Le président de la République veut que "la France soit une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up". Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du numérique, a terminé son tour de France des "jeunes pousses".
"Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent "
Dans nos sociétés marquées par la morale biblique, "faire de l’argent" fut très longtemps considéré comme un "péché" [1]. Or, bien qu’il soit profondément "religieux", c’est au cours du Moyen Age que naît le capitalisme qui se diffusera largement entre le XIIIe et le XVe siècle, sous des formes variées : prêts d’argent et spéculations [2], vitalité de compagnies marchandes et financières. Toutes les strates de la société y participèrent. Bien que bousculant les interdits de l’Église, ses gardiens s’accommodèrent volontiers [3]. Et les "vrais puissants" ne seront pas les grands marchands, mais les usuriers qui s’imposèrent en maîtres dans la cité. Entre morale religieuse et petits arrangements, la révolution financière était en marche.
À partir du XVIe siècle, "la Réforme" élève le travail comme une valeur fondamentale au travers de laquelle chacun doit s’efforcer de se rapprocher de Dieu [4] et en 1818, la famille Delessert, des banquiers protestants [5], justifient la création de leur Caisse d’Épargne et de prévoyance, comme "un service" pour "apprendre aux travailleurs à voir l’avenir avec sérénité… grâce à l’épargne" [6].
"Pour parler franchement, votre argent m’intéresse "
En 1971, lors du congrès d’Épinay, François Mitterrand fustigeait "l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui ruine, l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ". Et lorsqu’en 1973, la BNP adopte comme slogan "Pour parler franchement, votre argent m’intéresse". Le discours, jugé "totalement scandaleux, de la part d’une banque" incite certains de ses clients à déserter cet établissement bancaire. Au bout d’un an, la campagne est abandonnée et remplacée par d’autres plus rassurantes, dans une France pompidolienne, où les économies sont encore cachées sous le matelas. Il faudra attendre l’affairiste de l’ère Mitterrand, symbolisé par un Bernard Tapie et son émission de télévision "Ambitions" [7], pour que le puritanisme argentier s’estompe, dans un contexte où tout devient possible.
Milieu des années 1990, les foyers découvrent massivement Internet. Les opérateurs télécoms et les équipementiers se lancent dans une vague de fusions/acquisitions pour assurer leur virage ou leur présence sur la "toile". Et pour participer à cette "nouvelle économie" [8], il leur faut acquérir des "dot-com" ("ancêtres" des start-ups) à la technologie prometteuse, quel que soit leur prix. Dave McClure, un investisseur et dirigeant d’un "accélérateur d’entreprise" [9] de San Francisco, qui "aida" plus de 500 "dot-com" à "éclore", en résumait la philosophie sur 3 axes : 1- Quel produit ? / 2- Quels clients ? / 3- Comment faire de l’argent ?
Répondant à la loi du marché, les afflux de billets verts font flamber les prix d’acquisition. En en une journée, l’introduction en bourse de Nestcape (l’un des premiers navigateurs internet), qui débuta à 28 dollars, atteindra 71 dollars l’action. Le groupe Vivendi [10] signa un chèque de 180 millions de francs pour le rachat de l’hébergeur internet français "iFrance". L’avidité des investisseurs à dénicher des start-ups aux retours sur investissements juteux et prometteurs les conduit à se désintéresser de leurs bilans financiers, qui s’avèrent pourtant trop souvent "aventureux". Sous la pression de la remontée des taux d’intérêt à long terme, la "bulle Internet" éclate et la déflagration s’étendra à l’ensemble des bourses et de l’économie [11], mais comme lors de la ruée vers l’Or, seuls les marchands de pelles (ici, les marchands d’ordinateurs…) gagneront de l’argent. Embauchées avec la promesse de devenir riches "si" l’entreprise atteint son El Dorado, les "petites mains" (dont les graphistes et développeurs), travaillant "hors d’heures", mais dans des lofts aux ambiances "cool", ne furent payées qu’en "monnaie de singe".
Fin de la première vague des start ups.
Une "startup" n’est qu’une entreprise capitaliste "comme les autres ", mais dans laquelle les bonbons et le café sont à volonté…
Comme un phénix, la "révolution numérique" se métamorphose sur les centres de la première vague des start ups et, à partir des années 2000, sont lancés les premiers réseaux "sociaux".
En 2007, Apple, lance son premier téléphone, l’iPhone, le pionnier des smartphones, un sorte d’ordinateur nomade qui est désormais "à portée de main" d’une génération, née à la fin des années 2000, la "génération C" pour Communication, Collaboration, Connexion et Créativité.
Globalement désabusés, "ni à gauche ni à droite", "hyper connectés", volontiers individualistes, près de 80% de ces 18-30 ans interrogés sont convaincus d’avoir une conception nouvelle du travail, “plus attachés à leur propre autonomie et à leur épanouissement au travail, qu’à la valeur travail en elle-même.” [12]. Et une très large majorité vise l’entrepreneuriat comme une sorte de "Graal" à atteindre, y compris chez les étudiants qui sont plus d’un sur quatre à aspirer à créer leur entreprise [13].
C’est en phase avec cet esprit start-up déclaré, augmenté par les "opportunités" liées au travail à distance grâce aux nouvelles technologies, qu’un entrepreneur/ président de la République lançait un appel, au cours du salon VivaTech 2017 [14] :
La France est un pays d’entrepreneurs, c’est un pays de start ups mais je veux que ça devienne aussi un pays de licornes [15], de grands groupes nouveaux, le pays des géants de demain. Alors pour ce faire nous devons sortir d’une fascination française, le « small is beautiful ». Vous savez, en France, et je sors d’une campagne présidentielle, on aime les entrepreneurs à condition qu’ils ne réussissent pas trop bien. Quand un entrepreneur commence à réussir trop bien on le jalouse, on dit qu’il y a quelque chose de louche, on le stigmatise et généralement on le fiscalise. Et c’est terminé. C’est absurde parce qu’un entrepreneur qui s’enrichit, c’est un entrepreneur qui est en train de réussir et qui donc fait réussir son pays, embauche, tire d’autres entrepreneurs et doit pouvoir réussir encore plus facilement, plus vite, plus fort, pour pouvoir réinvestir demain."
Selon l’INSEE, la conjoncture a rarement été aussi propice à la création d’entreprises (+ 1,9% pour 2018) et le mirage de la Silicon Valley réapparait, avec ses baby-foot, ses horaires à la carte, la "cool attitude", le travail collaboratif, etc… Et les "capital-risqueurs" (investisseurs participant à la levée de fonds et actionnaires) retrouvent le sourire et la perspective de "bonus" confortables. Alors, entre deux pauses café, "le travailleur du numérique" doit produire, créer de la valeur "en temps réel". Et qu’importe si le temps à y consacrer empiète sur son temps libre ou sa vie privée, puisqu’il a le privilège de participer à une "aventure moderne" qui doit révolutionner le monde grâce à la technologie dont il est le héros… Mais selon le baromètre Paris Workplace 2017 SFL-Ifop [16], le quotidien d’un salarié de start-up est loin d’être idyllique. Témoignages :
– Une ambiance "coloc"
À mon arrivée, j’ai trouvé les locaux très agréables. Il y avait de la nourriture à volonté ou presque pour le petit déjeuner, une console Wii et d’autres jeux, et même une salle de sieste. Cela ressemblait à une énorme coloc. "
– - Des horaires extensibles
J’ai un rythme de travail épuisant. Je fais 45 heures par semaine, souvent de façon décalée car je travaille avec les États-Unis. Il y a un jeu de culpabilisation entre collègues, c’est à qui reste le plus tard, se donne le plus. Je pense qu’avec l’âge, on n’a plus envie de cela au bout d’un moment. J’ai vu deux fois des cadres craquer complètement à cause du surmenage. Les délais de rendu étaient tellement serrés, on a l’impression d’être en retard en permanence"
– - Sous les valeurs, le rush
Il était souvent question du risque de faillite. On nous disait que nous portions l’entreprise. Ceux qui avaient de l’ambition prenaient vite des responsabilités. Ce climat poussait à une compétition non-dite."
J’avais l’impression de phases de rush qui ne prenaient jamais fin. Le système poussait les gens à se surveiller les uns les autres, le tout dans un climat de grosse pression. "
On nous répétait toujours ’Pense à Apple !’ quand il y avait un coup de stress. J’évoluais dans un univers glamour lié à la télé, les patrons parlaient toujours avec des anglicismes qui donnaient le ton "
– - Ultra-connection
Le risque, c’est d’être en tchat permanent, d’être tout le temps sollicité par des notifications. De retour de week-end, on me demandait si j’avais vu ce que tel collègue avait posté sur son wall, ou pourquoi je n’étais pas sur What’s App. "
Bref, le bon collaborateur de start-up serait une sorte d’hybride entre un Stakhanov et un droïde qui, ayant troqué son pic de mineur pour un clavier, ferait corps avec sa machine pour transformer le monde sur l’autel de la technologie [17] …
… et quand il n’a plus voulu de moi, le patron m’a envoyé un simple SMS ! "
2017 : une année faste pour les startups françaises
En levant un total de 2,342 milliards d’euros l’année dernière, les jeunes pousses de l’Hexagone ont une fois de plus battu le record de l’année précédente, une constante depuis plusieurs années. Autre bonne nouvelle pour les entrepreneurs en création : le ticket moyen se maintient à 3,3 millions d’euros. Des chiffres qui démontrent la vigueur de l’écosystème startup, côté jeunes pousses comme côté investisseurs. Car si les projets sont de plus en plus nombreux à réussir à lever des fonds, c’est aussi parce que les investisseurs français comme étrangers se penchent de plus près sur ce qui se passe dans l’Hexagone. La scène startup française connaît donc un double phénomène : d’un côté, les investisseurs ont plus de cash que jamais à miser, ce qui débloque des paris plus risqués et fait grimper le ticket moyen ; de l’autre, les startups de l’Hexagone arrivent à un stade de maturité qui leur permet de lever des fonds plus importants et d’envisager une croissance durable.
Le capitalisme 2.0 ne peut donc que se réjouir de l’arrivée de son "community manager " [18] à la présidence de la République…