Carnet de guerre #21. Par Jean-Marc Royer
Tout mouvement ou toute guerre anticoloniale doit se préparer à une résistance de long terme.

En février 2022, alors que Poutine avait amassé des dizaines de milliers d’hommes aux frontières de l’Ukraine depuis des mois, quelles étaient les « analyses » qui prévalaient ? Certains ne croyaient pas à l’invasion ou tentaient de séduire Poutine, tandis que la plupart des services et gouvernements occidentaux prévoyaient la chute rapide de Kyiv. C’est dire que les points de vue fantasmatiques sur l’ex-Urss traversent les âges, dans tous les esprits, et plus profondément qu’on ne le pense généralement. Or, de funestes erreurs d’analyse auraient pu être évitées si cette agression avait, a minima, été correctement nommée : il s’agit d’une guerre coloniale qui vise à la restauration d’un empire perdu [1] ; cela aurait pu raviver la mémoire politique quant aux conditions qui permettent de gagner une telle guerre : ainsi, entre 1955 et 1975 au Vietnam, ce fut une mobilisation pendant de nombreuses années de toute la population envahie, son armement ou sa participation de manière diversifiée à la lutte (selon ses possibilités, ses qualifications et ses idées) et la construction d’une puissante opinion internationale d’opposition, y compris chez l’envahisseur états-unien.
À présent, les uns avancent que la Russie est proche de l’effondrement économique [2] alors que les autres prétendent que son armée n’aurait plus les moyens de se renouveler. C’est commettre une double méprise, autrement dit, c’est faire bien peu de cas du « rouleau compresseur » soviéto-stalinien [3] et de la réalité politique actuelle, surtout si Trump annule les sanctions et investit en Arctique russe, à défaut du Groenland, comme le lui propose Poutine. Les graves difficultés que les Ukrainiens endurent, et bientôt celles auxquelles les européens auront à faire face, découlent de la persistance de leurs illusions depuis vingt-cinq ans : des illusions fondées, comme souvent, sur d’énormes intérêts commerciaux et capitalistiques placés en Russie et que Trump leur dispute. En d’autres termes, il s’agit d’une politique de l’autruche devant l’économie de guerre que le Kremlin met en place et le réagencement des rapports de forces en cours entre impérialismes, comme nous l’avons déjà écrit à plusieurs reprises.
En effet, les moyens économiques, militaires, politiques, numériques et diplomatiques que Poutine mobilise sont croissants, tandis que sa guerre totale et ses crimes quotidiens perdurent en Ukraine, de même que toutes ses actions de déstabilisation se multiplient en Europe, depuis les graffitis muraux jusqu’aux assassinats [4], en passant par le truquage des élections (en Géorgie, en Moldavie ou en Roumanie), les explosions de colis ou le brouillage des instruments de navigation des avions civils [5], sans oublier le clou de sa propagande, le « contrôle réflexif » [6]. Certes, l’armée du Kremlin a subi de très fortes pertes en hommes et en matériels depuis trois ans, mais elle n’a plus rien à voir avec celle de 2022. Elle s’est profondément aguerrie, modernisée, au point de pratiquer maintenant le guidage des missiles et des bombes planantes, le brouillage électronique et d’utiliser des drones filaires sur le champ de bataille. Les réserves de chair à canon sont constamment renouvelées par le recours aux mercenaires étrangers et aux criminels détenus, l’augmentation des primes à l’engagement, les pressions sur les conscrits, ce qui a permis de recruter 300 000 soldats en 2024, de déployer 600 000 hommes sur le terrain, soit quatre fois plus qu’au début de l’agression, l’objectif étant de porter les effectifs à 1,5 million de soldats [7].
Le 12 février 2025, l’ancien Premier ministre suédois Carl Bildt a écrit à propos des annonces de Trump : « C’est certainement une approche innovante dans une négociation [de cessez-le-feu en Ukraine] que de faire des concessions très importantes avant même qu’elles n’aient commencé. Même Chamberlain n’était pas allé aussi bas en 1938. De toute façon, Munich s’est très mal terminé ».
Le 15 février à Munich, au lendemain de la « prestation » de Vance [8], Zelenski a déclaré : « Les services secrets ukrainiens prévoient que la Russie va déployer 150 000 soldats en Biélorussie cet été sous prétexte d’entraînement et d’exercices - tout comme Moscou l’a fait avant la guerre à grande échelle en Ukraine ».
Le 23 février au soir, Friedrich Merz a affirmé : « Les ingérences de Washington n’ont pas été moins dramatiques, pas moins drastiques, et finalement pas moins scandaleuses que celles que nous avons subies du côté de Moscou ».
Le 24 février, dans un retournement de position inédit et pour la première fois depuis trois ans de guerre, les États-unis de Trump ont présenté et voté avec la Russie et la Chine une motion demandant « qu’il soit mis fin au conflit dans les plus brefs délais » et plaidant pour « une paix durable entre l’Ukraine et la Fédération de Russie », sans un mot sur l’agresseur, ni sur les garanties de sécurité à fournir à l’Ukraine. La France et le Royaume Uni qui ont un droit de veto se sont abstenus.
Le 26 février, la Biélorussie entame des exercices impliquant un redéploiement à grande échelle de soldats et d’équipements, un contrôle de l’état de préparation au combat de ses forces armées, avec la mobilisation des réservistes et la mobilisation de l’équipement des entreprises [9].
Nous pourrions continuer à égrener au jour le jour les faits et gestes qui sont en train de bouleverser la situation mondiale, mais ils se suivent à présent à une cadence trop rapide pour être suivis avec acuité, sans parler des tonnes de fausses nouvelles et autres « post-vérités » répandues aussi bien par les tyrannies moscovite qu’états-unienne. En effet, depuis le retour au pouvoir de Trump, cette administration a aligné son discours vis-à-vis de la guerre en Ukraine sur celui du Kremlin, allant jusqu’à contester la légitimité de Volodymyr Zelensky ainsi que la responsabilité de Moscou dans la guerre, sans parler des dizaines de décrets, de Tweets, de déclarations mensongères, voire calomnieuses. Comme Moscou, elle pratique la figure, bien connue à présent, de l’inversion accusatoire : Zelensky serait à l’origine de la guerre [10]. D’autre part, quatre membres importants de l’entourage de Donald Trump ont eu des discussions secrètes avec des opposants à Zelensky (Ioulia Timochenko et Petro Porochenko), au moment même où Washington s’aligne sur Moscou pour tenter de destituer le président ukrainien de son poste [11].
LA GUERRE EN UKRAINE, PIÈCE MAJEURE DU POUVOIR DE POUTINE
(et pourquoi ce n’est qu’un début)
Au-delà de toutes les « expertises » et prédictions militaires concernant le déroulement de la guerre en Ukraine et parallèlement à son évolution, le Kremlin en a progressivement fait la pièce maîtresse de son pouvoir, à plusieurs titres.
La guerre contre l’Ukraine se veut une démonstration de force brute
La doctrine militaire soviétique, à savoir tout détruire, utiliser la chair à canon sans restriction, ne laisser qu’un champ de ruines après le passage de l’armée et bombarder tout le pays pour le mettre à genoux, cela porte un nom, c’est la guerre totale [12]. Depuis que Poutine est arrivé au pouvoir, elle s’est enrichie des méthodes du KGB-FSB. Il en avait déjà fait la démonstration dans les attentats de septembre 1999, à Grozny, puis à Alep en 2016. Mais en Ukraine, cela a pris d’autres dimensions [13]. L’usage du phosphore, des missiles thermobariques, des gaz, la destruction des barrages, des écoles et des hôpitaux en sont les illustrations les plus visibles. Mais les crimes de guerre, de génocide et contre l’humanité ont pris des proportions inédites, au point que lorsque des villes furent libérées, des centres de tortures furent découverts. Rappelons que ces crimes font obligation aux signataires des conventions de Genève de les dénoncer ou d’intervenir pour les arrêter !
La guerre contre l’Ukraine se veut une démonstration de force à usage international
Elle vise à replacer la Russie en principal interlocuteur des États-unis et en dirigeante de « la lutte antioccidentale et anticoloniale » vis-à-vis du « Sud global ».
Grâce à Trump, Shi Jinping, Kim Jong-un, les ayatollahs et le soutien de quelques autres en Europe, dont Orban et Fico, Poutine est en train d’engranger des victoires politiques qui pourraient se transformer en victoires économiques (levée des sanctions, lire plus bas), militaires (renforcer ses armées, pousser plus loin en Ukraine, conquérir de nouveaux territoires) et géopolitiques : diviser encore un peu plus l’UE, désarticuler l’Otan [14] et même la rendre caduque, en attaquant un de ses pays membres sans que l’article 5 ne soit appliqué (il n’est d’ailleurs pas d’application automatique). À cet égard, la politique impériale de Trump lui sera d’une grande utilité. Parenthèse à garder en tête : dans ce cadre, comment la Chine défendra-t-elle ses propres intérêts ? C’est une question qui reste en suspens eu égard aux évolutions en cours et compte-tenu du « deal » qui va se nouer entre les deux mafias au pouvoir à Washington et Moscou. Mais il reste que Poutine compte mettre à profit le second mandat de Trump, tout en visant au-delà de ces quatre années pour réaliser ses desseins impériaux.
La guerre contre l’Ukraine permet de réorienter toute l’industrie russe
Dans les rapports économiques et sociaux du pays, cela donne à l’industrie militaire une place comparable à celle qu’elle avait encore en 1990 dans l’ex-Urss. Il faut savoir qu’elle jouait à ce moment-là un rôle capital, non seulement dans la production des armements (quitte à les stocker, il fallait réaliser les plans quinquennaux), mais c’est cette industrie qui seule disposait des ingénieurs, des capitaux, des matières premières et des techniques lui permettant de fabriquer « des biens de consommation modernes » : téléphones, magnétophones à cassettes, machines à laver etc., aussi étonnant que cela puisse paraître. Sur un autre mode, il s’agit là d’un retour aux « fondamentaux soviétiques », mais ce n’est pas le seul, comme exposé par la suite.
La guerre contre l’Ukraine, instrument de contrôle social du Kremlin
Il s’agit de militariser et museler encore un peu plus la société russe, si cela est possible. Les opposants sont emprisonnés, Navalny est mort dans un camp du goulag sibérien en février 2024, les organisations politiques et les médias indépendants ont été pourchassés ou interdits, Roskomnadzor (service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse) surveille les communications et bloque l’accès aux sites internet classés « indésirables ». En outre, des juristes, des informaticiens chevronnés, des politologues, des universitaires – dont certains travaillaient dans l’une des 400 sociétés auparavant regroupées dans la Holding Concord Group [15] de feu Evgueni Prigojine – consolident l’emprise du Kremlin dans les médias russophones et internationaux.
L’embrigadement et l’endoctrinement de la jeunesse s’effectue tant à l’école que pendant les temps de loisirs. Le « mouvement russe des écoliers » de huit à dix-huit ans – la Iounarmâ – a été lancé en 2016 par un organisme d’État chargé de la « consolidation de la sécurité nationale, de la propagande de la tradition militaire dans la population, de la préparation de la jeunesse au service militaire obligatoire ».
Dotée d’un budget annuel de 40 Mds de roubles (415 millions d’€), elle vise désormais à inculquer le sacrifice de soi en cultivant la mémoire historique, tout en fournissant une instruction militaire rudimentaire. Les enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, à monter et démonter une kalachnikov et surtout à manier des drones [16].
D’autre part, plusieurs centaines de milliers de personnes – essentiellement des classes moyennes russes métropolitaines – se sont exilées depuis 2022, mais les services secrets surveillent, intimident ou suppriment les exilés gênants où qu’ils se trouvent [17]. Ainsi, la société civile se retrouve soumise et atomisée de manière plus profonde que sous le régime soviétique [18]. Tout cela s’accompagne d’offres d’emploi à 3000 $ mensuels dans les armées, soit entre huit fois et trois fois le salaire moyen, selon que l’on habite à Irkoutsk ou à Moscou, sans parler des fortunes que la mort d’un soldat représente pour les familles de certains oblast reculés. La guerre est donc utilisée comme un puissant moyen d’ingénierie sociale.
La guerre contre l’Ukraine permet de renforcer le corpus de la doctrine réactionnaire
Dans le premier cercle de Poutine, les motivations personnelles, idéologiques et impériales sont étroitement imbriquées. Il faut en voir et en entendre l’illustration quotidienne par Soloviev, Simonian ou Gromov [19] dans les médias russes autorisés : on comprend alors que la hargne coloniale et guerrière qui y est quotidiennement déversée est non seulement encouragée mais qu’elle a maintenant pris une place énorme dans l’identité officielle promue par le Kremlin dans ce qui reste de société civile. Et peu importent les prétextes avancés : ce peut être ladite « défense des monuments à la gloire de Staline abattus » dans les pays baltes (un soi-disant manque de respect notoire au passé de la Russie), la défense des « russophones opprimés », voire en grand danger d’être « nazifiés », bref : l’histoire revue et corrigée des pays limitrophes et la nostalgie de la puissance impériale russe puis soviétique font retour. D’autant que les raisons principales de l’effondrement de 1989, à savoir les gangrènes policières, politiques, morales et financières sont toujours refoulées par le quidam et même déniées par le pouvoir au profit de signes discrets pointant la responsabilité putative d’un « Occident collectif » fauteur d’intrigues alors qu’il était lui-même très largement dépassé par ce qui est advenu en ex-Urss à ce moment-là.
Cette mentalité impériale a clairement été remise à l’honneur au moins depuis 2007, à travers la promotion du « défilé du régiment immortel » du 9 mai, lequel est sensé rappeler une soi-disant « victoire russe » en 1945 très largement falsifiée et accaparée au détriment des Ukrainiens, des Baltes, des Biélorusses, des Polonais et des autres peuples composant alors l’empire et la majorité des troupes soviétiques, qui en ont payé le prix le plus lourd tribut. Sans parler de l’aide massive et multiforme apportée par les États-unis jusqu’en avril 1945, sans laquelle l’armée rouge aurait été vaincue : elle a représenté environ 200 Mds $ [20] de 2025.
Reste que c’est cette restauration tous azimuts qui est imposée comme horizon d’espérance eschatologique et politique à l’ensemble des habitants de la fédération de Russie. Dans ce cadre, la destruction de l’Ukraine, de son indépendance, de son histoire, de sa langue et de sa culture pour la recoloniser, fait toujours partie du programme poutinien et n’y est pas un unicum.
La guerre contre l’Ukraine est inscrite dans la durée
Du point de vue de Poutine, il n’est donc pas du tout pertinent, ni efficient, de cesser la guerre. Et s’il était question d’accepter un répit, il serait utilisé pour équiper et développer encore un peu plus les forces armées, ce qui est illustré par l’arrivée de Belousov, le nouveau ministre de la défense russe, ancien ministre du Développement, ex-assistant du président, puis vice-Premier ministre, qui est un gestionnaire. Il a été recruté pour son expérience en la matière afin d’améliorer la préparation militaire des soldats, de combattre les corruptions, de renouveler et d’augmenter les productions d’armes et de munitions. Il a déclaré le 16 décembre 2024 qu’il fallait : « assurer une préparation totale à toute évolution de la situation à moyen terme. Y compris un éventuel conflit militaire avec l’OTAN en Europe au cours de la prochaine décennie ». Il a ajouté : « qu’il était nécessaire de changer d’approche et de passer à un état d’esprit militaire afin d’être préparé à d’éventuelles attaques, telles que des frappes de drones sur le territoire européen ». Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que c’est exactement la « feuille de route » que Poutine lui a fixée lors de sa nomination. Ce qui est également révélateur des intentions de long terme du régime, c’est l’extension militarisée des organisations de jeunes dont les effectifs ont été portés à 1,2 million de membres [21] en vue de lever rapidement une masse de conscrits, ou de volontaires en cas d’une mobilisation générale.
La redistribution des rapports de forces entre impérialismes
Dans le « premier cercle » des idéologues du Kremlin, après la promotion de Moscou comme centre de la « Troisième Rome » et de la « Troisième Internationale » [22], l’heure est à la dénonciation du « néocolonialisme occidental », à la promotion des valeurs traditionnelles et patriarcales, toutes choses qui s’adressent au « Sud global », aux extrême-libertariens et aux néofascistes.
Le messianisme étant un attribut traditionnel de la « grandeur russe », c’est avec la bénédiction du patriarche Kirill [23] que le premier cercle de Poutine est entré en croisade contre « l’Occident collectif », dans le dessein d’instaurer un nouvel ordre mondial s’ordonnant autour du concept « d’État-civilisation » [24], concept définissant une « vaste puissance pluriethnique », ce qui permet d’évacuer à bon compte colonialisme interne et impérialisme multiséculaires, au profit d’une hiérarchie des pays en fonction de leur culture, de leur taille et de leur ancienneté : « les États se présentant comme des civilisations pourraient ainsi exiger de se voir reconnaître une sphère d’influence dans leur ancienne chasse gardée et des prérogatives particulières dans le nouvel ordre mondial à venir » [25].
Dans les faits, c’est donc un projet de refonte de l’ordre international qui entraîne le retour aux sphères d’influence. Autrement dit, Poutine veut, dans les dix ans à venir – il aurait à ce terme 83 ans et 35 ans de règne – réaliser un nouveau partage du monde. Or, il se trouve malheureusement que depuis le 20 janvier 2025, ce projet peut tout à fait entrer en écho avec celui du triumvirat oligarchique et mafieux [26] de Washington.
Dire à présent que le Kremlin s’est servi de la guerre en Ukraine dans le cadre d’un projet à beaucoup plus large échelle, c’est « enfoncer une porte ouverte ». Sauf pour les gouvernements occidentaux dont nous avons déjà pointé la cécité volontaire et intéressée depuis un quart de siècle [27], une cécité que la plupart des forces politiques occidentales partagent, mais pour d’autres raisons : une incapacité à sortir des vieux schémas idéologiques et à élaborer une théorie critique ad hoc de la situation actuelle. Reste Shi Jinping qui lui, n’avait pas planifié de cette manière et à cette échéance son propre projet de redistribution des rapports de forces, mais il attend son tour.
Épilogue très provisoire
La réorientation des échanges commerciaux vers l’Afrique et l’Asie, les accords duaux paraphés avec l’Iran, la Corée du Nord et la Chine qui facilitent le contournement des sanctions [28], l’extension des BRICS à quatre nouveaux membres (les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Iran) et à treize « membres partenaires », le soutien de la candidature du Brésil et de l’Inde à un poste de membre permanent du conseil de sécurité [29] des Nations unies, l’invitation à mondialiser la guerre en Ukraine que Kim Jong Un s’est empressé d’accepter – ce qui n’est toujours pas qualifié de cobelligérance, – tout cela signe une évolution majeure à laquelle les occidentaux ont largement contribué : ladite « stratégie de Biden » (qui consistait à affaiblir la Russie et à la déconnecter de la Chine) a abouti au renforcement militaro-politique de Poutine, au renforcement de ses liens avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, comme nous l’avons déjà indiqué [30].
Toutes lesdites « politiques d’apaisement » depuis 25 ans n’ont fait que nourrir l’agressivité du Kremlin car elle est toujours interprétée comme un aveu de faiblesse dans les cercles maffieux. Par contre, la défaite de Poutine, ouvrirait la porte à une victoire des peuples de la Russie, d’Ukraine, de la Géorgie, de la Moldavie et d’ailleurs, ce dont la plupart des occidentaux ont peur.
Jean-Marc Royer, ingénieur, auteur, essayiste. Mars 2025
ANNEXES
Timothy Garton Ash, historien et essayiste britannique, 21 déc. 2024 :
« La Russie est désormais une économie de guerre, qui dépend de la production militaire pour maintenir sa croissance, et une dictature qui se définit par la confrontation avec l’Occident. Il serait extrêmement naïf d’espérer que la diplomatie puisse parvenir à un moment magique où la Russie de Poutine deviendrait soudainement « satisfaite » d’une issue en Ukraine, et reviendrait à ses affaires habituelles en temps de paix. […] Dans ce nouvel ordre, la guerre et la conquête territoriale sont des instruments politiques tout à fait acceptables, au même titre que l’empoisonnement, le sabotage, la désinformation et l’ingérence électorale. […] La conclusion est claire et tristement familière. La réticence des démocraties européennes à payer un prix élevé aujourd’hui signifie que le monde paiera un prix encore plus élevé plus tard ». The Guardian, 21 décembre 2024. Commentaire : le prix aurait été encore moins élevé il y a douze ans et plus.
Institut for the Survey of War, 5 mars 2025 :
« Après l’arrêt des livraisons d’armes et de munitions [votées par le Congrès sous l’administration Biden], la suspension de tout partage de renseignements avec l’Ukraine permettrait aux forces russes d’intensifier leurs frappes de drones et de missiles contre l’arrière ukrainien, affectant des millions d’ukrainiens, leurs infrastructures civiles et de défense. Le Kremlin a annoncé son intention de profiter de la situation pour réaliser des gains supplémentaires sur le champ de bataille. Medvedev a déclaré le 5 mars que les livraisons d’armes à l’Ukraine "reprendraient très probablement", mais que la "tâche principale" de la Russie restait "d’infliger un maximum de dégâts" à l’Ukraine "sur le terrain" […] afin de justifier les revendications territoriales russes sur l’intégralité des oblasts de Louhansk, Donetsk, Zaporizhia et Kherson. Medvedev a également indiqué que la Russie était consciente du fait qu’elle pourrait disposer d’un délai limité pour exploiter la suspension de l’aide américaine afin "d’infliger un maximum de dégâts" aux forces ukrainiennes… » (trad. pers.). Commentaire : Medvedev semblait très bien informé au début mars puisqu’il prévoyait que l’arrêt de l’aide états-unienne ne serait probablement que temporaire.
Intervention du sénateur Claude Malhuret [31], 4 mars 2025.
« L’Europe est à un tournant critique de son histoire. Le bouclier américain se dérobe, l’Ukraine risque d’être abandonnée, la Russie renforcée. Washington est devenu la cour de Néron : un empereur incendiaire, des courtisans soumis et un bouffon sous kétamine chargé de l’épuration de la fonction publique. […] Le roi du deal est en train de montrer ce qu’est l’art du « deal à plat ventre » : il pense qu’il va intimider la Chine en se couchant devant Poutine, mais Xi Jinping, devant un tel naufrage, est sans doute en train d’accélérer les préparatifs de l’invasion de Taïwan.
Jamais dans l’histoire un président des États-Unis n’a […] pris autant de décrets illégaux, révoqué les juges qui pourraient l’en empêcher, limogé d’un coup l’état-major militaire, affaibli tous les contre-pouvoirs, pris le contrôle des réseaux sociaux. […] Il n’a fallu qu’un mois, trois semaines et deux jours pour mettre à bas la République de Weimar et sa constitution. […] Mais, en un mois, Trump a fait plus de mal à l’Amérique qu’en quatre ans de sa dernière présidence.
Nous étions en guerre contre un dictateur, nous nous battons désormais contre un dictateur soutenu par un traître. Il y a huit jours, au moment même où Trump passait la main dans le dos de Macron à la Maison-Blanche, les États-Unis votaient à l’ONU avec la Russie et la Corée du Nord contre les Européens. Deux jours plus tard, dans le Bureau ovale, le planqué du service militaire donnait des leçons de stratégie au héros de guerre Zelensky, avant de le congédier comme un palefrenier en lui ordonnant de se soumettre ou de se démettre.
Que faire devant cette trahison ? La réponse est simple : faire face. Et d’abord ne pas se tromper. La défaite de l’Ukraine serait la défaite de l’Europe. Les pays baltes, la Géorgie, la Moldavie sont déjà sur la liste. Le but de Poutine est le retour à Yalta, où fut cédée la moitié du continent à Staline : […] aujourd’hui [à l’ONU] les Américains votent en faveur de l’agresseur et contre l’agressé parce que la vision trumpienne coïncide avec celle de Poutine. Un retour aux sphères d’influence, les grandes puissances dictant le sort des petits pays : à moi le Groenland, le Panama et le Canada ; à toi l’Ukraine, les pays baltes et l’Europe de l’Est ; à lui Taïwan et la mer de Chine. On appelle cela, dans les soirées des oligarques du golf de Mar-a-Lago, le "réalisme diplomatique".
Nous sommes donc seuls. Mais […] contrairement à la propagande du Kremlin, la Russie va mal. En trois ans, la soi-disant deuxième armée du monde n’a réussi à grappiller que des miettes d’un pays trois fois moins peuplé. Les taux d’intérêt à 25 %, l’effondrement des réserves de devises et d’or, l’écroulement démographique montrent qu’elle est au bord du gouffre. Le coup de pouce américain est la plus grande erreur stratégique jamais commise lors d’une guerre.
Le choc est violent, mais il a une vertu : les Européens sortent du déni. Ils ont compris en un jour à Munich que la survie de l’Ukraine et l’avenir de l’Europe sont entre leurs mains et qu’ils ont [des] impératifs : accélérer l’aide militaire à l’Ukraine pour compenser le lâchage américain. […] Cela coûtera cher. Il faudra en terminer avec le tabou de l’utilisation des avoirs russes gelés. Il faudra contourner les complices de Moscou à l’intérieur même de l’Europe, par une coalition des seuls pays volontaires avec bien sûr le Royaume-Uni. […] Exiger que tout accord soit accompagné du retour des enfants kidnappés, des prisonniers, et de garanties de sécurité absolues. Après Budapest, la Géorgie et Minsk, nous savons ce que valent les accords avec Poutine.
[…Certains] disent vouloir la paix. Ce que ni eux ni Trump ne disent, c’est que leur paix, c’est la capitulation, la paix de la défaite, le remplacement du "De Gaulle – Zelensky" par un "Pétain ukrainien" à la botte de Poutine, la paix des collabos qui ont refusé depuis trois ans toute aide aux Ukrainiens ».