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Une société de l’affiche ou de l’avatar ?
mercredi 26 décembre 2012, par
Dans un texte intitulé "Une société de l’affiche" [1], Jacques Rancière revient sur une image parue dans l’lllustrated London News de juin 1848, qui "nous montre une haute barricade au sommet de laquelle parade un groupe d’insurgés. Un petit écriteau porte la mention Complet ".
(The Entrance of the Rue du Faubourg St. Antoine, From the Place de la Bastille).
Rancière se demande si l’auteur de la gravure "a voulu amuser son public avec ces ouvriers parisiens qui allaient à la barricade comme on va au spectacle ? ". Il nous propose alors sa réflexion sur le lien existant entre politique et théâtre et diverge de Guy Debord, sur le fétichisme du spectacle.
The entrance of the rue du Faubourg St. Antoine…
La gravure "nous indique que l’insurrection elle-même, ce n’est pas la foule affamée ou furieuse qui se déverse dans la rue comme un torrent. C’est une manière d’occuper la rue, de détourner un espace normalement voué à la circulation des individus et des marchandises, espace de manifestation d’un personnage oublié dans les comptes du gouvernement : le peuple, les ouvriers ou quelque autre personnage collectif."
Quant au cri des insurgés de juin 1848, "Du pain ou du plomb", elle ne serait pas inventée par la faim, mais par l’habitude du théâtre et de son langage emprunté. Il rappelle que quelques années avant cette insurrection, les chroniqueurs littéraires de la bonne société s’étaient émus d’une maladie inédite qui sévissait dans le monde ouvrier : on y faisait maintenant de la littérature et les poètes ouvriers choisissaient les grands mots et les rythmes nobles. "La politique, au sens fort du terme commence avec la capacité de troquer son langage ordinaire et ses petites douleurs pour s’approprier le langage et les douleurs des autres". Elle commence avec la fiction, cette manière de creuser la réalité, d’y ajouter des noms et des personnages, des scènes et des histoires qui la multiplient et lui ôtent son évidence univoque. "C’est ainsi que la collection des individus travailleurs devient le peuple ou les prolétaires, que l’entrelacement des rues devient la cité ou l’espace public."
"Le peuple lui-même est une apparence de théâtre, un être fait de mots, qui vient en surnombre imposer sa scène d’apparence et de trouble à la place de la bonne répartition des fonctions sociales."
Théâtre vs Spectacle
Il avoue repenser à cette barricade théâtrale quand il entend décrire notre monde comme celui de la société du spectacle ou de la politique-spectacle.
Jacques Rancière marque sa différence avec les analyses de Guy Debord. Selon lui, "nous ne vivons pas dans une société du spectacle où la réalité se perdrait, mais bien plutôt dans une société de l’affiche où l’apparence se voit congédiée". L’affiche n’est pas pour lui le spectacle mais, au contraire, ce qui le rend inutile, ce qui en donne par avance le contenu et supprime du même coup sa singularité, comme dans le cas des affiches des films qui nous disent par avance les effets que ces films, par des dosages spécifiques de stimuli appropriés, produiront sur des publics exactement ciblés. Idem pour les fictions télévisuelles, "des anti-fictions qui nous présentent des personnages comme nous, évoluant dans des décors semblables à ceux dans lesquels nous les regardons, et exposant des problèmes semblables aux nôtres, semblables à ceux qu’exposent, à une autre heure, les témoins de la réalité".
En revanche, quand, à propos de l’affiche publicitaire, il écrit qu’elle "ne nous déroule plus aucune fantasmagorie, mais la simple assurance que tout est disponible à condition d’y mettre le prix que, par ailleurs, les marchands font pour nous toujours plus doux", il tend à rejoindre Debord sur la valeur de l’échange qui : "mobilisant tout usage humain et saisissant le monopole de sa satisfaction, […] a fini par diriger l’usage. Le processus de l’échange s’est identifié à tout usage possible, et l’a réduit à sa merci.".
Mais au delà de la référence à 1848, on aurait aimé que l’analyse se poursuive sur les représentations des révoltes contemporaines dans les média actuels où acteurs et producteurs d’informations se confondent.
Tous ensemble, tous ensemble…ouais !
Que veulent (nous) dire ces images de manifestations dans lesquelles un foisonnement de banderoles, de ballons festifs se mêlent à des slogans et des revendications ?
Un futur chroniqueur y percevra-t-il la détermination des manifestants à occuper la rue ou y verra-t-il celle d’occuper la Une des journaux qui débutent désormais leurs reportages par la comparaison des chiffres fournis par la police et les organisateurs ?
Les "réseaux" ont opéré une mutation et "passer au JT", avoir une bonne "couverture médiatique" ou "être en ligne" est considéré comme un minimum, voire plus important que de descendre dans la rue. Comme pour les Poeples qui s’étalent sur papier recyclé ou en "prime time", il semble désormais acquis qu’il faille "se montrer", être "localisé". Le "t’es où ?" qui ponctue bon nombre d’appels depuis les téléphones portables est complété par le "vu à la TV et sur Facebook".
Dans ce nouveau rapport de force qui ne vise plus qu’à atteindre l’opinion publique pour "communiquer", des "spin docteurs" [2], à l’ombre de leurs avatars [3], ne quittent plus leurs ordinateurs considérés comme des espaces manifestatoires. En n’alimentant plus que les écrans, les forums et les réseaux, ces manifestations électroniques achèvent de laisser la Rue aux défilés de modes ou à ceux qui prétendent que "désormais, quand il y a une grève en France personne ne s’en aperçoit." [4]. En rompant avec des pratiques efficaces de notre héritage et de notre "faire ensemble", nous risquons également de donner raison à ceux qui déjà prédisent que "la prochaine grève sera sur Internet" [5]
… Ou alors ça va péter
"Du pain ou du plomb" a également laissé place à d’autres slogans qui, pour la plupart, ont perdu de leur puissance défiante ou guerrière. [6]
Certains, comme "À bas le chômage & la précarité..." ou "Cho, cho, cho, chômage ras le bol" sont objectivement des cris de hargne plus que de guerre…
Il en est d’autres, comme " Partage des richesses ! Partage du temps d’travail ! Ou alors ça va péter !" qui, bien que très puissants, perdent de leur pouvoir à force d’être séparés des actions concrètes, voire des "guérillas politiques de classes" qu’ils promettent. Leur récurrence n’est plus qu’une adresse aux membres d’un "clan" (et à leurs sympathisants) un "message" aux "autres" (organisations, passants, journalistes…) et, si l’écho porteur est suffisamment fort, à "l’ennemi visé"…
La politique, cette pratique qui a toujours été sœur du théâtre selon Rancière, change de "mises en scène". En se formatant aux besoins de la "médiatisation" et se pliant au "ranking" (optimisation du référencement de "pages visitées" mises aux premières places sur les moteurs de recherche), elle s’achemine vers l’illusion d’être ensemble.
Plus lu que vécu, notre sens commun échappe ainsi aux internautes qui, s’ils veulent s’y intéresser, devront faire l’effort de se confronter à la réalité.
[1] paru le 29 septembre 1996 dans le journal brésilien La Folha de Sâo Paulo, repris dans Moments Politiques, La fabrique, 2009.
[2] conseillers en communication et marketing politique. « Spin » fait allusion à l’« effet », comme celui que l’on donnerait à une balle de tennis, par exemple, ou à la façon de faire tourner une toupie. Appliquant une torsion aux faits ou à l’information pour la présenter sous un angle favorable, les spin doctors dirigeraient donc l’opinion en lui fournissant slogans, révélations et images susceptibles de l’influencer, en mettant en scène les événements qui la réorienteront dans le sens souhaité
[3] Incarnations d’un dieu sous forme d’animaux, d’humains… dans la religion hindouiste. Apparence que prend une personne dans un environnement graphique ou informatique
[4] Nicolas Sarkozy Paris, Juillet 2007 lors du conseil national de l’UMP consacré à l’Europe.
[5] Aris Papatheodorou graphiste, informaticien, créateur du réseau Samizdat et collaborateur de la revue Multitudes fondée en 2000 par Yann Moulier-Boutang, économiste et essayiste français. Défenseur du "revenu de base inconditionnel, individuel et substanciel" (http://multitudes.samizdat.net/L-autre-globalisation-le-revenu-d)
[6] En Écosse, avant de se battre, les clans lançaient des cris de guerre à l’adresse de leurs ennemis : des slogans. litt. cri (gairm) de la troupe, la bande (sluagh), d’où le slogan. Celui du clan MacDougal était buaidh no bàs (« le succès ou la mort »).