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Alain Badiou, Marcel Gauchet, communisme et réformisme en quête de modernité
jeudi 5 février 2015, par
Alain Badiou et Marcel Gauchet sont deux abominables pour les tenants de la pensée correcte serait-elle radicale. Ainsi tombent les sentences : le premier est proscrit pour stalinisme et maoïsme, le deuxième relégué comme ultraconservateur et réactionnaire. Un livre les fait débattre : Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie [1].
Sa lecture engendre un doute sur les condamnations prononcées [2] que les intéressés eux-mêmes rejettent [3]. Tous deux blâment le néolibéralisme et veulent inscrire leur choix politique dans la modernité, en régénérant le réformisme pour Gauchet, en refondant le projet communisme pour Badiou [4]. Un effort antagonique qui éclaire le débat pour un autre futur à un moment où la gauche anticapitaliste et libertaire s’agrippe à ses traditions, à des certitudes qui nourrissent l’opprobre jetée sur les deux philosophes.
État des lieux de l’Empire
Pour Gauchet, alors que durant la période 1945-1975, la négociation collective, notamment avec les syndicats ouvriers, permettait une répartition des richesses, par la suite, « la capacité redistributive a été stoppée, annihilée » par « un capitalisme de prédation » gangréné par la finance dont les instruments, incontrôlables, déconnectés de la réalité, provoquent des crises à répétition [5]. Cette évolution a été rendue possible par la démocratie néolibérale qui sacralise les individus lesquels, considérés isolément, « s’accordent en vue du respect de leurs droits et de la poursuite de leurs intérêts dans une coopération concurrentielle » [6]. Le droit abandonne la règle légale, la même pour tous, pour renvoyer à la négociation des intéressés. L’ordre public recule devant l’autonomie des volontés. Par exemple, le droit du licenciement est concurrencé par la rupture conventionnelle du contrat de travail qui permet au salarié, individuellement, de négocier son départ de l’entreprise ; chaque partie, employé comme employeur, devant y trouver son compte. La rupture du contrat de travail n’est plus régit par le droit mais par le marchandage, d’une manière générale, dit Gauchet, « on va de la société des droits vers la société du marché » [7]. Cet individualisme fondé sur l’intérêt, cette financiarisation du capital ont pour toile de fond la mondialisation, « la “désimpérialisation” du globe » [8]. Les États-Unis, bien qu’ils aient vaincu l’URSS, ne règnent pas en maître, les États doivent composer entre eux [9].
Badiou, s’il ne nie pas les évolutions du capitalisme, ses adaptations opportunistes, le développement de la mondialisation qui lui est génétiquement lié « pour soumettre la Terre entière » [10], ne voit cependant rien de neuf dans les propos de Gauchet. Le capitalisme a toujours été la réunion intelligente d’intérêts égoïstes et la financiarisation est dans son « essence même », la finance étant l’instrument du profit par anticipation au travers du crédit [11]. Quant à l’économie, elle est mondialisée dès le 19e siècle « peut-être encore plus qu’aujourd’hui » [12] ; ce n’est pas par hasard que s’est créée, en 1864, l’Association internationale des travailleurs. Autre point de désaccord, les luttes impérialistes n’ont pas disparu, qu’on regarde celle que se livrent les Américains et les Chinois [13].
Si au-delà de ces divergences d’interprétation, Badiou et Gauchet s’accordent pour critiquer les pathologies du capitalisme financier et la nécessité d’y mettre fin, Gauchet avertit que « la noblesse de la cause n’est pas une garantie de la justesse de la démarche ». Il trace une « vraie ligne de front » entre son option réformiste et le communisme de Badiou [14].
Le réformisme de Gauchet
Pour en finir avec « l’individualisation triomphante » [15] qui fait croire au plus grand nombre que chacun peut réussir s’il s’en donne les moyens, celle qui grossit les rangs des pauvres et le patrimoine des riches, celle qui étouffe la solidarité et requinque la charité, il faut que la politique maîtrise l’économie. « Je crois, dit Gauchet, que nous pouvons parvenir à brider le capitalisme, à briser sa domination aujourd’hui incontestable, et ce, à l’intérieur du modèle démocratique » [16].
Le modèle démocratique est la démocratie libérale et représentative [17]. Gauchet ne remet pas en cause le régime capitaliste, il veut repenser « l’articulation de la démocratie et du capitalisme » [18]. Pour cela, il emprunte la voie du réformisme [19]. Quel réformisme ? Non celui des syndicalistes réformistes de la CGT historique qui rêvaient d’une révolution progressive et pacifique un peu comme la réforme non réformiste d’André Gorz [20], mais le réformisme de l’État-providence, celui des socialistes qui ayant depuis belle lurette renoncé au socialisme, n’en souhaitaient pas moins améliorer le sort du peuple en demandant une part du gâteau ou, plus précisément, en légalisant la part réclamée par les syndicats avant que les choses ne tournent mal. Une méthode de préservation du système qu’ils partageaient avec les démocrates et les capitalistes éclairés, une collaboration qui si elle n’était pas forcément cordiale était efficace. On n’en est plus là depuis Mitterrand, au moins depuis le virage de 1983, les socialistes sont passés de la collaboration à la soumission au capital, et Gauchet se montre dur dans la critique :
« Le réformisme officiel est devenu de façade, il est à présent le bras armé, et présentable, du néolibéralisme. Nous avons le choix entre la cupidité sans états d’âme et la cupidité avec scrupules et ajustements à la marge » [21]
Aussi propose-t-il « de reprendre la main sur l’économie pour sortir de l’état pitoyable dans lequel nous nous trouvons « [22]. Comment ? D’abord observer que le capitalisme n’est pas « un bloc homogène », « une entité dotée d’un esprit propre », en comprendre donc la structure et les failles pour « agir un à un sur les facteurs que l’on aura préalablement isolés » [23]. Ensuite, inventer un réformisme qui se situe entre l’État qui « commanderait et déciderait de tout par le haut » et « l’autogestion locale généralisée », en somme ce que d’autres appellent la démocratie participative, formule que n’utilise pas Gauchet [24].
Puisque ce réformisme est à inventer, nous n’en saurons guère plus d’autant qu’« aujourd’hui, se désole Gauchet, nous sommes devant une pénurie d’invention. L’imagination est en berne, et le désert intellectuel ambiant alimente le sentiment d’impuissance actuel » [25]. Il n’est pas besoin de se fatiguer pour penser un nouveau réformisme rétorque Badiou car le capital est inébranlable « sans remise en question frontale de la propriété privée » et que la « démocratie représentative est constitutivement sous l’autorité du capital » [26].
Au même titre que Gauchet qualifie le communisme de Badiou d’utopie qui immanquablement sombrera dans le totalitarisme, ce dernier voit dans le contrôle du capital par le politique un contresens historique et théorique car « le capitalisme opère la jonction du libéralisme et de la démocratie » d’autant qu’on ne résout pas « le problème des ennemis dans le cadre démocratique » [27]. Revenons à ce communisme qui nous intéresse, n’est-il pas aussi un contresens historique et théorique ?
Le communisme de Badiou
Si le communisme de Badiou était un retour amélioré au communisme soviétique, il serait un non-sens historique, mais il ne s’agit pas de cela contrairement à ce que disent ses détracteurs dont Gauchet qui n’en considère pas moins que l’hypothèse communiste est une « nécessité inscrite dans l’horizon de nos sociétés » et « qu’il faut faire avec » [28]. Gauchet s’autorise une leçon de science politique adressée à Badiou en opposant le communisme à l’anarchie dont il a une drôle de conception :
« Dans sa pureté intellectuelle, l’idée communiste ne me dérange en rien. C’est incontestablement l’une des idées les plus fortes que l’on peut nourrir à propos de l’organisation économique et politique de la vie collective. Elle est l’héritière du projet moderne, se distinguant en cela des entreprises réactionnaires incarnées au XXe siècle par le fascisme et le nazisme. L’accent sur le commun, la mise en avant de l’impératif égalitaire, tout cela recueille mon adhésion en théorie. L’idée communiste me paraît bien plus sympathique qu’une autre idée pure de la politique – car il n’y a pas qu’une seule idée, Alain Badiou, il y en a au moins deux ! – à savoir l’idée anarchiste, la conception d’une société faite uniquement d’individus souverains coexistant dans l’indépendance, la séparation la plus totale. Je remarque d’ailleurs que les sociétés contemporaines, dans le monde occidental, sont beaucoup plus tournées vers cette idée anarchiste que vers celle que vous défendez… » [29].
Badiou ne s’arrête pas cette curieuse confusion car il sait que « la constellation communiste, […] inclut également une partie des anarchistes et des fouriéristes » [30]. Il y a là une indication au lecteur militant qui ne doit pas se laisser influencer par les qualificatifs malveillants adressés ici à l’anarchie quand ils le sont à Badiou [31]. Et il convient, comme préalable, d’écarter le plus prégnant celui de maoïste parce que Badiou y prête le flanc.
Maoïsme
Badiou est un admirateur de la Révolution culturelle chinoise dans sa phase initiale qui commence en 1966 et connaît son apogée en 1967 pour s’achever à l’automne 1968. Son modèle est la Commune de Shanghai, fer de lance de la Révolution culturelle dont on dit qu’elle se revendiquait de la Commune de Paris.
« Mao a ce geste d’appel inouï qui mine le stalinisme de l’intérieur : il déclenche une immense mobilisation d’abord étudiante, puis ouvrière. La source du changement n’est plus l’État ou le Parti, elle est puisée du côté de forces sociales au départ inorganisées, mais considérées comme les seuls acteurs véritables de la création historique et politique. On touche là à l’unique tentative interne à l’histoire du communisme de remettre en question le ressort tragique de l’aventure des socialismes soviétiques, à savoir la captation de la politique par l’État. Lorsque l’État s’approprie, via le Parti, le monopole de l’action politique, cela conduit de fait à une complète dépolitisation de la société. On définit parfois le totalitarisme come un régime dans lequel tout devient politique. Pour ma part, je considère qu’il faut plutôt le définir comme une éradication de la politique. C’est avec cela que Mao a voulu rompre. Quand devant un parterre de gardes rouges, en effet captivés par la figure du chef politique, Mao dit : “Mêlez-vous des affaires de l’État”, nous avons là un geste absolument contraire à l’héritage stalinien tout entier » [32].
La vision de Badiou sur la réalité de ces quelque deux ans de Révolution culturelle est-elle erronée ? Oui, dit Gauchet qui compte les morts et institue une filiation directe entre Staline et Mao lequel « ne fait que reconduire un geste “classiquement” stalinien et typiquement totalitaire » puisque la Révolution culturelle fut « le levier qui lui permet de justifier les purges en cours » [33]. Une lecture militante oblige à aller au-delà de savoir lequel des débateurs, historiquement, a raison pour s’intéresser aux commentaires de Badiou sur la Révolution culturelle et surtout les causes de son échec même si elles ne furent pas ce qu’il en dit [34]. Cette mobilisation a échoué en raison :
– de la faiblesse organisationnelle et du manque de discipline du mouvement qui a écarté État et Parti ;
– de sa décomposition interne due, notamment, à l’absence d’une ligne politique claire due aux luttes de fractions entre « anarchistes » et soutiens au parti prolétarien ;
– de la résistance de l’ancien monde, spécialement les « cadres “moyens” de l’appareil du Parti », qui finit par reprendre le dessus.
Ainsi comprend-on que Badiou n’est pas l’admirateur béat de la Révolution culturelle et de Mao, au même titre, que tout admirateur de la Commune de Paris devrait en reconnaître les travers ce qui est loin d’être le cas notamment sur la question de l’État. Il est légitime de critiquer la philosophie politique de Badiou, compréhensible de ne pas aimer sa figure mandarinale, mais son point de vue, vrai ou imaginaire d’un événement complexe et encore mal connu, ne peut conduire à dire, sans plus d’égards et de concert avec la réaction, que c’est un « dinosaure maoïste égaré dans notre époque » [35].
Cette précision sur la Révolution culturelle apportée, il est temps de s’intéresser au programme communiste de Badiou qui, sur ce point, est beaucoup plus avancé que le nouveau réformisme de Gauchet.
Un programme communiste en sept points
Le programme communiste en sept points de Badiou s’appuie sur ce principe : « le communisme est une Idée trop grande pour être confiée à un État » [36]. Les trois premiers points du programme communiste concerne la définition « générique » du communisme [37]. Le communisme doit permettre :
– L’éradication du capitalisme, soit une « dé-privatisation du processus productif » ce qui ne veut pas dire nationalisation par l’État mais reprise en main par le peuple [38].
– L’élimination de l’État, ce sera la phase du « dépérissement de l’État » avant le communisme, aussi appelée socialisme dans la théorie marxiste-léniniste.
– La fin de la division du travail entre intellectuel et manuel, gestionnaire et exécutant, etc. ; Badiou résume ce point par la formule pompeuse, « réunion et polymorphie du travail ».
Les quatre autres points du programme communiste concernent la définition organisationnelle du communisme [39]. Elle est tirée de la pensée de Marx :
– Les communistes défendent une vision stratégique globale « dont la matrice est l’anticapitalisme ».
– Les communistes proposent une représentation du futur, à défaut « tout mouvement révolutionnaire aboutit à une impasse » qui souvent sera celle de l’élection « démocratique ».
– Les communistes ne forment pas une avant-garde, ils « sont partie prenante d’un mouvement général préexistant qu’il leur revient ensuite d’orienter », d’orienter non de diriger. L’idée d’un parti est rejetée car « tout parti fait signe vers un noyaux central, à un schème d’autorité, ce qui reconduit à une négation et à un effacement autoritaires de la multiplicité ».
– L’organisation des communistes répond à une logique internationaliste.
Pour réaliser ce programme, les communistes doivent « travailler à la conjonction de quatre forces pour l’instant hétérogènes » : la jeunesse éduquée ; la jeunesse populaire et contestataire ; le prolétariat nomade international ; « la fraction la moins établie des salariés ordinaires de nos société “confortables” » [40].
Si la plupart des anticapitalistes pourraient s’accorder sur ce programme minimum, des blancs subsistent. Retenons-en deux qui devraient être au cœur des efforts de convergence des révolutionnaires : celui du parti et de l’organisation, puis celui de l’État et de ce qu’il appelle « la représentation crédible du pas d’après » [41].
Quid de l’organisation ? « Attention, avertit Badiou, je ne plaide pas pour l’organisation anarchiste » [42]. Qu’est-ce que l’organisation anarchiste ? Il y a des différences entre synthésistes, communistes libertaires, communalistes, anarcho-syndicalistes, individualistes. Quelle organisation propose donc Badiou ? Il va répétant que le parti, tels les partis communistes du 20e siècle, sont une structure non seulement dépassée mais dangereuse pour la révolution puisqu’ils se l’approprient. Il ne nous dit pas pour autant par quoi il le remplace, se contentant de faire référence au « mouvement » lequel devra trouver son organisation dans l’action. Sur ce thème, Badiou est aussi sec que peuvent l’être un Negri, un Rancière ou un Žižek [43]. Une organisation fédérale inspirée du syndicalisme révolutionnaire ne les intéresse pas et pourtant… Les récents mouvements sociaux que ce soit en Europe, en Amérique, en Afrique du Nord ou au Proche-Orient, ont tous montré que l’improvisation organisationnelle se traduisait par une récupération des partis (Podemos en Espagne), une dilution du mouvement (Occupy Wall Street aux États-Unis), un retour du parlementarisme plus ou moins corrompu (Tunisie), une dictature militaire (Égypte), le chaos (Libye), la guerre (Syrie) [44].
Que faire de l’État ? Badiou n’a pas renoncé à la théorie du dépérissement de l’État, qui implique la prise préalable du pouvoir [45], bien qu’il sache que celle-ci conduisit, en URSS ou en Chine, au contraire du but recherché [46] :
« Tout État possède une dimension criminelle intrinsèque. Parce que tout État est un mélange de violence et d’inertie conservatrice. […]. L’État est une entité qui n’a d’autre idée que de persévérer dans son être comme dirait Spinoza » [47].
L’alternative anarchiste propose la destruction immédiate de l’État et son remplacement par le fédéralisme politique et l’autogestion économique. L’histoire est cruelle. Dans l’Espagne de 1936, les anarchistes, contraints par une réalité étatique au maintien de laquelle ils contribuèrent, renoncèrent au communisme libertaire et se résignèrent à participer au gouvernement républicain et bien d’autres structures politiques, administratives et militaires [48].
N’en déplaise à Gauchet, hypothèse communiste et hypothèse anarchiste si elles ne sont pas identiques dans les pratiques, sont bien sœurs dans l’objectif : le communisme. Pour sa mise en place, serait-il possible d’envisager un État embryonnaire qui assurerait la continuité de tâches impossibles à supprimer brutalement et qui, parallèlement, serait en voie de décomposition par le développement du fédéralisme et de l’autogestion rognant puis se substituant à ces prérogatives maintenues ? Une possibilité nouvelle pour parvenir à une société sans État par dépérissement accéléré ou, si l’on préfère, suppression raisonnée. Une idée émancipatrice qui, profitant des enseignements des échecs respectifs du marxisme et de l’anarchisme comme des réflexions accumulées des intellectuels et des militants, porterait, dans l’immédiat, une organisation capable de mener une politique d’action directe, en langage badiousien, une politique à distance de l’État [49] ou, en jargon à la mode, une politique de soustraction systématique à l’autorité de l’État. Soit bien autre chose qu’un parti de la gauche radicale avide de prendre le pouvoir par la voie électorale. N’est-ce pas Badiou qui écrit :
« Nous ne pouvons pas en rester à la dispute de la période antérieure entre les tendances anarchisantes, qui valorisent le mouvement pur, et les tendances plus traditionnellement organisatrices qui valorisaient le parti. Il faudra sans doute retenir quelque chose de ces deux tendances » [50].
À ce moment de doute qui transverse le mouvement anticapitaliste, la lecture de ce livre contribue à la réflexion militante. Gauchet se situe bien dans le camp des ennemis du communisme et de la révolution qu’il considère comme sortis de l’histoire [51]. Cependant, il oblige Badiou, comme tout partisan du communisme, à clarifier sa doctrine, la repenser, la reformuler pour l’inscrire dans la modernité. Actuellement, par exemple, à s’interroger, sans représentations déplacées, sans mots d’ordre immatures, sur l’actualité – et la réalité – d’un communalisme libertaire qui s’éveillerait dans le Kurdistan turque et le Rojava syrien [52].
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Texte libre de droits avec mention de l’auteur : Pierre Bance, et de la source : Autre futur.net, espace d’échanges pour un syndicalisme de base, de lutte, autogestionnaire, anarcho-syndicaliste, syndicaliste révolutionnaire (www.autrefutur.net).
[1] Alain Badiou et Marcel Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, animé par Martin Duru et Martin Legros, Paris, Philo éditions, 2014, 162 pages, 12,90 €.
[2] ( ) Sur Badiou, stalinien, voir, par exemple : Laurent Joffrin, « Badiou, hibernatus philosophe », Libération, 10 octobre 2014 », Badiou lui répliquera par une tribune, « L’antique Badiou répond au fringant Joffrin », Libération, 26 octobre 2014. Joffrin n’en est pas à son coup d’essai. Dans l’éditorial de Libération du 16 février 2008, il écrivait sous le titre « Égarement » : « Certes ses nouveaux contempteurs [de la démocratie], un Badiou […] ou un Žižek, ogre mangeur d’humanistes bêlants, remuent de très vieilles idées. De l’expérience totalitaire, ils ont beaucoup oublié et fort peu appris. Leur critique de la “démocratie formelleˮ exhale un parfum rance de sacristie marxiste ».
Sur Gauchet, réactionnaire, se reporter à la polémique ouverte à la suite de sa désignation pour la leçon inaugurale de la 17e édition des Rendez-vous de l’histoire de Blois qui eurent lieu du 9 au 12 octobre 2014 avec pour thème « Les rebelles ». Pour aller à l’essentiel lire dans Le Monde du 10 octobre 2014 : « Contre “le coup de force” de Marcel Gauchet » d’un collectif d’historiens et la réponse de l’accusé dans un entretien avec Gaïdz Minassian et Nicolas Truong.
[3] Le mérite que Badiou reconnaît à Staline est d’avoir été craint des occidentaux et, ainsi, facilité la lutte des ouvriers des pays capitalistes pour l’amélioration de leur situation matérielle ; « ce sera, dit Badiou, mon seul coup de chapeau à Staline : il faisait peur aux capitalistes » (« Le volontarisme de Sarkozy, c’est d’abord l’oppression des plus faibles », entretien avec Éric Aeschimann et Laurent Joffrin, Libération, 27 janvier 2009). Et s’il le faut, Badiou va plus loin, comme dans ce dialogue avec Gauchet : « Je n’ai jamais été, aujourd’hui pas plus qu’hier, un disciple aveugle de Marx, ou même un “marxiste”. Comme pour Mao, mon appréciation est élective, liée aux circonstances politiques comme à mes intérêts intellectuels » et, pour bien se faire comprendre, il ajoute : « Je ne suis pas un gauchiste, ni même un radical. J’ai toujours fait de la politique avec l’idée qu’il faut d’abord enquêter, discuter, recueillir les avis contradictoires. On est un terroriste et un ignorant si l’on se ferme d’emblée à tout dialogue » (pages 73 et 83).
Pour Gauchet, il faut « faire progresser, avancer la démocratie représentative, tel est le nouveau fil rouge » et de préciser : « je suis “né” marxiste, je deviens compagnon de route (critique !) du Parti socialiste. Voilà donc comment je suis entré dans le canal de la “politique bourgeoise”, comme je disais avec condescendance dans mes jeunes années ! » (page 20). « La perspective qui est la mienne porte un nom : c’est la voie du réformisme » (page 80). Mais il se défend d’être social-démocrate parce que « les social-démocraties ne semblent plus avoir d’autres perspective d’avenir que de tenter de conserver a minima les acquis économiques et sociaux issus de périodes antérieures et aujourd’hui menacés » (page 131). Badiou dira que c’est un « réformisme ambitieux » (page 154).
[4] Gauchet : « Il s’agit pour les démocraties d’inventer de nouveaux mécanismes politiques qui ne soient plus indexés sur la tradition » (page 139).
Badiou : « Le communisme historique a abandonné la modernité au capitalisme. […] L’échec du communisme historique a d’abord été un échec de modernité, de désir de modernité, et donc un échec subjectif, bien plus qu’objectif » (page 136).
[5] Page 92.
[6] Page 89.
[7] Page 89.
[8] Pages 93 et 94
[9] Pages 94 à 96, voir aussi page 118. Pour une réfutation de cette idée, se reporter au dernier numéro de la revue Agone où sont reproduits, hélas sans présentation, des articles de Fredric Jameson, Giovanni Arrighi, Patrick O’Brien, Peter Nolan, Perry Anderson, etc., parus la New Left Review entre 2000 et 2013 (Agone, n° 55, Hégémonie ou déclin de l’empire, 2014, 242 pages, 20 €).
[10] Page 98.
[11] Page 117, voir aussi page 98.
[12] Page 97.
[13] Pages 98 à 100.
[14] Pages 67 et 76.
[15] Page 90.
[16] Page 78. Pour Gauchet, la démocratie, par définition, est un système où le peuple décide. C’est l’autonomie par opposition à l’hétéronomie où des « religions séculières », fascisme ou communisme, dirigent la société d’en haut (pages 40 à 45). Le parallèle est à faire avec les théocraties où la politique est menée au nom de Dieu.
[17] Pages 20 et 155, « libérale » doit ici être entendu dans son sens politique : la démocratie des droits de l’homme appuyée sur la propriété privée, « la vache sacrée du capitalisme » comme l’appelle Badiou (page 124)
[18] Page 119. « Vous m’étonnez, lui répond Badiou, parce que vous tirez à boulets rouges sur le capitalisme actuel, mais sans le remettre frontalement en question. J’en conclus qu’au final, en dépit de vos réserves vous l’acceptez. Vous vous résignez à vivre dans ce monde qui pourtant vous heurte » (page 75).
[19] Page 80
[20] André Gorz, Réforme et révolution, Paris Édition du Seuil, « Points politiques », 1969, 253 pages.
À partir d’André Gorz, Philippe Corcuff définit ainsi les réformes non réformistes ou réformes anticapitalistes : « “une réforme aux potentialités révolutionnaires”, non pas “octroyée par le pouvoir central”, mais “imposée par en bas, exécutée et contrôlée” par ceux d’en bas. “l’autodétermination à la base” constitue le critère de ces réformes radicales, vues comme “un objectif intermédiaire” et pas comme “un but”. Se dessine chez lui le roc libertaire de la dialectique de l’auto-organisation comme moyen et de l’auto-émancipation comme fin, contre les risques de récupération tutélaire de la politique émancipatrice via des politiciens professionnels ou des avant-gardes dites “révolutionnaires” » (L’Humanité, 25 octobre 2013).
[21] Page 131. Le choix entre le réformisme de Sarkozy et celui de Hollande.
[22] Page 131. Le choix entre le réformisme de Sarkozy et celui de Hollande.
[23] Page 120. Gauchet n’en dit pas davantage.
[24] Page 132. Sûrement Gauchet trouve-t-il la formule galvaudée par nos socialistes.
[25] Page 130
[26] Citations respectivement pages 124 et 77. Badiou objecte, qu’en toute situation, dans la démocratie parlementaro-capitaliste, « les parties convoquées au pouvoir s’accordent sur le point qu’en définitive on ne touchera pas au capital, qu’on laissera la propriété privée dévorer les principes du bien public » (page 82) ou encore que « le capital est le grand Autre de la démocratie, soumise à sa domination en la perpétuant » (page 79).
[27] Citations respectivement pages 115 et 84. Le libéralisme dont parle Badiou est le libéralisme économique d’aujourd’hui. On pourrait même parler d’une symbiose du libéralisme et de la démocratie dans l’État.
[28] La citation complète est celle-ci : « J’ajoute même que l’hypothèse communiste, que je préférerais appeler pour mon compte “l’utopie communiste”, est de nécessité inscrite dans l’horizon de nos sociétés, comme l’utopie anarchiste, en tant que projection du principe d’égale liberté qui les fonde. Je considère par conséquent qu’il faut faire avec » (pages 155-156).
[29] Page 71.
[30] Page 125.
[31] Badiou généralise ce type de réaction : « Aujourd’hui, dès qu’on est en présence d’un modèle réellement alternatif – comme l’est le communisme – on rue dans les brancards et on le qualifie de “totalitaire”. Cette étiquette est commode pour écarter d’emblée les politiques émancipatrices qui ne répondent pas au modèle de la seule démocratie parlementaire. “Religion” est aussi le nom de ce procès qui jette la suspicion sur tout ce qui entoure le consensus idéologique dominant » (page 44).
[32] Page 54.
[33] Citations respectivement pages 59 et 58.
[34] Page 55.
[35] Laurent Joffrin, « Badiou, hibernatus philosophe », Libération, 10 octobre 2014 » et la réponse de Badiou précité note (2).
[36] Page 61.
[37] Pages 62 et 63.
[38] « Il faut sortir du dogme de la propriété privée, mais sans s’attacher de manière unilatérale à son inverse, la propriété collective, qui ne constitue pas une solution viable de rechange. […] La propriété d’État est une figure du dévoiement possible de la propriété collective, non sa formule nécessaire. Elle est même, en définitive, complice de ce que l’on veut destituer » (pages 126 et 127). Ce point soulève la question de la distinction entre la propriété et l’usage (ou autre chose à inventer).
[39] Pages 64 à 66.
[40] Page 70. Cette « alliance pratique », Badiou l’avait précédemment limitée entre « les prolétaires nouveaux venus, d’Afrique ou d’ailleurs, et les intellectuels héritiers des batailles politiques des dernières décennies » (L’Hypothèse communiste, [Fécamp], Nouvelles éditions Lignes, « Circonstances, 5 », 2009, 208 pages, citation, page 81 ; citation issue d’un texte préalablement publié, dans une version simplifiée, dans Le Monde du 18 octobre 2008). Dans les deux hypothétiques attelages se maintient la mythologie des maoïstes de France : des masses immigrées éclairées par la bourgeoisie intellectuelle et, ou, sa jeunesse éduquée.
[41] Page 65.
[42] Page 64.
[43] À propos de ces auteurs, voir sur ce site, les lectures militantes de Pierre Bance dont une étude sur Alain Badiou (http://www.autrefutur.net/_Pierre-Bance_).
[44] Les événements du monde arabe en 2011, ont d’abord conforté Badiou dans l’espérance que la période contre-révolutionnaire touchait à sa fin. Il écrit dans Le Monde du 19 février 2011 une tribune pleine d’optimisme et d’idéalisme intitulée : « Tunisie, Égypte : quand un vent d’est balaie l’arrogance de l’Occident » ; Badiou approfondit le sujet dans Le Réveil de l’Histoire, où la tribune précitée est retranscrite ([Fécamp], Nouvelles éditions Lignes, « Circonstances, 6 », 2011, 174 pages). Dans ce livre, il développe que, dans sa recherche du profit, le capitalisme s’attaque à tout ce qui contrarie sa folie financière et sombre dans la sauvagerie de ses origines ; y répondent les émeutes – de l’émeute immédiate à l’émeute historique – qui vont nourrir une nouvelle idée du communisme en prélude à la révolution ; nous sommes en 1850, à l’industrialisation sauvage la classe ouvrière résiste par l’émeute, puis par l’organisation, le capitalisme ne vivra pas en paix pendant cent ans, mais finira par l’emporter dans les années 1980. Nous sommes en 2011, « dans le temps des émeutes par lequel se signale et se constitue un réveil de l’Histoire contre la pure et simple répétition du pire » (page 13). Nous somme en 2014, Badiou constate qu’« avec des mots d’ordre purement négatifs (“Moubarak dégage !”), peu de principes communs et aucune organisation politique interne au mouvement, on ne pouvait espérer une véritable durée et fécondité de ces beaux épisodes » qui furent « des symptômes plutôt que des promesses » (Entretien avec Julie Clarini, Le Monde, 7 novembre 2014).
[45] « Je n’exclus pas la prise du pouvoir non autoritaire » dit Badiou, ce à quoi Gauchet répond : « cela s’appelle la démocratie » (page 132). Gauchet aurait pu aussi lui rappeler son étrange conception de la dictature du prolétariat ; Badiou déclare ainsi que le parti : « s’est révélé inapte à la construction d’un État de dictature du prolétariat au sens de Marx, soit un État organisant la transition vers le non-État, un pouvoir du non-pouvoir, une forme dialectique du dépérissement de l’État » (Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, [Fécamp], Nouvelles éditions Lignes, « Circonstances, 4 », 2007, 158 pages, citation page 144).
[46] « Lénine trahit Marx sur toute la ligne » (page 29). « Si la “réalisation” du projet communiste s’est soldée, en URSS, par son complet abandon dans les faits, cela tient à des problèmes politiques non résolus dans l’étape postérieure à la prise du pouvoir, et non à ce projet en lui-même » (page 36).
[47] Pages 51 et 52. Le deuxième « tout » est souligné par Badiou.
[48] « En tout cas, expose Badiou, l’Idée est immanquablement dénaturée dès lors que la transition vers le communisme est confié au seul État. La leçon va d’ailleurs au-delà du cas exemplaire, édifiant, de l’État stalinien » (page 51). Effectivement, ce propos général trouve dans l’histoire de la Révolution espagnole une application probablement non envisagée par l’auteur. Sur les anarchistes et le pouvoir en Espagne lire, de César M. Lorenzo, Le Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale, Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2e édition revue et augmentée, 2006, 560 pages.
[49] « C’est pourquoi un des contenus de l’Idée communiste aujourd’hui – et cela contre le motif du communisme comme but à atteindre par le travail d’un nouvel État – est que le dépérissement de l’État est sans doute un principe qui doit être visible dans toute action politique (ce qu’exprime la formule : “politique à distance de l’Étatˮ, comme le refus obligé de toute inclusion directe dans l’État, de toute demande de crédits à l’État, de toute participation aux élections, etc.), mais qu’il est aussi une tâche infinie, car la création de vérités politiques neuves déplacera toujours la ligne de partage entre les faits étatiques, et donc historiques, et les conséquences éternelles d‘un événement » (Alain, Badiou, L’Hypothèse communiste, précité note 39, page 201).
[50] Alain Badiou, « L’hypothèse de l’émancipation reste communiste », entretien avec Rosa Moussaoui, L’Humanité, 6 novembre 2007. « Tendances anarchisantes » plutôt que « tendances anarchistes » traduit la persévérance du mépris marxiste. Badiou, à l’occasion, recourt à la falsification historique en prétendant que le dépérissement de l’État est une thèse « commune aux anarchistes et aux communistes » (« Le courage du présent », point de vue dans Le Monde du 14 février 2010).
[51] En fin d’ouvrage Badiou déclare à propos de la mondialisation néolibérale : « Même les adversaires les plus acharnés peuvent se retrouver s’ils savent identifier ceci : qu’au final, chacun de leur côté et avec leurs armes propres, ils combattent le même ennemi ». Est-ce une pirouette pour se sortir de la difficulté dans laquelle il s’est mise en affirmant que « sans la relance de l’hypothèse communiste, l’hypothèse réformiste que vous défendez n’a aucune chance de se réaliser », ce qui lui vaut cette réponse de Gauchet : « Oui, s’il vous plaît, faites-leur bien peur pour nous donner un sérieux coup de main ! » (pages 155 et 156).
[52] Le Kurdistan syrien a adopté, le 6 janvier 2014 sa constitution : le Contrat social du Rojava. Nulle part il n’y est fait allusion à la suppression de l’État, même programmée, ou du capitalisme, la propriété privée est d’ailleurs reconnue (article 41) ; un article, peut-être mal traduit, reste sujet à interprétation : « Tous les bâtiments et les terrains dans les Régions autonomes sont la propriété de l’Administration transitoire, sont des biens publics. Leur utilisation et distribution sont déterminées par la loi » (article 40). Le Contrat social annonce l’avènement d’« d’une nouvelle société démocratique » (dernier alinéa du Préambule), « partie intégrante de la Syrie », « modèle pour un futur système décentralisé de gouvernance fédérale en Syrie » (article 12). Il se fonde sur le principe démocratique de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (article 13) et la reconnaissance de toutes les conventions internationales relatives aux droits de l’homme dont la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 21). La laïcité n’est pas à l’ordre du jour, les « députés » prêtent serment « au nom de Dieu Tout-Puissant » (article 86) mais « la séparation de la religion et de l’État » est proclamée (article 92). C’est un exemple de démocratie parlementaire à l’image du modèle constitutionnel occidental sachant que la constitution en soi ne veut rien dire, des dictatures peuvent avoir de belles constitutions, seule sa mise en œuvre compte. Si le Contrat social du Rojava l’était, ce serait déjà formidable pour le Proche-Orient (http://www.actukurde.fr/actualites/709/le-contrat-social-de-rojava.html ; http://blogs.mediapart.fr/blog/maxime-azadi/091114/le-contrat-social-de-rojava).
Voir aussi « Rojava : fantasmes et réalités », 1er novembre 2014, « Quelques commentaires sur la “Révolution au Rojava” », 30 décembre 2014, sur le site Guerre de classe (http://www.autistici.org/tridnivalka/rojava-fantasmes-et-realites/). Également, « Questions critiques pour les partisans de la révolution au Rojava », Paris-luttes.info, 29 janvier 2015 (http://paris-luttes.info/j-ai-vu-le-futur-et-ca-fonctionne-2551). Sur ce site, Pierre Bance, « Bookchin, les Kurdes et l’anarchisme », Un Autre futur, 15 décembre 2014 (http://www.autrefutur.net/Bookchin-les-Kurdes-et-l).