisemblable : les cinq armées russes du Nord ont été défaites en rase campagne et, en moins de cinq semaines, elles ont du retraverser le territoire biélorusse, mais en sens inverse.
À ce moment-là, étant donné cette énorme surprise opérationnelle et les délais de livraison des équipements militaires, les États-unis – ainsi que les occidentaux et l’Otan – étaient totalement hors-jeu sur le front et le resteront jusqu’au mois de mai. D’ailleurs, durant toutes ces premières semaines qui furent décisives pour la suite de la guerre – la quasi-totalité des matériels de l’armée Ukrainienne étant de facture soviétique, les seuls qui pouvaient alors lui venir en aide rapidement furent les pays limitrophes, eux qui avaient aussi connu la botte stalinienne et possédaient encore des équipements soviétiques. Le 24 février 2022, il y eut donc une agression impérialiste et une seule : elle provenait de l’armée russe. Or, aucun motif, quel qu’il soit, ne peut justifier l’envahissement puis la destruction d’un pays tiers et de sa population. L’Otan était alors hors-jeu et le restera longtemps.

Les Ukrainiens payent de leurs vies le cynisme des uns et la barbarie des autres
Que les États-unis puis la Grande Bretagne, après les PECO, aient par la suite fourni un aide importante n’est pas contestable. Et comme les républicains espagnols ou la Résistance française, les ukrainiens ont accepté les armes, d’où qu’elles viennent, pour tenter de se défendre et défendre la vie de leurs concitoyens. Encore faut-il préciser que les États-unis, comme les autres occidentaux, ont refusé de fournir des avions, des blindés [20] et des missiles à longue portée qui seuls auraient permis de repousser l’envahisseur hors des frontières. Même la protection anti-aérienne efficace fut refusée à l’Ukraine, avec les conséquences que l’on sait, au moins depuis le 10 octobre 2022 : l’armée russe a lancé plus de 2 500 missiles et drones sur les infrastructures civiles de l’Ukraine, ce qui constitue une multitude de crimes de guerre [21] selon les conventions internationales de 1879 à 1977.
Par ailleurs, les États-unis ont très vite instrumentalisé cette guerre dans la perspective « d’affaiblir la Russie », mais seulement « jusqu’à un certain point », car il faudrait éviter de « pousser Poutine dans les bras de Xi Jinping », leurs affaires dans l’Indo-Pacifique étant leur principale préoccupation depuis un demi-siècle. À quel moment et selon quels critères les États-unis considèreront-ils que la Russie est « suffisamment affaiblie » pour cesser leur aide et contraindre l’Ukraine à négocier l’inacceptable ? Ce moment ne peut pas être identifié comme étant celui d’une défaite complète et imminente de l’armée russe, car alors, Poutine, qui n’a jamais perdu une guerre et ne peut se permettre de perdre celle-là sous peine de déchoir dans les heures qui suivent, pourrait utiliser une arme non conventionnelle. En conséquence, il y a peu de chances pour que cette guerre se résolve rapidement et localement de manière militaire. Ce qui n’empêche pas qu’une offensive d’une toute autre ampleur que la première sur Kiev, soit préparée avec l’ami Biélorusse [22].
Comprenant que les États-unis ne s’opposeraient pas frontalement à la poursuite de l’invasion et sauraient brider les velléités ukrainiennes de victoire le moment venu, à Moscou, le message fut interprété comme une sorte de « laissez-passer » à une guerre prolongée, d’autant que les états-uniens, après la Syrie, venaient de subi un sévère échec en Afghanistan. Reste que les seules victimes civiles de cette guerre sont ukrainiennes ; elles le sont avant tout du fait de la tactique connue et avérée de l’armée russe : tout détruire, tout réduire à l’état de gravas, sans aucun égard à la vie et encore moins aux conventions internationales. Grozny, Alep, Marioupol, Boutcha, Bakhmut en sont de tragiques démonstrations. Autrement dit, les ukrainiens continuent de payer dans leur chair le cynisme des uns et la barbarie des autres.
Au cours des onze mois de préparatifs connus à l’invasion, il eût été possible de mettre en place une force d’interposition comme cela s’est fait ailleurs, ou au moins de le tenter. Quoi qu’il en soit, il n’y eût pas l’ombre d’une tentative et c’est ce « laisser passer initial » délivré de facto par les occidentaux qui a permis que Poutine se serve sans vergogne de la menace nucléaire [23], tandis qu’il utilisait et continue d’utiliser les bombes à fragmentation et au phosphore, interdites par les conventions internationales, sans parler des missiles hyperbares.


Mais une autre dimension politico-militaire de la guerre est en train de surgir. Elle est liée à l’excroissance actuelle des organisations paramilitaires [24] : outre Wagner et la Milice Tchétchène de Kadyrov, il est apparu le groupe « Patriot » de Sergueï Choïgou – le ministre de la défense ! – tandis que le groupe d’assaut et de sabotage « Rusich » d’Alexey Milchakov [25] tend à s’autonomiser. Il est important de noter que Wagner – officiellement illégal mais dirigé par le milliardaire et ancien condamné pour brigandage, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution Evgueni Prigojine – a non seulement acquis pignon sur rue à Saint Pétersbourg [26], mais recrute ses mercenaires parmi les condamnés à la prison en leur promettant, outre un bon salaire, la libération « sans casier judiciaire » au bout de six mois de combat. Cela se fait par dessus l’administration pénitentiaire, avec l’accord du pouvoir et signifie qu’un personnage peut se permettre en Russie de déjuger tout l’appareil judiciaire du pays non seulement sans problème, mais en étant soutenu par une myriade de « bloggeurs correspondants de guerre sur le front » et les médias d’Etat. C’est un symptôme parmi d’autres d’où en est l’état de droit dans ce pays ; amener sur le front des repris de justice que l’on pousse à la barbarie (tuer publiquement à coups de marteau un « déserteur ») en est un autre.


(Des visiteurs en tenue de camouflage dans le « Centre SMP Wagner » à Saint-Pétersbourg, le 4 novembre 2022. Olga Maltseva / AFP.
https://bit.ly/3XstibZ)

Les tartuffes complices attendent « les opportunités » de la reconstruction
Comble de l’hypocrisie, les capitales occidentales se sont appuyées sur « le danger d’escalade » russe pour éviter d’envoyer les matériels, les armes et les munitions demandées par les Ukrainiens. Le roi de la tartufferie en la matière, c’est une fois de plus Macron (ex aequo avec Scholz [27]) qui refusait le 13 avril 2022 de dénoncer un crime de génocide en arguant que « reconnaître ce crime entraînerait un devoir d’assistance » et ferait de la France un « cobelligérant ». Les crimes de guerre commis à Boutcha et Irpin étaient alors confirmés depuis le début du mois, mais faute de dossiers constitués dans les règles, la question du génocide était peut-être discutable à ce moment-là ; depuis huit mois, il ne peut plus y avoir de doute à ce sujet. En effet, outre les parlements de Pologne, d’Ukraine, d’Estonie, de Lettonie et le Canada, des historiens ou des juristes qui ont particulièrement travaillé sur cette question tels Eugene Finkel, Gregory Stanton, Timothy Snyder [28], plusieurs ONG (Amnesty International, la FIDH, Human Rights Watch…), des médias russes d’opposition (Meduza, Insider) et la sous-secrétaire générale de l’ONU pour les droits de l’Homme [29] ont montré qu’en plus des actes constatés, il y avait – ce qui relève aussi de la convention de 1948 – des proclamations génocidaires incessantes et publiquement affichées de la part de journalistes russes, de responsables politiques tel Dimitri Medvedev (lire ses vœux de nouvel an en annexe 2) et de hauts dignitaires de l’église orthodoxe moscovite qui ont appelé à une russification forcée des territoires occupés, voire à une destruction de la nation, du peuple et de la culture ukrainienne.


(Le marché de Shevchenkové, près de Kharkiv, après le bombardement du 9 janvier 2023. Photo : parquet de la région de Kharkiv.
https://desk-russie.eu/2023/01/14/en-ukraine-le-droit-international.html)

Les dizaines de milliers d’adultes et d’enfants déportés [30] « parce qu’il faudra une génération pour détruire la nation ukrainienne », constituent un autre volet du crime de génocide au sens de la même convention (extraits en annexe 3), laquelle oblige effectivement les parties signataires à prévenir de tels actes et à punir leurs auteurs (art. 1er). On attend encore que les pays signataires, qui proclament sans arrêt leur attachement au droit international, réagissent [31]


(6 octobre 2022, missile au Centre ville de Zaporijia
https://ua.korrespondent.net/ukraine/4523403-raketnyi-udar-po-zaporizhzhui-kilkist-zahyblykh-zrosla)

Début janvier 2023, dans une sorte de course aux annonces, les uns et les autres ont soudainement promis d’envoyer des véhicules blindés en Ukraine – pas les plus modernes évidemment et de préférence ceux qui sont déclassés –, alors que l’excuse de la soi-disant cobelligérance avait été jusque là avancée pour s’y soustraire [32]. S’agissant de cobelligérance d’ailleurs, il est pour le moins étrange que la Biélorussie qui a prêté son territoire, ses infrastructures civiles et militaires à l’armée russe pour envahir l’Ukraine en février 2022 et s’apprête à le refaire, n’ait jamais été qualifiée de « cobelligérante » par les occidentaux, pas plus que la Tchétchénie qui y envoie pourtant ses ressortissants se battre sous les ordres de Kadyrov ou les instructeurs iraniens qui aident l’armée russe dans le montage et l’adaptation des centaines de leurs drones utilisés dans le bombardement des installations civiles et des immeubles d’habitation.

Poutine, en envahissant l’Ukraine, prétend à présent mener une croisade civilisationnelle contre « la dégénérescence occidentale » – tout en accusant ces « dégénérés » de vouloir détruire la Russie éternelle – et après avoir affirmé aux débuts de l’invasion vouloir « dénazifier l’Ukraine » [33]. Non seulement ces discours sont outranciers, mais ils réduisent la population ukrainienne à l’état de marionnettes manipulées, au choix : par les nazis, les occidentaux ou les États-unis. C’est là une drôle de conception qui réduit l’histoire des populations à celle des États ou de leurs gouvernements et recouvre de facto un profond mépris de leur spécificité, de leur histoire, de leur possible autonomie, et de la réalité. Car si les populations du monde entier sont évidemment sous l’influence des rapports sociaux de production dominants, c’est faire bien peu de cas de leur capacité à s’en défaire : les femmes qui rejettent le voile et sont à la pointe de la révolution iranienne en cours depuis la mort de Masha Amini le 16 septembre 2022 démontrent au jour le jour que c’est possible.


 Annexe 1 : Protocole additionnel (I) aux conventions de Genève de 1949.
« Certaines dispositions concernent particulièrement la protection des populations et bâtiments civils : les attaques doivent être limitées et ne viser que les objectifs militaires, selon l’article 48 du protocole additionnel de 1977.
Les précédentes dispositions interdisent les attaques directes contre les populations et biens civils. Les attaques indirectes, c’est-à-dire sans discrimination, sans ciblage et les frappes indistinctes, sont aussi interdites par l’article 51, alinéa 4 du protocole additionnel de 1977. Cela prohibe de facto les bombardements de zone ou les armes ne pouvant permettre un ciblage discriminé, comme les armes à sous-munitions ou incendiaires, et cela interdit également les attaques disproportionnées. Il faut ajouter à cela que l’entrée des forces russes sur le territoire ukrainien transforme de facto la Russie en force occupante selon les articles 2 et 4 de la Convention de Genève. » (Site du CICR).

 Annexe 2 : Meilleurs vœux pour la nouvelle année, de la part de Dmitri.
Le 26 décembre 2022, Dmitri Medvedev sur Tweeter, nous souhaitait bonne année : « Le soir du Nouvel An, tout le monde se lance dans les prédictions. […] Voici notre humble contribution. Que peut-il se passer en 2023 :
1. Le prix du pétrole atteindra 150 dollars le baril et le prix du gaz dépassera 5 000 dollars par 1 000 mètres cubes.
2. Le Royaume-Uni rejoindra l’UE.
3. L’UE s’effondrera après le retour du Royaume-Uni ; L’euro ne sera plus utilisé comme ancienne monnaie de l’UE.
4. La Pologne et la Hongrie occuperont les régions occidentales de l’ancienne Ukraine.
5. Le Quatrième Reich sera créé, englobant le territoire de l’Allemagne et de ses satellites, c’est-à-dire la Pologne, les États baltes, la Tchéquie, la Slovaquie, la République de Kiev et d’autres parias.
6. La guerre éclatera entre la France et le Quatrième Reich. L’Europe sera divisée, la Pologne repartitionnée au passage. […] »
8. La guerre civile éclatera aux États-Unis, la Californie et le Texas devenant ainsi des États indépendants. Le Texas et le Mexique formeront un État allié. Elon Musk remportera l’élection présidentielle dans un certain nombre d’États qui, après la fin de la nouvelle guerre civile, auront été donnés au GOP. [9. et 10.]
Bonne saison à vous tous, amis anglo-saxons, et à leurs joyeux porcelets ! »

 Annexe 3 : Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 entrée en vigueur en 1951.
Article premier : Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.
Article II : Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. (HCR de l’ONU).

Jean-Marc Royer, le 20 janvier 2023


[1Une remarque à ce sujet : lorsque l’on consulte les nombreuses archives qui relatent les rencontres entre Gorbatchev et les occidentaux, il est surprenant de constater que ces derniers se retrouvèrent finalement en position dominante, moins de leur fait, que des étonnantes « faiblesses techniques » de Gorbatchev et de son entourage quant au traitement des dossiers abordés.

[2Quatorze responsables économiques de haut niveau se sont suicidés de mort violente depuis le début de l’année 2022. « Suicides, chutes, accidents : de nombreux hommes d’affaires russes sont morts dans des circonstances étranges depuis le début de la guerre en Ukraine », France info du 28 décembre 2022.

[3Marco Bojcun, Towards a political économy of Ukraine, Selected Essays, 1990-2015, Ibidem-Verlag, Stuttgart, 2020.

[4En laissant penser que cet accord a eu des suites tangibles, Pierre Rimbert publie un article de 18 000 signes dans le Monde Diplomatique d’octobre 2022, sans avoir un sel mot sur les morts Ukrainiens. Lire ses critiques in « Arguments pour la lutte sociale. Nouveaux chiens de garde. 1er octobre 2022 » et dans « Les Humanités », Jean-Marc Adolphe : « Le Monde Diplomatique, petit Goebbels de Poutine », 1er octobre 2022. Citer ces textes ne revient pas à cautionner l’orientation de ces sites. Par contre, cela fait partie du travail des chercheurs que de savoir « trier le bon grain de l’ivraie ».

[5Yves Bourdillon, Benjamin Quénelle, « La Russie dépend plus que jamais de son pétrole » Les Echos, 14 mars 2018 et Y. Bourdillon, « Poutine lance des menaces extravagantes dans les hydrocarbures », 9 septembre 2022.

[6Il est possible de connaître le nom de ces toutes entreprises sur le site : https://som.yale.edu/story/2022/over-1000-companies-have-curtailed-operations-russia-some-remain

[7Russia Fossil Tracker : https://www.russiafossiltracker.com/

[9La Russie restait le premier partenaire commercial avec 22,6 % des exportations et 36,9 % des importations et 70 % de ses importations énergétiques. La dette à l’égard de la Russie était évaluée à 1,4 Mds $. Vitaliy Denysyuk, « Les Russes en Ukraine. Un révélateur de contraintes », Revue Outre-Terre 2003/3 (no 4), p. 113 à 118.

[10Seulement deux oligarques de la période Eltsine ont survécu à la prise de pouvoir de Poutine : Mikhail Fridman et Vladimir Potanine.

[11Le fait que la langue russe soit majoritairement parlée à l’est de l’Ukraine fut invoqué depuis 2014 pour justifier les invasions. À ce compte, étant donné qu’une partie de leurs habitants sont francophones de longue date, pourquoi ne pas envahir la Suisse et la Belgique, puis les annexer dans une « nouvelle France » ? Et tant qu’on y est pourquoi s’arrêter aux détails ? Revenons donc à l’Empire de Charlemagne, ce qui permettrait, outre les deux pays précédents, d’annexer les Pays-Bas, l’Allemagne, la Tchéquie, l’Autriche, la Slovénie, une bonne partie de l’Italie et le nord de l’Espagne…

[12Une organisation économique qui regroupait en 1978 les pays de l’Europe de l’Est, la Mongolie, Cuba, le Vietnam et l’URSS, laquelle organisait les échanges à sa manière…

[13Economist Intelligence Unit, Ukraine. EIU Country Report, avril 2001, p. 33.

[14Vitaliy Denysyuk, « Les Russes en Ukraine. Un révélateur de contraintes », dito.

[15Koutchma fut directeur de l’usine Ioujmach qui fabriquait les missiles intercontinentaux de l’Union soviétique et ancien membre du PCUS. Ianoukovytch membre du PC Ukrainien.

[16Malgré sa violence, la prédation de la Crimée n’a jamais atteint le seuil de la guerre « ouverte ». Il aura suffi pour cela que le Kremlin combine habilement trois opérations militaires « sous le seuil » et soit capable de nier qu’elle est en train de les réaliser. C’est ainsi que l’on parvient en un an et sans l’avouer, à imposer sa volonté à un pays de 45 millions d’habitants. Michel Goya, « Comment neutraliser un pays sans le dire, Ukraine 2014 ».

[17Sébastien Gobert, « Ukraine-Russie : le premier investisseur étranger en Ukraine est… la Russie », RFI, 6 septembre 2018. Cf. aussi : Véronique Soulé, « Ukraine les privatisations troubles refont surface, Libération, 15 avril 2005.

[18Anthony Faiola et Dalton Bennett, « In the Ukraine war, a battle for the nation’s mineral and energy wealth », The Washington Post, August 10, 2022.

[19Au fond, personne ne voulait croire à l’invasion malgré la troupe amassée depuis avril 2021 puis l’installation des hôpitaux de campagne dans les dernières semaines. Et c’est dans un état de stupéfaite imprévision que le 26 février, Biden proposait à Zelensky de l’exfiltrer. Cf. également « Guerre en Ukraine : des pourparlers attendus, un cessez-le-feu au menu », Le Point avec l’AFP, le 3 mars 2022.

[20En fin d’année 2022, un tiers des trois mille tanks russes mis hors de combat ont été récupérés ou réparés, si bien que le premier fournisseur de l’Ukraine en tanks est devenu l’armée russe elle-même. Mais ce ne sont pas des engins de dernier cri…

[21Vingt et un pays enquêtent actuellement sur les crimes de guerre en Ukraine, a déclaré le président d’Eurojust, l’Agence de l’UE pour la coopération en matière de justice pénale. À la fin décembre 2022, la police ukrainienne a découvert 21 charniers dans les territoires reconquis. Beaucoup des corps exhumés avaient les mains ligotées dans le dos ou portaient des traces de torture.

[22De nombreux militaires à la retraite parcourent les plateaux ou écrivent sur la guerre en cours. Les plus médiatisés n’étant pas forcément les plus intelligents, ni les plus clairvoyants. L’interview du Gal Michel Yakovleff, le 16 janvier 2023 sur le site de la revue « Air et Cosmos », dans laquelle il n’hésite pas à fustiger le cynisme occidental, est remarquable, bien qu’à notre avis, il commette deux erreurs d’appréciation militaire et deux erreurs politiques qu’il serait trop long de développer ici. Evidemment, citer ce militaire ne nous empêche pas de rester un antimilitariste convaincu, de longue date…

[23Les contacts « au plus haut niveau » ayant repris à ce sujet, comme au temps de la guerre froide, il n’en sera plus question à partir de la rencontre de la mi-novembre 2022 à Ankara, Cf. le « Carnet de guerre #5 ».

[24Pour autant, il ne faudrait pas oublier le moment venu, qu’il y a trois armées en Russie, qui chacune possède ses propres troupes et matériels : celle qui dépend du ministère de la défense, celle du ministère de l’intérieur et la Rosgvardiya – le « service fédéral des troupes de la garde nationale de la fédération de Russie » – créée le 5 avril 2016. Interview du Gal Yakovleff déjà citée.

[25Un néo-nazi qui se proclame publiquement comme tel (Wikipédia English).

[26Saint Pétersbourg est sa ville natale et celle de Poutine, d’où le forcing qui a été fait pour y ouvrir des bureaux somptueux, sans l’aval du maire qui a été diversement menacé.

[27Comme lorsque son camarade de parti Schroeder était au pouvoir, le chancelier actuel a permis ou approuvé le financement de feu les gazoducs baltiques pendant vingt-cinq ans. Ce qui ne l’empêche pas de déclarer récemment : « Nous avons retenu la leçon, la sécurité de l’Europe repose sur la diversification de ses fournisseurs et de ses routes énergétiques et sur l’investissement dans l’indépendance énergétique… » Mieux vaut tard que jamais… Olaf Scholz, « The global Zeitenwende. How to avoid a new cold war in a multipolar era », Foreign Affairs, New York, janvier-février 2023.

[29« Transferts forcés d’enfants », centres de « triage »... L’ONU accuse la Russie sur les déplacements d’Ukrainiens, Libération et AFP le 8 sept. 2022.

[30Amnesty International avance le chiffre de 10 764 mineurs se trouvant en Russie ou dans les zones occupées, séparés de leurs familles et il ne s’agit pas seulement des orphelins, comme le soutient Moscou : Guerre en Ukraine : ce que l’on sait sur les transferts forcés et les déportations de civils ukrainiens vers la Russie, Amnesty International, 10 nov. 2022. Raoul Wallenberg, An Independent Legal Analysis of the Russian Federations Breaches of the Genocide Convention in Ukraine and the Duty to Prevent, New Lines Institute for strategy and policy, may 2022.

[31Lire à ce sujet l’excellent article de Nicolas Tenzer, « En Ukraine, le droit international nous oblige », Desk Russie, 14 janvier 2023. Il y montre comment les hypocrisies occidentales depuis 2014 à ce sujet ont conduit à la situation actuelle. Ce site présente parfois d’excellents articles, mais une fois de plus : les citer ne revient pas à cautionner son orientation.

[32Le cas le plus typique de cette hypocrisie est celui du gouvernement allemand, avec en première ligne le SPD, qui a été jusqu’à interdire aux pays utilisant les chars Léopards II – la Turquie, la Grèce, l’Espagne, la Pologne et la Finlande en possèdent plus de 1 500 – d’en livrer quelques exemplaires à l’Ukraine, sous prétexte que la décision devait être collégiale. Finalement, les blindés Marder qui seront envoyés, ont des canons de 20 mm : pas de quoi fouetter un chat.

[33Cf. à ce propos l’excellent article de Anton Shekhovtsov, « Les quatre cibles de la propagande du Kremlin : la Russie, l’Ukraine, les pays du Sud, l’Occident », Desk Russie, 14 janvier 2023.