Toute occupation amène humiliations et violations. Celle d’Haïti par les Etats-Unis d’Amérique eut des conséquences néfastes qu’il est difficile d’oublier : répression sanglante de la résistance ; assassinat de milliers de partisans haïtiens ; le traitement inhumain et sauvage pratiqué par les marines au camp de Chabert ; le massacre de Marchaterre ; les corvées ; la déportation de populations désarmées ; les expropriations en masse des paysans, sans parler du renforcement des écarts sociaux et de l’exacerbation des préjugés de couleur et de classe.
Michel-Rolph Trouillot le dit dans Les Racines historiques de l’Etat duvaliérien [1] :
« S’il fallait trouver un désastre naturel pour peindre les effets de l’occupation américaine sur Haïti, il faudrait évoquer un tremblement de terre, un séisme sous-terrain qui aurait sapé les faibles fondations d’une maison déjà branlante exposée aux coups de l’ouragan dont il préparait la route.
Je ne parle pas ici des intentions : elles n’étaient pas nobles, sans doute. Pourtant, l’impact de l’occupation ne doit point être apprécié en fonction de ses intentions, mais en fonction de ses effets sur la structure qu’on a décrite plus haut. Lue dans cette perspective, l’occupation prend les proportions d’un désastre. »
Comme lorsqu’on qualifiait jadis Jean-Claude Duvalier d’ignorant ou d’innocent pour limiter sa responsabilité dans les actes commis sous son régime, certains se réfèrent au manque d’intérêt du président actuel pour les questions historiques pour expliquer sa décision de faire débuter des festivités carnavalesques le jour anniversaire du débarquement des marines américains sur le territoire national. Bien entendu, l’organisation d’un deuxième carnaval dans une situation de marasme économique, de banditisme accru, de détresse sociale est déjà en soi un acte irresponsable et un affront à la misère de la population. De choisir, en outre, la date du 28 juillet symbolise le mépris du gouvernement pour un acte qui a marqué la société haïtienne et qui devrait être source d’enseignement, de réflexion pour les générations futures. Ce mépris s’est déjà traduit par l’absence des plus hautes autorités de l’État à des manifestations historiques importantes ; qu’il s’agisse du 17 octobre, du 18 novembre, le gouvernement actuel semble constant dans sa volonté de banaliser ces dates.
Il faut en effet parler de gouvernement, car c’est trop commode de singulariser ces actions autour d’un homme, - ce serait aussi renforcer des tendances déjà assez inquiétantes à la mégalomanie ! - le gouvernement consiste aussi en un ministre de l’Éducation nationale et en un ministre de la Culture dont les mandats exigent qu’ils tiennent compte du patrimoine culturel et historique de la nation en vue de sa valorisation et de sa transmission aux générations futures.
Le pouvoir exécutif, indifférent et insouciant dans sa bulle rose, ignorera peut-être cette note de protestation. Pourvu que les citoyens et les citoyennes de ce pays ne tombent pas dans le piège de l’occultation de l’histoire qui semble être lancé pour renforcer notre dépendance, nous amener à un état où l’occupation paraît de plus en plus « normale et acceptable » !
Le 7 avril 1803, Toussaint Louverture mourut au fort de Joux, dans le froid du Jura. Le 17 octobre 1806, Jean-Jacques Dessalines, le fondateur de l’État haïtien, fut assassiné au Pont-Rouge. Le 31 octobre 1919, les envahisseurs américains tuèrent Charlemagne Péralte et l’enterrèrent, enveloppé dans un drapeau haïtien. Son cadavre fut préalablement exposé pour instiller la peur et inciter à la passivité la population. Le 20 mai 1920, Benoît Batraville fut à son tour abattu par les marines américains. Veillons à ce que ces dates ne passent dans notre vécu de peuple comme des incidents insignifiants.
Veillons à ce que cette campagne d’occultation de notre histoire ne nous transforme pas en un peuple qui célèbre ses indignités et oublie ses gestes de fierté, dans un constant carnaval de la honte.
Évelyne Trouillot Delmas [2]
Article paru dans "Le Nouvelliste" - juillet 2013