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Désordres et Relaxe

lundi 15 mai 2023, par Léo S Ross

Début mai 2023 j’ai vu au cinéma Saint-André des Arts, à Paris, deux très beaux films qui donnent vie à l’extraordinaire capacité de résistance de l’être humain. Je suis convaincu que la faculté de résister aux forces du monde, qui prennent parfois l’aspect de nos congénères qui veulent nous exploiter ou nous contraindre, fait notre humanité.


Dans l’image du roseau qui plie avec souplesse et du chêne qui finit par rompre, nous ne sommes ni l’un ni l’autre : nous pouvons décider d’être l’un ou l’autre. La possibilité du choix conscient d’être un chêne fait notre humanité.
Désordre, donc, est un film qui se passe à Saint-Imier, dans le Jura suisse, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, dans et autour d’une manufacture d’horloges. Alors que naît sous nos yeux la production capitaliste, avec les postes de travail qui se spécialisent, ses contraintes horaires, les ouvriers et ouvrières anarchistes s’organisent et résistent. En ralentissant les cadences, par exemple. Apparaît alors un jeune aristocrate russe, élégant géographe qui découvre au contact de ces ouvrières les idées et pratiques anarchistes. Il en deviendra un des grands théoriciens.

Le deuxième film, Relaxe, est la chronique de la défense d’un groupe d’accusés, de femmes en particulier, accusées par l’État d’avoir saboté une ligne TGV en 2008. Le contraste entre l’humanité de ces femmes et la froide fiction policière et judiciaire qu’a été le « groupe de Tarnac » est saisissant. Tout comme le film dévoile les dangers des lois d’exception antiterroristes, il ouvre l’écran à des femmes que les médias n’avaient toujours présentées que comme « les compagnes » de prétendus leaders inventés par la machination des renseignements intérieurs.

Désordres prend des partis-pris esthétiques forts – ses cadrages et grands plans fixes par exemple – ce qui en fait une très belle œuvre d’art dont la matière première est le temps. On y voit comment il devient une ressource que l’industrie naissante se met à mesurer précisément, à modeler, réglementer, à contrôler. Le temps étant l’espace des mouvements des ouvrières dont on voit longuement les mains assembler les montres et horloges qui bruissent de leurs petits cliquetis secs.

D’ailleurs, le titre du film en allemand désigne une pièce des montres mécaniques, le balancier, dont l’héroïne est la spécialiste :« Unrueh » mot très proche de « Unruhe » – agitation. Le film donne aussi à voir que le temps unique qui nous semble si naturel est une réalité très récente. À Saint-Imier au XIXe siècle il y avait quatre heures, marquées par quatre horloges pas tout à fait bien synchronisées : celle de la gare – le train a été, partout en occident, le grand facteur d’uniformisation du temps –, celle de la mairie – le temps politique –, celle de l’usine – le temps du capitalisme –, et celle de l’église. Il y a aussi une évocation de la Suisse, dont les habitants semblent culturellement plus apaisés que leurs voisins. Le film rappelle aussi que la Suisse a eu un passé socialiste et révolutionnaire très intense dont il reste aujourd’hui, ça et là, des traces. Peut-être ce passé n’est-il pas étranger à la rigueur démocratique qui semble les animer, ce qu’une scène en particulier illustre : des gendarmes veulent obliger le tenancier d’une auberge à retirer du mur la carte de la région faite par l’anarchiste Kropotkine. Le patron se rebiffe et fait voter à main levée les clients, qui votent en faveur du maintien de la carte, ce qui éteint la demande des pandores. Un esprit démocratique en comparaison duquel la France passée et actuelle semble n’être qu’un sombre pays autoritaire, illibéral dit-on aujourd’hui dans les rédactions.
Revenons au film. Les instituions, elles, sont bien comme ailleurs : le directeur de l’usine est élu au Conseil du Canton et on le voit rouler ses petits arrangements commerciaux et promettre l’extradition d’un anarchiste italien. L’amour rode parmi les ouvrières en lutte, et lorsqu’il surgira la caméra se libérera enfin de ses plans fixes qui regardent le temps passer pour enfin bouger. Travelling comme le voyage de formation de Kropotkine.

Les femmes sont également au cœur du film Relaxe. Ce documentaire montre la préparation de quelques inculpés, deux femmes en particulier, avant le procès dit de Tarnac qui se conclura par une relaxe générale après dix années d’éprouvantes procédures. La juge le dira très clairement : ils et elles sont innocents et le groupe « de Tarnac », qualifié d’anarchoautonome par les autorités, est une fiction (il n’y aura aucune sanction contre les fonctionnaires responsables de cet acharnement judiciaire qui a tourné au fiasco). C’est bien le rôle et la place de femmes de premier plan qui émerge de ce documentaire ; pas des compagnes de, pas des seconds rôles. C’est aussi le rôle de la parole des inculpées face à la justice qui est filmé.
On y voit comment, en l’absence d’éléments de preuve matérielles incontestables la police et la justice cherchent sans relâche les mots des mis en cause, leurs explications, leurs aveux ou tout ce qu’ils pourraient dire et qui pourrait conforter l’accusation. Il paraît qu’accorder une telle importance à la parole de l’accusé est une caractéristique du droit latin et que le droit anglo-saxon n’y accorde pas tant d’importance. En somme, gardez le silence. On sent aussi la pression de la justice qui aplatit le justiciable sur une scène où il a l’impression d’être le seul amateur entouré d’une troupe de professionnels (policiers, greffiers, juges, avocats, etc.) qui savent tous comment tourne la machine et ce qu’ils ont à y faire.

C’est enfin une histoire qui raconte comment les lois et pratiques administratives antiterroristes sont utilisées contre des opposants à l’État et au capitalisme, qui ne sont nullement violents et encore moins terroristes. Ce qui saute aux yeux est l’humanité de ces femmes, leur solidarité, leur résistance inflexible, leur fierté. Elles n’ont rien lâché de leurs projets – dans le village de Tarnac en particulier – et continuent de mettre en pratique des modes de vie alternatifs. Elles sont chêne et ne ploient pas, ne rompent pas, ne renient pas leurs pratiques et idéaux.

Je ne peux m’empêcher de voir dans la concordance de cette programmation d’un petit cinéma du centre de Paris – deux films liés, de près et de loin, aux idées libertaires – un écho à ce que m’avait dit mon père peu de temps avant de mourir : « nos idées sont jeunes et elles ont besoin de nombreuses générations pour grandir ».

 Désordres – (Unrueh) Réalisateur : Cyril Schäublin
Suisse, 1h33 minutes Novembre 2022

 Relaxe Réalisatrice : Audrey Ginestet
France, 1h32 Avril 2023

Leo S. Ross https://www.abordages.net/