Le 20 juin 2017, l’historien Étatsunien Timothy D. Snyder, spécialiste de l’Europe de l’est, a donné au Bundestag une conférence concernant la responsabilité historique de « l’Allemagne envers l’Ukraine » [1]. Nous l’avons transcrite et traduite, tant elle nous semblait intéressante à bien des égards, cinq années avant l’invasion poutinienne. Elle est suivie de nos réserves et commentaires et les notes de bas de page sont du traducteur. Jean-Marc Royer, octobre 2023
Mesdames et messieurs, bonjour.
[…] « Je vais parler anglais, car c’est un sujet sur lequel je veux m’assurer de parler de manière très précise. […] Lorsque je pose la question « Qu’est-ce que la responsabilité historique ou qu’est-ce la responsabilité historique allemande ? » […], je souhaite évidemment la traiter d’un point de vue universel. Ainsi, je ne suis pas venu ici en tant qu’États-unien [2] pour vous dire « nous avons compris notre passé et donc tout va bien dans notre pays ». Au contraire, je pense qu’il est très important pour nous tous – que nous soyons Étatsuniens, Allemands ou Russes – d’être humbles face à nos difficultés à examiner notre passé […] car cela peut avoir des conséquences étonnamment graves, rapides et douloureuses dans le présent et pour l’avenir.
Alors, quand nous demandons […] : pourquoi devrions-nous discuter maintenant de la responsabilité historique ? Pourquoi en ce moment, alors que la Russie a envahi et occupé une partie de l’Ukraine ? […] Pourquoi nous interroger alors que le système constitutionnel des États-Unis est menacé de l’intérieur ? Pourquoi devrions-nous parler de responsabilité historique en ce moment ? Ma réponse est que c’est précisément à cause de ces évènements qu’il faut parler de responsabilité historique. Les problèmes au sein de l’Union européenne ont de nombreuses causes, tout comme la crise de la démocratie et de l’État de droit aux États-Unis. Mais l’une d’elles est précisément constituée par l’incapacité à aborder certains aspects de l’histoire. Donc, comme je l’ai dit, je ne viens pas vers vous en partant du principe que les Étatsuniens ont compris cela. Au contraire, permettez-moi de commencer par parler de mon pays.
Pourquoi avons-nous le gouvernement que nous avons actuellement [Trump] ? Dans une certaine mesure, c’est parce que nous, Étatsuniens, n’avons pas réussi à assumer la responsabilité historique de certaines parties importantes de notre propre histoire. Comment pouvons-nous avoir en 2017 un président des États-Unis irresponsable sur les questions raciales ? Comment pouvons-nous avoir un procureur général, en 2017, qui soit un suprémaciste blanc ? Parce que nous n’avons pas réussi à traiter des questions importantes de notre propre passé. Et pas seulement l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. On ne voit peut-être pas à quel point l’administration présidentielle actuelle révise radicalement l’attitude Étatsunienne à l’égard de la Seconde Guerre mondiale. Mais lorsque notre politique étrangère est étiquetée « l’Amérique d’abord », cela fait référence à un parti isolationniste [3] et très souvent suprémaciste, qui visait à empêcher l’Amérique d’entrer dans la guerre contre le fascisme.
Lorsque nous commémorons l’Holocauste sans mentionner que l’Holocauste impliquait des Juifs [4], lorsque le porte-parole présidentiel affirme que Hitler n’a tué que son propre peuple, nous nous trouvons dans un monde mental et moral très différent de celui d’il y a quelques mois à peine. Mais ce n’est pas tout.
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Nous avons également une administration présidentielle à travers laquelle le président se demande à voix haute : « Pourquoi avons nous mené une guerre civile [entre 1861 et 1865] et pourquoi, après tout, devait-il y avoir un conflit en Amérique à propos de l’esclavage ? »
Je suis amené à parler de cela, non parce que […] je saisirais à présent toutes les occasions pour m’impliquer dans la politique intérieure de mon propre pays, mais plutôt parce que cette question de l’esclavage, de ce qu’est une colonie, de ce qu’est un empire, nous conduit directement à ce que je considère comme la tache aveugle de la mémoire historique allemande.
Comme vous le savez tous, l’empire États-unien a été construit en grande partie grâce au travail des esclaves. On ne s’en souvient pas toujours, mais c’est précisément ce modèle de colonialisme intérieur, d’empire construit par le travail des esclaves, qui était admiré par Adolf Hitler. Quand Adolf Hitler parlait des États-Unis, c’était généralement – du moins avant la guerre – avec admiration [5]. Et une question poursuivait Hitler : qui sont nos inférieurs raciaux ? Qui seront nos esclaves dans l’empire allemand de l’Est ? La réponse qu’il a donnée dans Mein Kampf ainsi que dans la pratique lors de l’invasion de 1941, fut : les Ukrainiens. Les Ukrainiens ont été au centre d’un projet de colonisation et d’esclavage. Les Ukrainiens devaient être traités comme des Afrikaners, ou comme des nègres – le mot était très souvent utilisé, comme le savent ceux d’entre vous qui lisent les documents allemands de la guerre – par analogie avec les États-Unis et l’idée était de créer un système esclavagiste, un régime colonial exterminateur en Europe de l’Est.
[…] Toute commémoration de la Seconde Guerre mondiale impliquant les objectifs idéologiques, économiques et politiques du régime nazi doit précisément commencer par l’Ukraine. Ce n’est pas seulement une question de théorie, c’est une question pratique. Les politiques nazies [6], les politiques que nous connaissons, se focalisent toutes précisément en Ukraine : le plan pour affamer la population, avec l’idée que des dizaines de millions de personnes allaient mourir au cours de l’hiver 1941 ; le « Generalplan Ost », avec son idée selon laquelle des millions de personnes supplémentaires seraient transportées de force ou tuées dans les cinq, dix ou quinze années à venir ; et aussi la solution finale, l’idée hitlérienne d’éliminer les Juifs ; toutes ces politiques étaient liées, en théorie et en pratique, au plan d’une invasion de l’Union soviétique, dont l’objectif principal serait la conquête de l’Ukraine [7].
Le résultat de cette guerre fut que quelque 3,5 millions d’habitants de l’Ukraine soviétique – des civils – furent victimes de la politique meurtrière nazie entre 1941 et 1945. En plus de ces 3,5 millions, environ 3 millions d’Ukrainiens, habitants de l’Ukraine soviétique, moururent comme soldats de l’Armée rouge, ou sont morts indirectement des suites de la guerre. Ces chiffres concernent uniquement les habitants de l’Ukraine soviétique. Bien entendu, ils sont plus élevés si l’on inclut l’ensemble [des peuples] de l’Union soviétique. Mais il convient ici d’être précis sur la différence entre l’Ukraine et le reste de l’Union soviétique, pour deux raisons.
La première, c’est que l’Ukraine était la principale cible de la guerre. L’Ukraine était le centre de l’idéologie coloniale d’Hitler. Mais outre cela, dans la pratique, toute l’Ukraine soviétique a été occupée pendant la majeure partie de la guerre, c’est pourquoi, pour les Ukrainiens d’aujourd’hui, la Seconde Guerre mondiale est quelque chose qui s’est produit ici [chez eux], et non ailleurs.
Hitler n’a jamais prévu de conquérir plus de dix pour cent de la Russie soviétique. Dans la pratique, les armées allemandes n’ont jamais occupé plus de cinq pour cent de la Russie soviétique et cela pendant une période de temps relativement brève.
Les soviétiques ont souffert pendant la Seconde Guerre mondiale d’une manière impensable pour les Européens de l’Ouest, d’une manière impensable même pour les Allemands. Néanmoins, lorsque l’on pense à l’Union soviétique, la place de l’Ukraine soviétique est très particulière, y compris par rapport à la Russie soviétique. En chiffres absolus, plus d’habitants de l’Ukraine [soviétique] sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale que d’habitants de la Russie [soviétique]. Ce sont les calculs des historiens russes. En termes absolus. Ce qui signifie qu’en termes relatifs, en termes proportionnels, l’Ukraine fut bien plus atteinte que la Russie pendant la guerre. Autrement dit, il est très important […] de penser à la Vernichtungskrieg [guerre d’extermination] nazie contre l’Union soviétique, mais au centre de cette [guerre d’extermination] se trouvait l’Ukraine soviétique.
Donc, si nous voulons parler de la responsabilité allemande à l’égard de la Russie, c’est très bien – mais cette discussion doit commencer par l’Ukraine. L’Ukraine était sur la route de la Russie, et c’est précisément en Ukraine qu’ont été commis les plans les plus pervers et les plus destructeurs de la guerre nazie. Si l’on veut sérieusement considérer la responsabilité allemande à l’Est, le mot Ukraine doit figurer dans la première phrase. C’est le débat le plus long, le plus sérieux et le plus important concernant la responsabilité allemande à l’Est : c’est celui de la responsabilité [historique] allemande dans le massacre des Juifs d’Europe. Ce débat n’aurait aucun sens si l’Ukraine n’était pas mentionnée.
Alors que je me dirigeais vers le bâtiment du Bundestag, je suis passé devant la célèbre photo de Willy Brandt agenouillé devant le monument de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Il s’est agit d’un tournant important dans l’histoire de l’auto-reconnaissance de la responsabilité allemande. Mais je vous demande de ne pas seulement penser à Willy Brandt à Varsovie en 1970, mais à Jürgen Stroop à Varsovie en 1943.
Jürgen Stroop [8], le commandant de la police allemande qui a mis fin à l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui a donné l’ordre à ses hommes d’aller de sous-sol en sous-sol pour assassiner au lance-flammes les Juifs de Varsovie encore en vie. Lorsqu’on a demandé à Jürgen Stroop : pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi avez-vous tué les Juifs encore en vie dans le ghetto de Varsovie ? Sa réponse fut : Die ukrainische Kornkammer. Milch und Honig von der Ukraine [c’était le grenier ukrainien, le lait et le miel d’Ukraine]. Même en 1943, Jürgen Stroop pensait qu’à Varsovie il tuait des Juifs d’Ukraine. Il pensait à la guerre coloniale nazie en Ukraine.
L’Holocauste est intégralement et organiquement lié à la guerre d’extermination de 1941. Et il est organiquement et intégralement lié à la tentative de conquête de l’Ukraine. Cela est vrai de trois manières :
La première, c’est que l’Ukraine fut un but de guerre. Si Hitler n’avait pas eu l’idée coloniale de mener une guerre en Europe de l’Est et de contrôler l’Ukraine, si ce plan n’avait pas existé, il n’aurait pas pu y avoir d’Holocauste, parce que c’est ce plan qui amène la puissance nazie en Europe de l’Est, là où vivaient beaucoup de Juifs. Deuxièmement, la guerre en Ukraine y amène la Wehrmacht, les SS et la police allemande, c’est-à-dire là où les Juifs pouvaient être atteints et assassinés. Mais voici le troisième point, celui des méthodes : en 1941, il est devenu clair pour les nazis que quelque chose qui ressemblait à un Holocauste pouvait être perpétré à cause de massacres qui eurent lieu à Kamianets-Podilsky [fin août 1941] ou, plus notoirement, à Babi Yar [fin septembre 1941] aux portes de Kiev. C’est là que pour la première fois – non seulement dans l’histoire de la guerre, mais pour la première fois dans l’histoire de l’humanité – des dizaines de milliers de personnes ont été tuées par balles dans un massacre ininterrompu à grande échelle. Ce sont des événements comme ceux-ci, sur le territoire ukrainien précisément, qui ont montré clairement que quelque chose comme un Holocauste pouvait être mis en place. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que tout Allemand qui prend au sérieux l’idée de sa responsabilité dans l’Holocauste doit également prendre au sérieux l’histoire de l’occupation allemande de l’Ukraine. Ou, pour le dire autrement : prendre au sérieux l’histoire de l’occupation allemande de l’Ukraine est une façon de prendre au sérieux l’histoire de l’Holocauste.
Comment évaluer la question de la responsabilité allemande ? Qu’en est-il des Ukrainiens eux-mêmes ? Les Ukrainiens ne devraient-ils pas eux-mêmes mener des discussions sur ce qui s’est passé dans leur pays durant la Seconde Guerre mondiale ? Le nationalisme ukrainien n’est-il pas aussi un thème à aborder ? Bien sûr que oui. J’ai fait toute ma carrière en travaillant sur le nationalisme ukrainien. C’est pourquoi j’ai pu me présenter comme professeur à l’Université de Yale ; parce que j’ai écrit sur le nationalisme ukrainien parce que j’ai écrit sur les nationalistes ukrainiens et parce que j’ai publié dans une langue occidentale, le premier article sur le rôle de la police ukrainienne dans l’Holocauste et pourquoi cela a conduit au nettoyage ethnique des Polonais de 1943 [en Volhynie].
Le nationalisme ukrainien est une tendance historique réelle et mérite d’être étudié judicieusement ; plus récemment, certains membres de l’auditoire ici présents l’ont fait mieux que moi. Mais si nous parlons non pas de Kiev, mais de Berlin, si nous parlons de la responsabilité historique allemande, nous devons reconnaître que le nationalisme ukrainien est une conséquence de la guerre allemande en Europe de l’Est. Le nationalisme ukrainien était une force relativement mineure […]. Il a été soutenu par l’Abwehr [service de renseignement militaire allemand], comme beaucoup d’entre vous le savent. Les nationalistes ukrainiens détenus dans les prisons polonaises ont été libérés précisément lorsque l’Allemagne et l’Union soviétique ont envahi conjointement la Pologne en 1939, détruisant ainsi cet État et tous les partis politiques, y compris les partis ukrainiens légaux, qui avaient jusqu’alors été bien plus importants que les nationalistes ukrainiens. […Le soutien au] nationalisme ukrainien faisait partie de la politique d’occupation allemande. Mais lorsque vous occupez un pays, vous devez assumer la responsabilité des politiques d’occupation que vous mettez en œuvre. L’existence du nationalisme ukrainien ne doit donc pas être un argument des Allemands pour éviter de réfléchir à leur responsabilité. C’est même une raison de plus pour y penser. […]
Ce qui n’est jamais dit, parce que c’est gênant pour tout le monde, c’est que davantage de « communistes » ukrainiens que de nationalistes ukrainiens ont collaboré avec les nazis. Cela ne nous semble pas logique et personne ne le dit jamais, mais c’est présicément le cas. Bien plus de membres du Parti communiste que de nationalistes ukrainiens ont collaboré avec l’occupation allemande. Et d’ailleurs, un grand nombre de ceux qui ont collaboré à l’occupation allemande avaient précédemment collaboré à la politique soviétique dans les années 1930 [9].
Ces points, bien qu’ils soient très fondamentaux et tout à fait évidents, si on y réfléchit, sont typiques de l’histoire ukrainienne. Ils sont typiques du fait que l’Ukraine a d’abord été gouvernée dans le cadre de l’Union soviétique, puis sous une occupation allemande incroyablement sanglante et dévastatrice. Lorsque nous réfléchissons à la façon dont cette occupation de l’Ukraine a pris fin, nous oublions souvent certains points fondamentaux, comme celui-ci : bien plus d’Ukrainiens sont morts en combattant contre la Wehrmacht qu’en combattant aux côtés de la Wehrmacht. Ce qu’on ne peut pas dire de tous les pays considérés comme des alliés [10]. […]
Plus d’Ukrainiens [nombreux sous l’uniforme de l’armée soviétique] ont combattu et sont morts du côté allié que de Français, de Britanniques et d’Américains réunis. Pourquoi ne voyons-nous pas cela ? Pourquoi les Allemands ne le voient-ils toujours pas ? Parce qu’on oublie que les Ukrainiens combattaient dans l’Armée rouge. Nous confondons l’Armée rouge avec l’Armée russe, ce qui n’est absolument pas approprié. L’Armée rouge était l’armée de l’Union soviétique dans laquelle les Ukrainiens, en raison de la géographie de la guerre, étaient considérablement surreprésentés [11].
Ainsi, lorsque nous réfléchissons à la fin de l’occupation, nous devons également nous rappeler où se trouvaient les Ukrainiens la plupart du temps. Les Ukrainiens ont souffert de l’occupation allemande : encore une fois, environ 3,5 millions de civils ukrainiens, pour la plupart des enfants et des femmes ont été tués, et environ 3 millions d’Ukrainiens sont morts sous l’uniforme de l’Armée rouge en combattant la Wehrmacht.
Qu’en est-il de l’Allemagne et pourquoi est-ce plus compliqué qu’il n’y paraît ? En tant qu’historien, je sais que l’histoire de l’Ukraine est peu connue et qu’elle peut paraître compliquée, mais ce n’est pas le seul problème. Une autre partie du problème, comme je l’ai suggéré lorsque j’ai mentionné mon propre pays au début, est liée aux idéologies les plus répandues, à savoir aux représentations coloniales, aux guerres d’agression et aux tentatives d’asservir un autre peuple. La tentative d’asservir un autre peuple n’est pas sans conséquences, même pour les générations à venir. La tentative d’asservir un autre peuple, un peuple voisin, laissera des traces si elle n’est pas directement affrontée. Et pour aggraver les choses, nous ne sommes pas aujourd’hui, en Europe, dans un environnement qui se prêterait à des discussions sereines. Nous sommes à un moment où les tentatives allemandes de discuter des responsabilités historiques passées proviennent d’un débat initié ailleurs.
Alors quand nous demandons : pourquoi tous ces points fondamentaux ne sont-ils pas mémorisés ? Pourquoi ne se souvient-on toujours pas que [la conquête de] l’Ukraine constituait l’épine dorsale de l’idéologie hitlérienne ? […] Pourquoi ne se souvient-on toujours pas qu’environ 6,5 millions d’habitants de l’Ukraine soviétique sont morts à cause de l’occupation allemande ? Il y a de nombreuses raisons à cela, mais l’une d’entre elles c’est la trace mentale laissée par la colonisation, la tendance à négliger un peuple qui n’est pas considéré comme un peuple.
Tous les discours sur l’Ukraine comme « État en faillite », ou sur « les Ukrainiens qui ne constitueraient pas une véritable Nation », ou sur « les Ukrainiens qui seraient divisés par leur culture », ne sont pas innocents. C’est là l’héritage d’une tentative de colonisation d’un peuple qui n’est pas considéré comme un peuple. L’Ukraine n’est certes pas un endroit « idéal et merveilleux à tous égards », mais les jugements auxquels ce pays est soumis à travers l’application de termes comme « ils ne constituent pas une Nation ou un État » – surtout lorsque ces choses-là sont dites en allemand, en oubliant la tentative nazie de les asservir – ces mots ne sont pas innocents, ils doivent être historiquement repensés en Allemagne.
Et il y a un problème particulier avec tout cela, que je vais mentionner brièvement et en dernier lieu, à savoir que la tentation des Allemands de se soustraire à leurs responsabilités, qui reste toujours une grande tentation, est précisément encouragée par la politique étrangère russe. La politique étrangère [de Poutine] consiste à diviser l’histoire de l’Union soviétique en deux parties. Il y a la bonne partie, qui est la partie russe, et il y a la mauvaise partie, qui est la partie ukrainienne. Je peux vous résumer cela plus rapidement que ne le fait le mémo officiel de sa politique étrangère :
Libération = Russe ; Collaboration = Ukrainien.
C’est la ligne qu’ils suivent de manière très cohérente – et avec beaucoup d’effet dans ce pays, parce que la politique étrangère russe considère « le sens des responsabilités allemand » comme une ressource à manipuler. Le grand danger, c’est que l’Allemagne, qui a tant fait […] dans le traitement de son passé, échoue à cause de la tentation de confondre l’Union soviétique d’antan avec les Russes, en oubliant l’existence des Ukrainiens [et des autres peuples…]. Les diplomates russes font cet amalgame, mais aucun Allemand ne devrait le faire. Aucun Allemand ne devrait confondre l’Union soviétique avec les Russes, cela ne devrait tout simplement jamais se produire.
La manière dont la Russie actuelle gère sa politique mémorielle consiste à exporter l’irresponsabilité. Il s’agit d’inciter d’autres pays à adopter la même attitude envers l’Ukraine que la sienne. Et cela est particulièrement évident dans sa conception du nationalisme ukrainien – ce qui, encore une fois, est un phénomène historique réel – mais qui est largement exagéré dans le discours [du Kremlin]. Le nationalisme ukrainien était l’une des raisons invoquées par Staline pour justifier la Grande Famine [12] de 1933. Le nationalisme ukrainien était l’une des raisons invoquées pour justifier la Terreur de 1937 et 1938. Le nationalisme ukrainien était l’une des raisons invoquées par Staline pour justifier les déportations massives d’habitants de l’Ukraine soviétique après la Seconde Guerre mondiale, et le nationalisme ukrainien a été la raison invoquée pour justifier l’invasion russe de l’Ukraine en 2014.
Il y a ici une explication pérenne qui constitue une tentation [de ne rien faire] pour les Allemands, car si la guerre est uniquement une question de nationalisme, alors pourquoi les Allemands interviendraient-ils ? Si le gouvernement ukrainien est nationaliste, alors pourquoi l’Allemagne devrait-elle faire quoi que ce soit pour arrêter la Russie ?
Le danger, c’est que vous entriez dans une sorte de pacte mental Molotov-Ribbentrop, dans lequel les Allemands conviendraient avec les Russes que tous les maux sont imputables aux Ukrainiens. C’est si facile, c’est si confortable, c’est si tentant de dire : « Nous, les Allemands, ne nous sommes-nous pas assez excusés ? Ne sommes-nous pas un modèle pour tout le monde ? »
C’est un piège très tentant, mais je peux dire ceci par expérience en tant qu’Étatsunien : si vous vous trompez sur l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, cela peut réapparaître. Or, votre histoire avec l’Ukraine est précisément l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Et si les restes du nationalisme allemand – qui sont encore parmi vous, à gauche comme à droite – rencontrent le nationalisme russe officiel ; si vous y trouvez un terrain d’entente [avec Poutine] – le terrain d’entente étant « tout fut de la faute de l’Ukraine » – alors il n’y aurait plus de raison de se souvenir de quoi que ce soit. C’est précisément le danger pour l’Allemagne en tant que démocratie.
C’est désormais aux Ukrainiens d’essayer d’assumer la responsabilité de la collaboration ukrainienne ou de la participation ukrainienne à l’occupation allemande. Il appartient également aux Ukrainiens de comprendre le rôle de l’Ukraine dans la politique de terreur de Staline, plutôt que de prétendre qu’il s’agissait simplement de politiques russes, car ce n’était pas le cas : il s’agissait de politiques soviétiques dans lesquelles certains Ukrainiens ont également joué un rôle. C’est un travail historique que doivent accomplir les Ukrainiens. Lorsque j’étais en Ukraine en septembre dernier, pour parler de Baby Yar, lorsque je me tenais devant des millions de téléspectateurs ukrainiens en essayant de parler de ces choses en ukrainien, le point que j’ai essayé de faire valoir était le suivant : vous ne vous souvenez pas de Baby Yar pour les Juifs [exterminés…]. Vous devez vous souvenir de l’Holocauste en Ukraine parce qu’il contribue à l’édification d’une société civile responsable et, espérons-le, d’une démocratie fonctionnelle en Ukraine. Cela vaut pour eux, mais cela vaut aussi pour moi, pour vous et pour nous tous.
Le fait de rappeler la responsabilité allemande dans les six millions et demi de morts causées par la guerre allemande contre l’Union soviétique en Ukraine n’a pas pour but d’aider l’Ukraine. Les Ukrainiens sont conscients de ces crimes. Les Ukrainiens, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants vivent avec l’héritage de ces crimes.
Il ne s’agit pas d’aider l’Ukraine, il s’agit d’aider l’Allemagne. […] Précisément en ce moment, l’Allemagne ne peut pas se permettre d’aborder les questions majeures de son histoire de manière erronée. C’est en ce moment que le sens des responsabilités allemand doit être parachevé. Peut-être que jusqu’à présent, l’histoire de l’Allemagne était uniquement l’affaire des Allemands. Peut-être qu’à l’époque du conflit entre historiens à propos de l’Holocauste, dans les années 1980, c’était une préoccupation essentiellement Allemande, mais les conséquences de cette histoire revisitée étaient et restent internationales. Se tromper sur l’histoire de l’Ukraine en 2013 et 2014 a eu des conséquences européennes. Se tromper sur l’histoire de l’Ukraine aujourd’hui, alors que l’Allemagne est la principale démocratie occidentale, aura des conséquences internationales. J’en ai terminé. Merci beaucoup. »
Commentaires
Lorsque Timothy Snyder a édité ses deux derniers livres [13], il fut à juste titre critiqué pour avoir trop insisté sur les interactions entre nazisme et stalinisme comme facteurs déterminants des guerres ou des massacres à caractère génocidaire perpétrés en Europe entre 1933 et 1945.
Si, comme le fait remarquer Amir Weiner dans sa recension de Terres de sang [14], les Soviétiques ont collaboré entre 1939 et 1941 à l’évacuation des habitants parlant allemand par les nazis suite à la signature du pacte Ribbentrop-Molotov de 1939 ; si trois ans plus tard, les soviétiques ont à leur tour procédé à « un échange de population » avec la Pologne nouvellement établie en utilisant l’infrastructure laissée par les nazis, il n’en reste pas moins que ces exemples sont insuffisants pour « mettre en miroir » les agissements des deux dictatures, surtout lorsqu’elles son principalement étudiées sous le prisme des comportements de leurs chefs.
D’autre part, ce n’est pas uniquement le territoire Ukrainien qui fut le cadre de ces évènements, loin s’en faut : « sur le territoire qui englobe la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, les États baltes et la frontière occidentale de la Russie, plus de quatorze millions de personnes ont péri aux mains des nazis et des Soviétiques. Entre l’Holodomor de 1933 et la libération de 1945, la région est devenue le principal cimetière d’Europe pour ses habitants et les étrangers qui y ont été amenés pour mourir au cours des vagues de terreur successives » [15].
Sans entrer plus avant dans la critique, nous ne partageons donc pas toutes les vues de Timothy Snyder. Il n’empêche qu’en Ukraine, durant la « Guerre de trente ans », il y a eu plusieurs types de massacres, de guerres et de colonialismes qui furent exceptionnellement destructeurs pour la population de ce pays.
Parlant à juste titre des impasses qui perdurent lorsqu’une histoire problématique est passée sous silence, Timothy Snyder rappelle qu’elles font nécessairement retour et perturbent les relations sociales longtemps après les faits, ce qui est indubitable. Il rappelle à ce propos quelques dénégations de l’administration trumpienne et les relations qui existaient entre le nazisme et les États-Unis jusqu’à leur entrée en guerre. Ceci dit, il serait important à ce sujet, de commencer enfin par décrire en détail l’influence déterminante de l’eugénisme étatsunien dans l’élaboration du nazisme dès le début du xxe siècle [16], puis les relations économiques, politiques et idéologiques que les États-unis entretinrent avec ce même nazisme [17] jusqu’en 1941.
Il n’en reste pas moins Timothy Snyder est un des meilleurs connaisseurs de l’histoire Est-Européenne et que depuis 2014, peu d’intellectuels – si cette catégorie existe encore – ont soutenu [18]. un peuple qui affronte pour la énième fois depuis un siècle, les conséquences du colonialisme tsariste puis stalinien, à savoir : l’abandon du pays aux occupants allemands en mars 1918, la féroce répression de l’armée rouge contre la révolte des paysans et des ouvriers [19], une première famine jusqu’en 1922 puis la collectivisation forcée des campagnes, l’Holodomor en 1933, la terreur des années 37-38 ; la guerre mondiale (à l’issue de laquelle le tiers des 36 millions d’Ukrainiens qui avaient survécu n’avaient plus de toit car 700 villes et 28 000 villages étaient détruits), puis une nouvelle famine en 1947. Timothy Snyder nous permet surtout de comprendre ce que recouvre le vocable stalinien de « Grande guerre patriotique » dont Poutine a fait une de ses bases idéologiques afin de maquiller le fait que cette guerre s’est en grande partie déroulée sur le sol des Ukrainiens et de dissimuler que ceux-ci, avec les peuples des « Républiques périphériques », auront payé – comme chair à canon envoyée contre l’ennemi par vagues successives, exactement comme aujourd’hui – le plus lourd tribu à la victoire contre le nazisme, ce qui constitue une manière supplémentaire de nier l’existence des ukrainiens et de l’Ukraine en tant que tels. Mais voici ce que la position académique de Timothy Snyder l’empêche d’aborder.
Ce qui fut appelé « la chute du mur de Berlin » fut bien réelle, mais fut recouverte par un évènement d’une ampleur inédite que nous avons appelé l’Anschluss de la RDA [20]. « Le transfert de richesses de l’Est vers l’Ouest a été considérable : 80 % des biens industriels sont tombés dans les mains du capital allemand de l’Ouest. Quatre grandes banques de la RFA, qui avaient acheté celles de RDA pour 824 millions de marks, se retrouvèrent à la tête de 40,5 milliards de marks de créances » [21]. Autrement dit, dans les années 1989-1990, le capital Ouest-allemand s’est saisi de la majorité des biens de la RDA avec l’accord de Gorbatchev. Qu’on le veuille ou non, et sur quelque plan qu’on la situe, UNE DETTE avait ainsi été contractée vis-à-vis de la nomenklatura soviétique parce qu’elle avait accepté de céder une de ses colonies au moindre coût.
Sept ans plus tard, le projet de gazoduc Nord Stream 1, lancé sous la mandature d’Helmut Kohl, démarré fin 2005 sous celle de Gerhard Schröder [22] et mis en service en 2012 par Angela Merkel, allait faire de l’Allemagne le Hub principal de la distribution gazière russe en Europe et scellait de facto la marginalisation politique et économique de l’Ukraine [23]. Pour le capital ouest-allemand, c’était une manière de commencer à payer sa dette, sans perdre de vue ses intérêts géostratégiques et commerciaux.
D’autre part, connaissant la manière dont les « Ossis » (Allemands de l’Est) sont encore regardés trente ans après l’Anschluss, il est tout à fait légitime de s’interroger : n’y a-t-il pas dans cette marginalisation planifiée de l’Ukraine « une trace mentale laissée par la colonisation » nazie de l’Ukraine qui perdurait parmi les responsables allemands ?
« Une sorte de pacte mental Molotov-Ribbentrop, dans lequel le [capital] allemand conviendrait avec [le Kremlin] que tous les maux sont imputables aux Ukrainiens » ? pour reprendre les termes de Timothy Snyder.
Jean-Marc Royer, octobre 2023
PS : Au détour d’une émission sur France culture et de la lecture de quelques articles, nous apprenons que le Capital européen n’est pas prêt de blâmer et encore moins de sanctionner l’Azerbaïdjan pour ses agissements contre les Arméniens car il s’y approvisionne en gaz depuis la visite d’Ursula von der Leyen en juillet 2022 à Bakou [24]. Bis repetita… et cerise sur le gâteau : Au large de Bakou, le champ de Shah Deniz est exploité par un consortium dont les principaux actionnaires sont le britannique BP (environ 30 %) et… la compagnie russe Lukoil avec 19,99 % des parts [25]. En outre, il semblerait que ce pays, étant connecté de longue date avec son « grand frère », cela pourrait expliquer que ses exportations excèdent ses capacités de production propres (Sénateur Pierre Ouzoulias). Décidément, les moyens de contournement des « sanctions » contre Poutine par le capital Européen sont d’une infinie ingéniosité… Innover, vous-dis-je !