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Carnets de Guerre #8

mercredi 7 juin 2023, par Jean-Marc Royer

« Paroles sensibles, écrits lucides » [1]

Tenter de suivre et de décrypter au jour le jour pendant des heures et « en direct » toutes les sortes de crimes commis dans les territoires occupés et sur le front de la guerre d’agression entamée par Poutine depuis plus de quinze mois est une condition nécessaire pour en comprendre les effets sur la population ukrainienne, mais cela n’est pas suffisant pour en saisir tous les ressorts historiques, politiques et anthropologiques.
À cette fin, il est également souhaitable de lire un certain nombre d’ouvrages (parfois écrits il y a plus trente ans, notamment sur le KGB) en ce qui concerne l’histoire des deux pays et il peut même s’avérer utile de plonger dans un certain nombre d’archives, ce dont nous espérons pouvoir rendre compte bientôt.
Il est enfin tout aussi utile de lire les textes qui s’écrivent quotidiennement de manière à prêter l’oreille à des voix différentes et à prendre ainsi un peu de recul par rapport à la tragédie éprouvante qui se joue en ce moment à notre porte et sous nos yeux accablés par tant de barbarie.

Voici donc, une première livraison de six extraits de textes – parmi plus de quatre-vingt que nous avons dernièrement lus – pour ce huitième « Carnet de guerre ». C’est une sélection de ceux qui nous ont paru les plus intéressants et dont nous avons choisi les meilleurs passages, à notre avis [2].

Jean-Marc Royer Le 5 juin 2023.

« L’AVENEMENT DE LA RUSSIE ET D’UN MONDE NOUVEAU »

Piotr Akopov, agence publique Ria Novosti, 26 février 2022.

Piotr Akopov est un commentateur nationaliste en vue à Moscou qui exprime l’essence de l’idéologie poutinienne. Son article a été accidentellement mis en ligne le 26 février 2022, mais la déroute aidant, il a été rapidement retiré. Le service Web d’Internet Archive a réussi à le sauver.

« Un nouveau monde est en train de naitre sous nos yeux. L’opération militaire en Ukraine inaugure une nouvelle ère. […] La Russie retrouve son unité́. La tragédie de 1991, cette terrible catastrophe de notre histoire est surmontée. L’Ukraine, en tant qu’anti-Russie, n’existera plus. […] La Russie recouvre ainsi son intégrité historique, rassemblant le monde russe et le peuple russe dans une totalité de Grands Russes, de Biélorusses et de Petits Russes. Si nous avions abandonné cela, si nous avions laissé la division temporaire s’installer pendant des siècles, non seulement nous trahirions la mémoire de nos ancêtres, mais nous serions également maudits par nos descendants pour avoir permis la désintégration de la terre russe. Sans une once d’exagération, Vladimir Poutine a assumé une responsabilité historique en décidant de ne pas laisser la solution de la question ukrainienne aux générations futures. […]
Quelqu’un dans les vieilles capitales européennes, à Paris et à Berlin, a-t-il sérieusement cru que Moscou renoncerait à Kiev ? […] Cherchant à nous punir, l’Occident pense que les relations avec lui sont d’une importance vitale pour nous. Mais ce n’est plus le cas depuis longtemps, le monde a changé. […] La construction d’un nouvel ordre mondial s’accélère – c’est la troisième dimension de cette actualité – et ses contours se dessinent de plus en plus clairement […]. Le monde multipolaire est enfin devenu une réalité. […] La Russie n’a pas seulement défié l’Occident, elle a montré que l’ère de la domination mondiale occidentale peut être considérée comme complètement et définitivement révolue. »

Suite à la débâcle de l’armée russe, il y eut début avril un changement de ton : Timofeï Sergueïtsev, dans l’article « Ce que la Russie doit faire de l’Ukraine », exposait le projet de « dénazification » qui, selon lui, « devrait s’étaler sur une génération ; l’Ukraine devrait expier sa faute devant la Russie par une totale désukrainisation… »

LES VRAIES ET LES FAUSSES VICTIMES

Timothy Snyder, historien [3]

Le 14 mars 2023, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, l’historien Timothy Snyder a prononcé un discours dans lequel il analyse avec précision l’accusation de « russophobie » portée par le Kremlin. Il y démontre que cette honteuse accusation cherche à faire de la Russie la victime de la guerre qu’elle a elle-même déclenchée.

Mesdames et Messieurs,
Je suis ici aujourd’hui en ma qualité d’historien de l’Europe de l’Est, et plus particulièrement d’historien des massacres et des atrocités politiques. Je suis heureux que l’on m’ait demandé de vous informer sur l’utilisation du terme « russophobie » par les figures politiques de l’État russe. […]
Je partage cette inquiétude pour la culture russe. Rappelons donc les actions qui, l’année dernière, ont causé le plus grand tort au peuple russe et à sa culture. J’en citerai brièvement neuf. […]
 1. Le fait d’amener les Russes les plus créatifs et les plus productifs à émigrer. L’invasion russe de l’Ukraine a poussé environ 750 000 Russes à quitter la Russie, notamment certaines des personnes les plus créatives. Il s’agit d’un préjudice irréparable pour la culture russe […]
 2. La destruction du journalisme russe indépendant, de façon à ce que les Russes ne puissent pas comprendre le monde qui les entoure. Il s’agit, ici également, d’une politique qui cause un préjudice irréparable à la culture russe.
 3. La censure générale et la répression de la liberté d’expression en Russie. […]
 4. L’attaque contre la culture russe par la censure des manuels scolaires […] et la destruction des musées et des organisations non gouvernementales consacrées à l’histoire russe. […]
 5. Le parallèle tracé entre la Grande Guerre patriotique et les guerres d’agression de 2014 et 2022 prive les générations futures de Russes de la réalité de leur héritage. […]
 6. Le massacre des russophones en Ukraine. La guerre d’agression russe en Ukraine y a tué plus de russophones que toute autre action, et de loin.
 7. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné la mort massive de citoyens russes combattant comme soldats dans sa guerre d’agression. Quelque 200 000 Russes sont morts ou ont été blessés. Il s’agit là, bien entendu, d’une politique, celle qui consiste à envoyer de jeunes Russes mourir en Ukraine. […]
 8. […] Cette guerre a pour effet que toute une génération de jeunes Russes, ceux qui y survivront, se sentiront impliqués dans des crimes de guerre et seront hantés par les traumatismes et la culpabilité toute leur vie. […]
 9. Le fait d’inculquer sans relâche aux Russes l’idée que le génocide est normal. Nous le voyons dans les affirmations répétées du président russe selon lesquelles l’Ukraine n’existe pas.
 Nous le voyons dans les fantasmes génocidaires des médias d’État russes. […]
 Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe présente les Ukrainiens comme des « porcs » […] des « parasites » […] des « vers » […] des « satanistes » ou des « vampires ».
 Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe proclame que les enfants ukrainiens devraient être noyés.
 Nous le voyons lorsque la télévision d’État russe proclame que les maisons ukrainiennes devraient être brûlées avec leurs habitants. […]
 Nous le voyons lorsque quelqu’un déclare à la télévision d’État russe : « Nous allons en tuer un million, nous allons en tuer cinq millions, nous pouvons tous les exterminer », c’est-à-dire : tous les Ukrainiens. […]
Affirmer que les Ukrainiens doivent être tués parce qu’ils souffrent d’une maladie mentale nommée « russophobie » est néfaste pour les Russes, car elle les éduque au génocide. Mais bien entendu, cette affirmation est pire encore pour les Ukrainiens. […]

Dnipro, 14 janvier 2023.

MAITRE EMMANUEL DAOUD : « IL FAUT QUE LA PEUR CHANGE DE CAMP »

Interview de Ksenia Tourkova [4], le 24 mars 2023

Le mandat d’arrêt émis le 17 mars 2023 par la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine a été le résultat d’une importante mobilisation européenne. C’est un collectif français qui a saisi la CPI à propos de la plus grande opération d’enlèvements et d’adoptions forcées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le dossier avait été présenté par Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris, qui s’est réjoui de cette décision « historique et fondamentale » de la CPI. […]

Maître E. Daoud. La question qui m’a été posée était la suivante : Est-ce que vous pensez, au vu des éléments factuels que nous avons en notre possession, que nous pourrions saisir la Cour pénale internationale ? Nous avons étudié le dossier, comme doivent le faire les avocats, en particulier avec mon confrère Gabriel Sebbah, et très rapidement nous avons eu la conviction qu’au vu des éléments de preuve qui avaient été rassemblés, non seulement l’on pouvait qualifier ces faits de crimes de guerre, mais aussi de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide.
Donc, nous avons saisi la Cour pénale internationale en décembre 2022 pour des faits de crimes contre l’humanité et crimes de génocide, en visant nommément et directement M. Poutine, la commissaire russe aux droits des enfants Maria Lvova-Belova, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, le chef d’état-major des armées Valeri Guerassimov, ainsi que les personnes qui ont été désignées par Vladimir Poutine pour diriger la soi-disant « opération spéciale » […]. Et nous avions également visé l’idéologue nationaliste russe Timofeï Sergueïtsev qui avait développé une théorie qui impliquait notamment que l’on déporte des enfants ukrainiens [5] pour soi-disant « dénazifier » d’Ukraine. […]
Nous n’avons pas eu besoin d’utiliser, par exemple, les services de hackers qui auraient cherché des informations dans les systèmes russes. Tous les éléments factuels que nous avons apportés proviennent de sources ouvertes russes. Les éléments de preuve sont produits par les autorités russes elles-mêmes : le site officiel du Kremlin, où l’on voit Vladimir Poutine discuter avec Maria Lvova-Belova qui lui demande de modifier la législation pour permettre l’adoption immédiate d’enfants ukrainiens par des familles russes. Les télévisions russes qui ont montré l’arrivée de ces enfants par autobus, par train ou par avion : ils sont accueillis par des gouverneurs dans différentes provinces russes qui vont les remettre à des familles russes. La modification du droit russe va permettre d’adopter en moins de 24 heures et de modifier l’état civil de ces enfants en changeant leurs noms, prénoms, lieux et dates de naissance pour qu’ils deviennent de parfaits petits Russes.
Donc, rendez-vous compte – des enfants de 2, 3, 4 ou 5 ans avec un nouvel état civil – comment pourront-ils ensuite, dans un an, dans deux ans, dans trois ans, dans cinq ans, retrouver leurs parents, alors que leur véritable identité aura été purement et simplement effacée ? Et tout cela était voulu par Poutine, de la même façon que l’armée russe et la télévision de l’armée russe ont diffusé des images où l’on voyait des parachutistes russes prendre d’assaut des orphelinats en Ukraine pour kidnapper des enfants, les mettre dans des camions de l’armée, et les mêmes enfants, on les retrouvait en Russie quelques jours ou quelques semaines après. Donc, oui, toutes ces preuves existent et elles ont été fournies par les Russes eux-mêmes. […]
Le Statut de Rome, qui régit la Cour pénale internationale, prévoit trois types de crime : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide. L’on pourrait penser que pour qu’il y ait crime de génocide, il faudrait que l’auteur du crime veuille anéantir tout un pays, toute une nation, toute une ethnie. Le fait de déporter des enfants est en soi un élément constitutif du crime de génocide et le fait de s’attaquer à une partie de la population dans le but de dissoudre cette population – en l’occurrence la nation ukrainienne – est suffisant pour caractériser le crime de génocide. Autrement dit, prendre des enfants de force, les déporter en Russie, les faire adopter par des familles russes, pour couper ensuite tout lien avec leurs parents, avec la nation ukrainienne, avec leur histoire, avec leur passé psychique et charnel dans leur pays, cela s’appelle dissoudre une partie de la nation ukrainienne, et cela peut donc être qualifié de génocide. […]
Je vous rappelle que les mandats d’arrêt sont lancés une bonne fois pour toutes. On ne peut pas revenir dessus et ces crimes sont imprescriptibles. Donc, j’ai la conviction que toutes celles et ceux qui se sont rendus auteurs de ces crimes seront jugés. […] Il y a deux grandes hypothèses.
La première : M. Poutine ne va pas gagner cette guerre, et il faudra qu’il rende compte de cette défaite dans son entourage immédiat. Et peut-être que M. Poutine – je suis quelqu’un de pacifiste – va être emprisonné ou va même être exécuté en Russie. Comme vous le savez, les loups se dévorent entre eux, ce qui risque de se passer.
Deuxième hypothèse : si la Russie perd la guerre, il y aura un changement de régime. […] Donc on peut imaginer que le nouveau pouvoir russe remettra à la Cour pénale internationale ceux qui sont responsables de cette guerre, de ces crimes – évidemment pas simplement de cette déportation d’enfants, mais aussi des bombardements des populations civiles, des bombardements des infrastructures civiles, des exécutions arbitraires, des disparitions arbitraires, des tortures et des viols des femmes ukrainiennes utilisées comme arme de guerre. […]
À partir du moment où M. Poutine est considéré comme celui qui a donné les instructions, comme l’autorité suprême, qui a donné pour instruction ou qui a laissé faire des bombardements sur les populations civiles, il y aura d’autres mandats d’arrêt. Par exemple, s’agissant des crimes qui ont été commis à Boutcha, le commandant de ce bataillon de parachutistes d’infanterie est rentré en Russie et il a été décoré. Alors que les télés du monde entier avaient diffusé ces images – que personne ne peut avoir oubliées – de ces corps, de ces personnes exécutées en pleine rue ou des charniers qui ont été identifiés. Donc, lorsque l’on est un criminel de guerre, comme cet officier, on n’est pas poursuivi en Russie, on est décoré. Et ceux qui l’auront décoré, à commencer par M. Poutine, auront des comptes à rendre.

Tranchée ukrainienne, 2023. https://vu.fr/apds

« POUR NOTRE LIBERTÉ ET LA VÔTRE »

Paroles des derniers résistants du ghetto de Varsovie.
« Ukraine, notre avenir à tous », Anne-Marie Pelletier [6]

[…] Car, enfin, c’est depuis 2014 que la guerre sévit en Ukraine, sans que nous y ayons prêté attention. Guerre, certes, « à bas bruit », qui pouvait nous sembler très périphérique, une affaire de séparatistes pro-russes dans une région frontalière, au bout de l’Europe. Pourtant, au début de 2022, ce sont plus de quinze mille hommes qui étaient déjà tombés dans ce conflit. Et des centaines de milliers d’habitants de l’Est de l’Ukraine, femmes et enfants, vivaient désormais en réfugiés dans les villes de l’Ouest, chassés par la guerre féroce qui mettait face à face l’armée ukrainienne et des séparatistes noyautés par des soldats russes camouflés. Pourtant, encore en février 2014, alors même que le pouvoir pro-russe de Ianoukovytch écrasait les manifestants pacifiques de la place Maïdan faisant des dizaines de morts, Vladimir Poutine déclarait l’annexion pure et simple de la Crimée. Le monde assista presque en silence au spectacle d’une armée d’hommes sans uniforme, unités paramilitaires entraînées et financées par le gouvernement russe, qui faisait main basse sur la presqu’île ukrainienne et, au terme d’un simulacre de référendum, en faisait une propriété de la Russie. […]
Les citoyens européens détournèrent la tête. Ils n’ouvrirent les yeux que plusieurs années après, en ces jours de février 2022, au moment où pénétrèrent dans leurs foyers les images-chocs de centaines de milliers Ukrainiens – femmes et enfants surtout, et tellement à leur ressemblance – qui fuyaient vers l’Ouest, laissant derrière eux toute leur vie d’hier, leurs logis et leurs projets, tandis que ceux qui restaient, entraient dans une résistance vécue dans le quotidien héroïque d’une vie civile exposée à la mort, comme sur le front, les armes à la main. […]
Mais, il ne suffit pas d’être le spectateur de l’héroïsme de l’autre, même en s’en faisant le chantre admiratif et laudateur. Il ne suffit pas de célébrer la bravoure et l’endurance d’un peuple auquel on pourrait se contenter de fournir les armes dont son combat a besoin. Nous sommes sous l’urgence d’un véritable travail d’intelligence et de discernement de ce qui se vit en Ukraine et, à partir de là, de ce qui se joue pour l’avenir du monde. […]
[Cette guerre] est un avatar de l’histoire du XXe siècle, la démonstration que le soviétisme est un poison lent, qui n’a pas été purgé, aussi mortel que le Novitchok, dont use le Kremlin pour éliminer ses opposants. L’impudence et la barbarie de la Russie aujourd’hui signent simplement le retour de ce dont le maître du Kremlin déplore la perte, quand il ose faire de la fin de l’URSS le plus grand malheur survenu au XXe siècle. Justifiant implicitement par-là tous les crimes de Staline, dont la cote est d’ailleurs au plus haut auprès d’un homo sovieticus dopé par une propagande disposant de pouvoirs d’influence sans précédent. […]
Nous, nous voyons. Ou aurions dû voir l’accumulation des signes : depuis les réhabilitations de symboles staliniens, depuis les paroxysmes de cruauté dans lesquels s’est illustré ce régime en Tchétchénie ou en Syrie, depuis l’accumulation des assassinats politiques, l’emballement de la répression des opposants, la dissolution prononcée en 2021 de l’association Mémorial, depuis la réécriture mensongèrement délirante de l’histoire, où l’on annule aujourd’hui les souvenirs gênants, comme le Kremlin retouchait les photos officielles en effaçant les personnages tombés en disgrâce. […]
La consigne de Staline donnée comme règle de conduite à tous les membres du parti bolchévique fut rappelée par H. Arendt : « Tu porteras de faux témoignages ». Elle fait loi chez V. Poutine. Tout comme la posture « d’innocence persécutrice », cette manipulation qui consiste, au moment même où l’on profère le mensonge, à se draper dans le rôle du défenseur de la vérité, face à un ennemi auquel on fait porter la responsabilité de la violence que l’on va exercer sur lui. […]
[…] Nous ne pouvons faire l’économie d’un travail d’intelligence, d’interprétation lucide de l’actualité, qui est le quotidien tragique du peuple ukrainien depuis des mois. Faute de quoi, on peut craindre que nos sociétés manquent d’énergie pour assumer les contraintes et les épreuves qu’exige aujourd’hui la résistance aux entreprises du Kremlin. Ce qui serait à n’en pas douter condamner l’avenir au malheur.

« VERS LA FIN (PROVISOIRE) DE LA POLITIQUE RUSSE EN ALLEMAGNE ? »

Katja Gloger [7], 15 avril 2023.

Gerhard Schröder et Vladimir Poutine à Moscou en 2018. // kremlin.ru

L’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, lobbyiste bien rémunéré du groupe public russe Gazprom depuis 2005, était considéré comme le garant des meilleures intentions poutiniennes et de la meilleure politique allemande de paix et d’économie vis-à-vis de la Russie. […] L’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, décédé en 2015, déclarait encore en mai 2014 que c’était « une grande erreur de l’Occident de croire qu’il y avait un peuple ukrainien, une identité nationale ». […] Cela est allé si loin que la critique de Poutine et de son système répressif a été discréditée en tant que « bellicisme, mépris de la Russie et diabolisation du président Poutine. » […]
La coopération énergétique lucrative, vieille de plusieurs décennies, avait commencé avec le légendaire « marché du gaz naturel contre des tuyaux » dans les années 1970 […]. Les entreprises allemandes ont pris des parts dans des gisements de gaz en Sibérie occidentale, avec la garantie de l’État. […] En octobre 2015, alors que la Russie était sous le coup de sanctions de l’UE après l’annexion de la Crimée et sa guerre dans l’est de l’Ukraine, et que l’aviation russe bombardait des villes syriennes, le ministre de l’Économie Sigmar Gabriel s’est prononcé à Moscou pour une levée progressive des sanctions : le grand projet germano-russe – Nord Stream 2 – était déjà en cours de planification. […]
Sans le soutien de personnalités politiques allemandes de premier plan, de ministres sociaux-démocrates de l’Économie et des Affaires étrangères, tout cela n’aurait guère été possible. Gerhard Schröder aura joué un rôle important. « L’apaisement de Poutine » était une affaire qui dépassait les frontières des partis : les ministres-présidents de la CDU entretenaient de bonnes relations avec Poutine. Les délégations économiques de Bavière (gouvernée par la CSU) se rendaient également volontiers à Moscou. […] Le gouvernement allemand – le ministre de l’Économie Sigmar Gabriel, le ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, la Chancelière fédérale – a soutenu le projet de gazoduc Nord Stream 2.
[Mais en 2022], Frank-Walter Steinmeier, devenu président, s’est excusé publiquement pour son « erreur d’appréciation » personnelle sur Poutine, un événement unique en son genre ; il l’a qualifié publiquement de « belliciste à l’obsession impériale », ce qui est également un fait unique. […]

VW fête la 700 000ᵉ voiture produite à Kalouga, Russie, en présence du ministre-président de Basse-Saxe Stephan Weil, en 2013. // news.drom.ru

« L’ALLEMAGNE DOIT CLARIFIER DES OBJECTIFS DANS SON SOUTIEN A L’UKRAINE »

Appel d’intellectuels allemands [8], 11 mars 2023.

[…] La République fédérale d’Allemagne a une responsabilité politique et morale tout à fait particulière à l’égard de l’Ukraine, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, elle s’inscrit dans la continuité de l’Empire Allemand, qui a occupé l’ensemble de l’Ukraine pendant la Première Guerre mondiale, notamment pour exploiter la région du charbon et du minerai de fer du Donbass, dans l’est, autour de Donetsk et de Louhansk […]. Ce projet a ensuite été poursuivi par l’Allemagne nazie dans sa guerre d’agression et d’extermination contre l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Les principaux théâtres de l’offensive nazie, avec son régime brutal d’occupation et l’Holocauste, étaient alors les républiques soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie, ainsi que la partie occidentale de la Russie. […]
Il s’ensuit que l’Allemagne a une dette historique envers l’Ukraine, dont l’existence est gravement menacée : la Wehrmacht, les Einsatzgruppen et les SS ont dévasté l’Ukraine soviétique des années durant à partir du 22 juin 1941, ont assassiné la quasi-totalité des Juifs et des « Tsiganes » ukrainiens, ont abattu par milliers les résistants traités de « bandits ». Plus de six cents des « villages brûlés » que les SS, la Wehrmacht et leurs auxiliaires ont détruits après avoir assassiné tous leurs habitants se trouvaient en Ukraine. Dans le même temps, des millions d’Ukrainiens ont été envoyés au travail forcé « dans le Reich » et un nombre équivalent de soldats ukrainiens de l’Armée rouge sont morts de faim dans des camps de prisonniers de guerre ici, chez nous, à Stukenbrock, Sachsenhausen et Bergen-Belsen, et non pas dans le lointain « Reichskommissariat » ukrainien.
« Le 8 mai [1945] a été un jour de libération. Il nous a tous libérés de la tyrannie nationale-socialiste », a déclaré en 1985 le président allemand de l’époque, Richard von Weizsäcker. Aujourd’hui, il s’agit de libérer des parties de l’Ukraine d’une occupation cruelle exercée par un système de tyrannie différent mais tout aussi inhumain. […]<BR
Tant que l’Ukraine n’aura le choix qu’entre l’anéantissement et la résistance, les appels à la négociation, notamment de la part de l’Allemagne, seront cyniques. L’abondante documentation recueillie sur les crimes de guerre que les forces armées et d’autres formations armées de la Fédération de Russie ont commis et continuent de commettre dans les territoires occupés montre clairement que la fin des hostilités ne signifierait pas la fin de la terreur et de la mort pour les habitants de ces régions. […]
 Franziska Davies, Département d’histoire, Université Ludwig-Maximilians de Munich ;
 Otto Luchterhandt, Faculté de droit, Université de Hambourg ;
 Stefan Troebst, Institut d’études mondiales et européennes, Université de Leipzig ;
 Andreas Umland, Centre d’études est-européennes de Stockholm de l’Institut suédois des relations internationales.


[1Nous nous tenons très loin des ragots alphanumériques forgés à la micro seconde et sur mesure par les algorithmes des gafam de manière à faire le Buzz, mais il est également important de rappeler, une fois de plus, que citer un auteur ou un site ne signifie en aucune manière en approuver la totalité des contenus. Nous espérons simplement que les passages choisis pourront provoquer une réflexion chez chacun et chacune.

[2Traduit du russe par Nastasia Dahuron et Inna Uryvskaya. https://vu.fr/woSp et https://vu.fr/uZoy

[3Timothy Snyder, « Jouer la victime », témoignage au Conseil de sécurité des Nations unies sur le discours de haine russe, https://snyder.substack.com/p/playing-the-victim

[5Consulter à ce sujet le site « Les Humanités » de Jean-Marc Adolphe et son dernier article en date du 8 avril 2023.

[6« Ukraine notre avenir à tous », c’est le titre de la préface du 26 février 2023 d’Anne-Marie Pelletier au livre de Constantin Sigov, Le Courage de l’Ukraine.

[7Katja Gloger est une slaviste et journaliste allemande. Elle a été correspondante du Stern à Moscou et aux États-Unis. Auteur de Putins Welt (Le monde de Poutine), paru en 2015. https://vu.fr/UwzM