À toute élucubration verbale un tant soit peu volontariste, Sosthène opposait une moue de philosophe contrarié. Il était depuis si longtemps gagné au pessimisme que la plus petite lueur d’espoir aurait dérangé son système. Dans la bande, on l’appelait « l’Oiseau de malheur » tout en appréciant son brio paradoxal et son humeur erratique qui le portait, par méthode, à douter de tout, mais surtout de lui-même.
Ce jour, puisque l’aube déjà pointait, il s’était surpassé : « Nous n’allons pas vers le Grand Soir, camarades, nous ne sommes jamais sortis de la Grande Nuit. » Avant de plonger dans un long silence, comme absent aux diverses tentatives de lui en faire dire davantage. Rien. Quand sa longiligne silhouette s’éloigna, l’un de nous lâcha : « Il lui faudrait se purger de ses fantômes ! ». Ces fantômes, personne n’était en état de les identifier, mais pour sûr ils obstruaient dans son esprit toute perspective enthousiasmante, même provisoirement.
Antillais comme Frantz Fanon, qu’il admirait beaucoup et nous faisait lire, Sosthène avait l’âge d’être notre grand-frère. Et il l’était jusque dans le détail. Prof de philo, il corrigeait nos manques et cultivait nos inquiétudes avec cette constance qu’il mettait en toutes choses. Entre flamboyance et silence.
Puis le jour vint où nous perdîmes sa trace.
Plus tard, j’appris qu’il s’était donné la mort, en 1985, en se jetant du septième étage de son HLM de banlieue.
Sosthène se disait « marxiste créolisé », concept qui me semblait d’autant plus étrange que, si je manifestais alors un certain attrait pour le métissage culturel, le marxisme dominant de l’époque, althussérien pour faire court, relevait à mes yeux d’une forme carcérale de pensée. J’ai mis longtemps à comprendre que ce « marxisme créolisé » dont se réclamait Sosthène relevait surtout d’une manière de se situer dans l’héritage de Fanon – et plus précisément du Fanon de Peau noire, masques blancs –, mais aussi d’une volonté de sortir, sans s’en défaire, de toute identité fixe politique et ethnique. C’est en lisant Édouard Glissant, plus tard, que je compris que son idée d’identité « rhizome », par opposition aux identités castratrices fondées sur l’unicité, la filiation ou la généalogie, ouvrait le champ de l’identité à l’altérité et au composite, et ce faisant la situait, en la libérant, dans le vaste espace de la quête infinie d’émancipation. Je ne m’aventurerai pas à attribuer à Sosthène ce qui revient à Glissant, et pas davantage à juger de ce qui pouvait séparer le « marxisme créolisé » revendiqué par le premier de la « poétique de la Relation » développée par le second, mais il ne me paraît pas vain d’avancer l’hypothèse que, dans un cas comme dans l’autre, le déracinement participait autant de « l’identité » que l’exil induisait une ouverture à l’altérité. Reste la question des fantômes de Sosthène, que lui seul connaissait et dont il ne parlait pas. Pour lui, et parce qu’ils s’y profilent, cette conclusion de Peau noir, masques blancs : « C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain. Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de trouver l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? ».
À travers la question des femmes, des minorités sexuelles, des cultures et langues régionales, de la condition immigrée – et du racisme quotidien qui lui est lié –, les mouvementistes années 1970 réinvestirent la problématique des « identités » dans une double perspective de reconnaissance et d’émancipation et sans céder pour l’essentiel aux impasses de l’identitarisme excluant. Par une sorte de dialectique transversale, le singulier et le général devaient faire cause et sens communs dans la perspective encore optimiste d’un combat pour l’affranchissement collectif des inégalités et discriminations de toutes sortes. Bien sûr, cette émergence post-soixante-huitarde de luttes puissantes et autonomes contre la normativité imposée par la domination patriarcale, hétérosexuelle, jacobine et néocoloniale, n’alla pas sans révéler un certain nombre de clivages liés à la supposée centralité de la question sociale dans toute perspective d’émancipation humaine, mais elle déboucha sur de réelles avancées sociétales dont certaines influèrent sur le mouvement général d’un temps qui témoigna, conjointement, de la capacité du capital à s’accommoder des effets marchands de toute ouverture à de nouveaux droits.
Car, pour émancipateur qu’il fût, ce déplacement de paradigme de la lutte des classes à la lutte des places marqua aussi un basculement du social vers le culturel que la déconstruction postmoderne allait pousser, sous facture progressiste, jusqu’à ses ultimes conséquences.
Sosthène disait de Foucault, dont il avait suivi quelques séminaires, qu’ « il avait le talent rare de se faire passer pour “savant-expert” alors qu’il n’avait fait qu’ouvrir des portes ouvertes ». Remarque peut-être trop expéditive d’autant que le « savant-expert » eut surtout l’indéniable génie, ce qu’ignora Sosthène, d’ouvrir, outre-Atlantique, la voie au triomphe que la French Theory allait lui faire et dont les effets sont immédiatement décelables, aujourd’hui, chez n’importe quel « foucaultlâtre » de Paris-8 pigiste à France Culture. On jugera cette saillie déplacée, et peut-être même stigmatisante, mais je l’assume : les plaisirs sont rares quand, dans une tentative de digresser sur l’identité comme altérité, il faut bien se colleter à ce tour post-foucaldien que, revenue des Amériques et rhabillée à l’air du temps étatsunien de la French Theory, la question des identités a pris et, par ricochet, est en train de prendre dans une vieille Europe vaguement honteuse d’avoir inventé l’universalisme une importance diffuse et proliférante sur tous les campus universitaires, et au-delà.
À l’anticolonialisme classique, le post-colonialisme, qui ne s’en distingue pas vraiment sur la question de l’Autre infériorisé, participe, comme le décolonialisme – issu, lui, d’Amérique latine – d’une démarche théorique fondée sur un récit critique s’appuyant sur une périodisation historique différente : pour le post-colonialisme, la source du mal serait à chercher dans la modernité, qu’il date du XVIIIe siècle, et plus particulièrement d’une certaine conception coloniale de la raison, de l’humanisme et de l’universalisme des Lumières ; pour le décolonialisme, elle remonterait, comme projet politique, au XVe siècle et à la colonisation de l’Amérique. Malgré leurs différences d’interprétation, les deux écoles en arrivent à la même conclusion : l’existence d’un devoir historique de réparation, même si les décolonialistes en rajoutent en dénonçant, de la Grèce aux Lumières, le caractère colonial de la philosophie politique occidentale – démarche que Pierre-Vidal Naquet caractérisa, en 2005, de « tentative idéologique frauduleuse ».
Pourquoi frauduleuse ? Parce que les questions posées par les études postcoloniales, et plus encore décoloniales, ne relèvent pas d’un simple débat académique sur le rapport à l’Autre infériorisé, mais participent, par les procédés rhétoriques qu’elles appliquent et l’usage perverti du sens des mots qu’elles font, d’une épistémé où, sous les effets d’un savoir méthodiquement déconstruit par la French Theory, rien ne lui résiste qui ne soit immanquablement ramené à la catégorie peu enviable du sanglot de l’homme blanc. Sous couvert d’antiracisme auto-breveté et de défense du bien contre le mal, le champ de l’anticolonialisme s’est ainsi déplacé, en quelques décennies, vers une obsession identitaire stricte fondant, par détournement de la pensée complexe de Fanon et de Glissant, une idéologie ramenant l’Autre infériorisé à ses seuls déterminismes raciaux et culturels en ignorant systématiquement les processus toujours singuliers de subjectivation constitutifs de l’altérité. En contre, désormais, et comme marqueur du triomphe du désert de la critique, on assiste, atterré, à la montée d’un repoussant discours colonial-identitaire, puissamment relayé par la sphère médiatique dominante, porté par des fantômes désincarnés de la primauté blanche. Autrement dit, par glissements progressifs de la doxa déconstructionniste vers un anticolonialisme purement identitaire porté par des intellectuels qui, comme le signala Orwell en son temps, ont toujours « une mentalité plus totalitaire que les gens du commun », le trop de réalité identitariste a fini par nous amener au point critique où nous en sommes : un combat de coqs entre suprématistes de la race.
« Il n’est pas de groupement identitaire, écrivait Annie Le Brun dans Le Trop de réalité, qui ne joue aujourd’hui encore sur l’irréductibilité de sa différence, pour d’autant mieux s’intégrer au monde comme il va. » On lui donne raison : toute recherche d’identité close renforce, en le légitimant, l’ordre de l’oppression. Et, par opposition, toute aspiration à ouvrir l’identité à l’altérité, et plus encore à la définir comme altérité, brouille le Grand Logiciel de la Norme que le « monde comme il va » a inventé pour nous identifier. La même Annie Le Brun, rétive à toute prison identitaire, raconte dans ce même livre – que Zemmour et Bouteldja n’auront sans doute pas lu – que des adeptes antillais de l’identité créole s’en sont pris, en l’an 2000, à la poésie d’Aimé Césaire – et plus particulièrement au Cahier d’un retour au pays natal (1939) – au prétexte qu’il « pouvait être le texte de revendication de n’importe quel peuple qui souffre ». À preuve, disaient les identitarises de la créolité, les Québécois et les Palestiniens lui firent un grand succès dans les années 1960. « Ce qui a le mérite d’être clair, commente Annie Le Brun : ce texte, que Césaire voulait “drapeau de rage et de désespoir”, a le défaut majeur de se développer en incontrôlable “voyage jusqu’au bout de soi qui nous fait découvrir l’ailleurs et le partout”. »
L’ailleurs et le partout, c’est aussi ce qui agitait le Fanon de Peau noire, masques blancs lorsqu’il écrivait : « Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. […] Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. » Comme le « zemmourisme », l’idéologie postcoloniale – et a fortiori décoloniale – relève d’un très vulgaire essentialisme instaurant un « eux » et un « nous » qui légitiment ou perpétuent, en l’inversant, les pires saloperies de l’économie-monde qui nous aliène.
Un soir, au détour d’un de ces silences dont il était coutumier, Sosthène Dorvin, le « marxiste créolisé » prof de philo, me cita cette phrase de Fanon : « Les quelques camarades ouvriers que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Paris ne se sont jamais posé le problème de la découverte d’un passé nègre. Ils savaient qu’ils étaient noirs mais, me disaient-ils, cela ne change rien à rien. En quoi ils avaient fichtrement raison. »
Freddy GOMEZ
Source : http://acontretemps.org