Le capitalisme se développe sur la base d’une opposition entre richesse matérielle et richesse abstraite. La richesse matérielle est composée des diverses valeurs d’usage, renvoyant aux corps concrets et matériels des marchandises. La richesse abstraite est composée de la quantité de travail abstrait que renferment les marchandises, et elle est convertible en sommes d’argent.
Dans la circulation A-M-A’, la richesse matérielle n’est qu’un moyen, un mal nécessaire, pour augmenter la richesse abstraite. Les diverses valeurs d’usage ne sont que les supports de l’abstraction de la valeur, et elles doivent s’effacer derrière elle. Ainsi, le système capitaliste fait de la satisfaction des besoins concrets, et de la matérialité concrète des biens d’usage, un simple prétexte contingent en vue de la production d’abstractions quantitatives vides et indifférenciées. Dans cette mesure, le fait qu’une marchandise soigne, instruise, ou détruise concrètement l’environnement ou le lien social, n’est pas un fait déterminant dans sa production : ce qui importe avant tout, c’est la quantité de travail abstrait qu’elle renferme. Un tel système, aveugle à la dimension concrète et matérielle des biens produits, ne peut être que fondamentalement anti-écologique : car précisément, il ne se préoccupe pas une seule seconde des effets réels des produits dans l’environnement « naturel » et social. Seul un système qui créerait les conditions de la vie en tenant compte des désirs et besoins réels des individus, sans valorisation abstraite, scindante et séparée, serait susceptible de promouvoir une métabolisation non destructrice des humains avec l’environnement. Seul le dépassement du capitalisme permettrait l’abolition du désastre écologique moderne, dans la mesure où le capitalisme est un système qui accumule des abstractions quantitatives, sans jamais tenir compte des conséquences réelles, écologiques et sociales, des produits.
Mais si l’on s’intéresse maintenant à la logique évolutive du procès de valorisation, on constate que ce système ne peut que détruire toujours plus, de façon asymptotique, l’environnement dit « naturel ». Historiquement, pour augmenter le taux de survaleur, c’est-à-dire pour augmenter la part du surtravail dans la journée de travail, il s’est agi d’augmenter le nombre d’heures travaillées, absolument parlant. Mais cette logique rencontre une limite quantitative certaine. Avec l’émergence du capitalisme industriel, on extrait ainsi, plus systématiquement, une survaleur relative : en augmentant la productivité du travail, on augmente, de façon relative, le temps de surtravail dans la journée de travail. La survaleur relative suppose une rationalisation de l’organisation du travail, et un recours systématique au machinisme. Mais lorsqu’il entre dans l’ère de la survaleur relative, le capitalisme s’inscrit dans un procès irréversible. La productivité accrue du travail fait que le temps de travail socialement nécessaire contenu dans les marchandises diminue toujours plus, tendanciellement. Cela ne signifie pas qu’une heure de travail, par exemple, change soudainement de valeur : la valeur de l’heure de travail reste inchangée. Simplement, une même valeur renferme désormais, par exemple, deux fois plus de marchandises réelles, si la productivité du travail est multipliée par deux. La quantité de matières premières doit donc doubler, pour produire la même quantité de valeur. Si la valeur doit donc continuellement augmenter, tandis que toujours plus de marchandises physiques et concrètes sont contenues dans des unités de valeur toujours plus petites, cela signifie que la quantité de marchandises physiques doit augmenter exponentiellement. Dans cette mesure, le développement des ressources énergétiques (éventuellement polluantes) et le pillage des matières premières ne doivent que s’intensifier. Un tel procès destructif ne rencontre aucune limite formelle, dans la mesure où l’augmentation de la valeur, qui est un procès quantitatif, ne connaît a priori aucune limite.
Dans ce contexte, certains mouvements de contestation prônent une « décroissance » vertueuse, susceptible de contrecarrer une telle fuite en avant destructrice, autodestructrice et morbide. Qu’en est-il ? Il faudrait d’abord distinguer la croissance de la richesse abstraite et la croissance de la richesse matérielle. Car ces deux niveaux ne coïncident pas nécessairement. S’il s’agit de faire décroître la richesse abstraite sans pour autant abolir le principe du travail abstrait, alors de nombreux individus seront exclus socialement, et un système aveugle au caractère concret des biens perdurera malgré tout, de façon profondément anti-écologique. S’il s’agit de faire décroître la richesse matérielle sans abolir le principe du travail abstrait, alors la même obnubilation anti-écologique se développe. A vrai dire, la seule « décroissance » qui serait cohérente et conséquente devrait promouvoir l’abolition du système de valorisation marchande, car c’est lui qui encourage aujourd’hui le pillage aveugle et exponentiel des ressources énergétiques et des matières premières. Mais alors elle ne peut être « décroissance » sur le plan de la richesse abstraite : car cela supposerait qu’on continuerait à comptabiliser de façon marchande cette richesse. Décroissance devrait signifier qu’on abolisse, purement et simplement le principe de cette richesse abstraite. La forme de la richesse abstraite n’est pas adaptée pour le potentiel de richesse matériel : la logique de la survaleur relative fait que toujours plus de biens produits constituent une richesse abstraite toujours moins importante, dans un système où il s’agit pourtant de faire augmenter constamment cette richesse abstraite. Une telle situation entraîne une fuite en avant morbide, et un processus de crises indéfini. Le problème du terme de « décroissance » est qu’il peut signifier décroissance de richesses matérielles sans abolition de la richesse abstraite, ou simple décroissance de la richesse abstraite sans abolition du système de valorisation. On n’aperçoit pas, ici, qu’on a affaire à deux niveaux de réalité différents. Néanmoins, si décroissance signifie abolition du système du travail abstrait, au profit de la requalification des désirs et besoins humains conscients, elle devient conforme à son intention profonde et à sa radicalité propre.
Benoit Bohy-Bunel, septembre 2018.
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