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Bienvenue dans la "Start-up Nation" et le capitalisme 2.0

Considérations sur "un futur" moderne

vendredi 13 avril 2018, par Lucie Heymé

Il faudrait se réveiller d’une trop longue hibernation pour ne pas constater qu’une "OPA numérique", lancée sur notre vie quotidienne, nous a fait entrer de plain-pied dans le capitalisme 2.0 dont Airbnb, Tripadvisor ou Uber sont les étendards et où les réseaux n’ont de "sociaux" que le nom.

Le président de la République veut que "la France soit une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up". Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du numérique, a terminé son tour de France des "jeunes pousses".


"Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent "

Dans nos sociétés marquées par la morale biblique, "faire de l’argent" fut très longtemps considéré comme un "péché" [1]. Or, bien qu’il soit profondément "religieux", c’est au cours du Moyen Age que naît le capitalisme qui se diffusera largement entre le XIIIe et le XVe siècle, sous des formes variées : prêts d’argent et spéculations [2], vitalité de compagnies marchandes et financières. Toutes les strates de la société y participèrent. Bien que bousculant les interdits de l’Église, ses gardiens s’accommodèrent volontiers [3]. Et les "vrais puissants" ne seront pas les grands marchands, mais les usuriers qui s’imposèrent en maîtres dans la cité. Entre morale religieuse et petits arrangements, la révolution financière était en marche.
À partir du XVIe siècle, "la Réforme" élève le travail comme une valeur fondamentale au travers de laquelle chacun doit s’efforcer de se rapprocher de Dieu [4] et en 1818, la famille Delessert, des banquiers protestants [5], justifient la création de leur Caisse d’Épargne et de prévoyance, comme "un service" pour "apprendre aux travailleurs à voir l’avenir avec sérénité… grâce à l’épargne" [6].

"Pour parler franchement, votre argent m’intéresse "

En 1971, lors du congrès d’Épinay, François Mitterrand fustigeait "l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ". Et lorsqu’en 1973, la BNP adopte comme slogan "Pour parler franchement, votre argent m’intéresse". Le discours, jugé "totalement scandaleux, de la part d’une banque" incite certains de ses clients à déserter cet établissement bancaire. Au bout d’un an, la campagne est abandonnée et remplacée par d’autres plus rassurantes, dans une France pompidolienne, où les économies sont encore cachées sous le matelas. Il faudra attendre l’affairiste de l’ère Mitterrand, symbolisé par un Bernard Tapie et son émission de télévision "Ambitions" [7], pour que le puritanisme argentier s’estompe, dans un contexte où tout devient possible.

Milieu des années 1990, les foyers découvrent massivement Internet. Les opérateurs télécoms et les équipementiers se lancent dans une vague de fusions/acquisitions pour assurer leur virage ou leur présence sur la "toile". Et pour participer à cette "nouvelle économie" [8], il leur faut acquérir des "dot-com" ("ancêtres" des start-ups) à la technologie prometteuse, quel que soit leur prix. Dave McClure, un investisseur et dirigeant d’un "accélérateur d’entreprise" [9] de San Francisco, qui "aida" plus de 500 "dot-com" à "éclore", en résumait la philosophie sur 3 axes : 1- Quel produit ? / 2- Quels clients ? / 3- Comment faire de l’argent ?

Répondant à la loi du marché, les afflux de billets verts font flamber les prix d’acquisition. En en une journée, l’introduction en bourse de Nestcape (l’un des premiers navigateurs internet), qui débuta à 28 dollars, atteindra 71 dollars l’action. Le groupe Vivendi [10] signa un chèque de 180 millions de francs pour le rachat de l’hébergeur internet français "iFrance". L’avidité des investisseurs à dénicher des start-ups aux retours sur investissements juteux et prometteurs les conduit à se désintéresser de leurs bilans financiers, qui s’avèrent pourtant trop souvent "aventureux". Sous la pression de la remontée des taux d’intérêt à long terme, la "bulle Internet" éclate et la déflagration s’étendra à l’ensemble des bourses et de l’économie [11], mais comme lors de la ruée vers l’Or, seuls les marchands de pelles (ici, les marchands d’ordinateurs…) gagneront de l’argent. Embauchées avec la promesse de devenir riches "si" l’entreprise atteint son El Dorado, les "petites mains" (dont les graphistes et développeurs), travaillant "hors d’heures", mais dans des lofts aux ambiances "cool", ne furent payées qu’en "monnaie de singe".

Fin de la première vague des start ups.

Une "startup" n’est qu’une entreprise capitaliste "comme les autres ", mais dans laquelle les bonbons et le café sont à volonté…

Comme un phénix, la "révolution numérique" se métamorphose sur les centres de la première vague des start ups et, à partir des années 2000, sont lancés les premiers réseaux "sociaux".
En 2007, Apple, lance son premier téléphone, l’iPhone, le pionnier des smartphones, un sorte d’ordinateur nomade qui est désormais "à portée de main" d’une génération, née à la fin des années 2000, la "génération C" pour Communication, Collaboration, Connexion et Créativité.
Globalement désabusés, "ni à gauche ni à droite", "hyper connectés", volontiers individualistes, près de 80% de ces 18-30 ans interrogés sont convaincus d’avoir une conception nouvelle du travail, “plus attachés à leur propre autonomie et à leur épanouissement au travail, qu’à la valeur travail en elle-même.” [12]. Et une très large majorité vise l’entrepreneuriat comme une sorte de "Graal" à atteindre, y compris chez les étudiants qui sont plus d’un sur quatre à aspirer à créer leur entreprise [13].
C’est en phase avec cet esprit start-up déclaré, augmenté par les "opportunités" liées au travail à distance grâce aux nouvelles technologies, qu’un entrepreneur/ président de la République lançait un appel, au cours du salon VivaTech 2017 [14] :

La France est un pays d’entrepreneurs, c’est un pays de start ups mais je veux que ça devienne aussi un pays de licornes [15], de grands groupes nouveaux, le pays des géants de demain. Alors pour ce faire nous devons sortir d’une fascination française, le « small is beautiful ». Vous savez, en France, et je sors d’une campagne présidentielle, on aime les entrepreneurs à condition qu’ils ne réussissent pas trop bien. Quand un entrepreneur commence à réussir trop bien on le jalouse, on dit qu’il y a quelque chose de louche, on le stigmatise et généralement on le fiscalise. Et c’est terminé. C’est absurde parce qu’un entrepreneur qui s’enrichit, c’est un entrepreneur qui est en train de réussir et qui donc fait réussir son pays, embauche, tire d’autres entrepreneurs et doit pouvoir réussir encore plus facilement, plus vite, plus fort, pour pouvoir réinvestir demain."

Selon l’INSEE, la conjoncture a rarement été aussi propice à la création d’entreprises (+ 1,9% pour 2018) et le mirage de la Silicon Valley réapparait, avec ses baby-foot, ses horaires à la carte, la "cool attitude", le travail collaboratif, etc… Et les "capital-risqueurs" (investisseurs participant à la levée de fonds et actionnaires) retrouvent le sourire et la perspective de "bonus" confortables. Alors, entre deux pauses café, "le travailleur du numérique" doit produire, créer de la valeur "en temps réel". Et qu’importe si le temps à y consacrer empiète sur son temps libre ou sa vie privée, puisqu’il a le privilège de participer à une "aventure moderne" qui doit révolutionner le monde grâce à la technologie dont il est le héros… Mais selon le baromètre Paris Workplace 2017 SFL-Ifop [16], le quotidien d’un salarié de start-up est loin d’être idyllique. Témoignages :

 Une ambiance "coloc"

À mon arrivée, j’ai trouvé les locaux très agréables. Il y avait de la nourriture à volonté ou presque pour le petit déjeuner, une console Wii et d’autres jeux, et même une salle de sieste. Cela ressemblait à une énorme coloc. "


 - Des horaires extensibles

J’ai un rythme de travail épuisant. Je fais 45 heures par semaine, souvent de façon décalée car je travaille avec les États-Unis. Il y a un jeu de culpabilisation entre collègues, c’est à qui reste le plus tard, se donne le plus. Je pense qu’avec l’âge, on n’a plus envie de cela au bout d’un moment. J’ai vu deux fois des cadres craquer complètement à cause du surmenage. Les délais de rendu étaient tellement serrés, on a l’impression d’être en retard en permanence"


 - Sous les valeurs, le rush

Il était souvent question du risque de faillite. On nous disait que nous portions l’entreprise. Ceux qui avaient de l’ambition prenaient vite des responsabilités. Ce climat poussait à une compétition non-dite."

J’avais l’impression de phases de rush qui ne prenaient jamais fin. Le système poussait les gens à se surveiller les uns les autres, le tout dans un climat de grosse pression. "

On nous répétait toujours ’Pense à Apple !’ quand il y avait un coup de stress. J’évoluais dans un univers glamour lié à la télé, les patrons parlaient toujours avec des anglicismes qui donnaient le ton "

 - Ultra-connection

Le risque, c’est d’être en tchat permanent, d’être tout le temps sollicité par des notifications. De retour de week-end, on me demandait si j’avais vu ce que tel collègue avait posté sur son wall, ou pourquoi je n’étais pas sur What’s App. "

Bref, le bon collaborateur de start-up serait une sorte d’hybride entre un Stakhanov et un droïde qui, ayant troqué son pic de mineur pour un clavier, ferait corps avec sa machine pour transformer le monde sur l’autel de la technologie [17]

… et quand il n’a plus voulu de moi, le patron m’a envoyé un simple SMS ! "

2017 : une année faste pour les startups françaises

En levant un total de 2,342 milliards d’euros l’année dernière, les jeunes pousses de l’Hexagone ont une fois de plus battu le record de l’année précédente, une constante depuis plusieurs années. Autre bonne nouvelle pour les entrepreneurs en création : le ticket moyen se maintient à 3,3 millions d’euros. Des chiffres qui démontrent la vigueur de l’écosystème startup, côté jeunes pousses comme côté investisseurs. Car si les projets sont de plus en plus nombreux à réussir à lever des fonds, c’est aussi parce que les investisseurs français comme étrangers se penchent de plus près sur ce qui se passe dans l’Hexagone. La scène startup française connaît donc un double phénomène : d’un côté, les investisseurs ont plus de cash que jamais à miser, ce qui débloque des paris plus risqués et fait grimper le ticket moyen ; de l’autre, les startups de l’Hexagone arrivent à un stade de maturité qui leur permet de lever des fonds plus importants et d’envisager une croissance durable.

Le capitalisme 2.0 ne peut donc que se réjouir de l’arrivée de son "community manager " [18] à la présidence de la République…



[1La Bible (Matthieu VI, 33 et 24) enseigne que "Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent". Et l’Église de réprouver la pratique de l’usure chez ses fidèles, interdit aux chrétiens de travailler dans le domaine des finances. Souvent considéré comme un objet de honte, au même titre que la sexualité, on cachait l’argent, ne l’exhibait pas et était manié avec discrétion lors du règlement d’un achat.

[2le mot "bourse", nom d’une famille de Bruges, date de cette époque.

[3Au XVe siècle en Italie, la banque Médicis place les recettes sur des comptes rémunérés (entre 6 % et 10 %) et utilise cet argent pour couvrir les dépenses du pape, prêter et réaliser de lucratives opérations de change. Ce comptoir est de loin le plus rentable de la banque, il représente un tiers des bénéfices dégagés de 1435 à 1451, soit 88 150 florins.

[4La réforme protestante, également appelée "la Réforme", amorcée au XVIe siècle, a pour volonté de retourner aux sources du christianisme, mais également au besoin de considérer la religion et la vie sociale d’une autre manière.

[5Les Delessert appartiennent à une famille de l’ancienne bourgeoisie suisse, d’obédience protestante, arrivée en France au début du XVIIIe siècle. Étienne Delessert (1735-1816) et trois de ses sept enfants, s’illustrèrent, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, par leurs activités bancaires et philanthropiques.

[6Selon l’éthique protestante, pour être sauvé par Dieu, chaque homme se doit de vivre selon des valeurs attachées au travail (considéré comme un devoir), à l’épargne et à la discipline.

[7Entre février 1986 et février 1987, il promettait d’aider un jeune à monter "en direct" son entreprise

[8La "Nouvelle économie", liée à 3 grands facteurs :
1) Le développement rapide des Nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ;
2) L’apparition de nombreuses start-up créées par de jeunes informaticiens, des commerciaux ou encore d’anciens étudiants des meilleures universités américaines ;
3) Le contexte peu inflationniste où les taux d’intérêt trèp bas renforçent l’attrait des investisseurs pour les marchés actions.

[9accélérateurs d’entreprise : structure de "développement" encadrant des start-up technologiques orientées web et mobile, désireuses de lever rapidement des fonds.

[10Introduit à Wall Street en septembre 2000, Vivendi (ex Compagnie Générale des Eaux reconvertie dans les médias) était alors le deuxième groupe de communication au monde. À sa tête, un certain Jean-Marie Messier, mégalomane et icône du capitalisme hexagonal, entouré de jeunes loups du business technologique, des "sachants" surnommés les "vivendi-boys" qui, après la chute du groupe, se reconvertiront … Voir : L’écosystème de l’entreprise est comme une forêt tropicale

[11Le Krach boursier de 2000-2002, qualifié aussi de « krach boursier rampant », a été marqué par les faillites ou sauvetages in extremis de grandes sociétés comme Enron, Worldcom, Vivendi ou France Télécom.

Au delà de l’éclatement de la bulle Internet, le krach a touché les entreprises soupçonnées de pratiques comptables opaques et de surendettement, dans tous les secteurs. En France, le CAC 40 perd 21,9 % en 2001 et 33,75 % en 2002, alors que les années 1999 et 2000 avaient vu un afflux très important d’argent dans les Sicav boursières. Démarré dès avril 2000, le Krach boursier a duré trois ans. D’un record historique le 4 septembre 2000 à 6 944,77 points, le CAC 40 est tombé à 2 401,15 points le 12 mars 2003.

[12Étude "les echos-2017"

[13Étude Universum 2017

[14VivaTech 15-17 juin 2017 : "De quoi votre quotidien sera-t-il fait demain ? La réponse est peut-être à trouver du côté de la porte de Versailles à Paris, du 15 au 17 juin. Paris Expo accueille pour la seconde fois le salon Viva Technology, nouveau rendez-vous mondial de l’innovation.

[15Une licorne (en anglais : unicorn) est une startup, principalement de la Silicon Valley, valorisée à plus d’un milliard de dollars. Cette expression a été inventée par Aileen Lee, une spécialiste américaine du capital-risque qui réalise en 2013 une étude, démontrant que moins de 0,1% des entreprises dans lesquelles investissaient les fonds de capital-risque atteignaient des valorisations supérieures à 1 milliard de dollars.

[17À lire : "Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-up " de Mathilde Ramadier.
De son expérience des start-up berlinoises, elle a rapporté un récit caustique où la novlangue et les smileys dissimulent surveillance, précarité et concurrence impitoyable. Éditions Premier Parallèle

[18Community manager ou animateur de communauté. Métier qui consiste à animer et à fédérer des communautés sur Internet pour le compte d’une société, d’une marque, d’une célébrité ou d’une institution.