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Boots Riley raconte Occupy Oakland
vendredi 11 mai 2012, par
Au micro, Boots Riley a de la gueule : coupe afro, flow funky, paroles rentre-dedans. Il aurait pu en rester là, faire prospérer sa petite entreprise rap, dans la droite ligne de son premier groupe The Coup. Mais non : Boots Riley vit à Oakland, et il ne pouvait rester insensible aux événements qui secouent la ville. D’abord sceptique, il a rejoint la lutte d’Occupy. Récit.
(article publié sur article11)
J’ai rencontré le rappeur Boots Riley [1] dans un café de Vitry-sur-Seine, le dimanche 12 février ; il était à Paris pour participer au festival « Sons d’hiver ». Boots s’est beaucoup impliqué dans le mouvement « Occupy Oakland », qui agite sa ville natale depuis octobre 2011 [2].
Nous avons parlé pendant une heure de son expérience dans ce mouvement — comment cela a commencé et comment il s’y est engagé. Il a aussi émis certaines critiques, ainsi que des doutes et idées sur l’état actuel du mouvement, sur ses aspects positifs et ses perspectives [3].
Depuis cette rencontre, la situation a évolué au sein du mouvement Occupy. Un débat intense traverse les groupes locaux qui s’en réclament Tout d’abord sur la question de la violence et des tactiques plus offensives de noyaux assimilés aux dits « Black Blocs » [4]. Sur la côte Ouest surtout, la discussion porte également sur les liens entre les activistes d’Occupy et les organisations syndicales – en particulier le syndicat des dockers, ILWU.
Après le succès du blocage des ports à l’initiative d’Occupy, la direction de ce syndicat a en effet signé un accord avec le patronat qui garantit la paix sociale dans les ports (notamment dans le nouveau grand terminal de Longview) pour les années à venir. Si des membres d’Occupy y voient une « victoire », d’autres soulignent que la stratégie syndicale cherche surtout à garder le contrôle des travailleurs sans s’occuper de la vaste masse de précaires (majoritairement des immigrés) qui travaillent dans les ports, et qui avaient soutenu l’action de blocage. Les optimistes y verront au moins la preuve que l’existence de ce nouveau mouvement a obligé les directions syndicales à se repositionner sous la pression d’une action directe de la base.
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En novembre 2010, pendant le mouvement et les grèves contre la « réforme » du système des retraites, Boots Riley faisait une tournée en France. Le lendemain d’un concert à Brest, alors qu’il s’apprêtait à prendre le train pour Paris, la gare fut envahie par une grande manifestation d’étudiants et d’ouvriers. Les trains ont été bloqués, et la discussion s’est engagée entre les voyageurs et les manifestants. Boots se souvient d’une femme hurlant qu’elle voulait se rendre à son travail ; un jeune manifestant lui a alors expliqué que sans les luttes collectives du passé, elle aurait commencé à travailler dès l’âge de douze ans… Un autre manifestant a reconnu Boots pour avoir assisté à son concert la veille au soir. Et lui a dit : « Tu as fait un bon concert hier. Mais aujourd’hui, je regrette, nous ne pouvons pas te laisser aller jusqu’à Paris. » Le rappeur a été impressionné par la conscience politique des gens, l’attitude de classe : « Pourquoi ça n’existe pas aux États-Unis ? Pourquoi notre société est-elle endormie et passive ? »
L’été suivant, Boots est revenu en Europe et a un temps séjourné à Barcelone, où il a participé aux rassemblements du 15-M sur la place de Catalunya. Il s’est ensuite rendu à Athènes, où il a également passé du temps dans les rues à écouter ce qui se disait. Partout les gens lui posaient la même question : « Pourquoi ne faites-vous pas pareil aux États-Unis ? » « Quand allez-vous vous mettre à bouger ? » Il restait sans réponse, pensant impossible que de tels mouvements éclosent chez lui.
Boots Riley a une trentaine d’années. Il vient d’une famille politisée. Son père était membre d’une organisation maoïste. Et a quitté ce parti au moment même où son fils décidait de s’y engager… Le père n’était pas très chaud, demandant même à ses anciens camarades : « Ne le laissez pas adhérer ! » Mais Boots l’a quand même fait, avant de quitter l’organisation peu après. Il s’est alors tourné vers l’anarchisme - un choix d’autant plus logique qu’un de ses proches avait écrit un livre intitulé Wobblies and Zapatistas [5].
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Las, il ne se passait pas grand chose dans la société… Jusqu’à ce que démarre, à la mi-septembre 2011, le mouvement Occupy Wall Street. Boots s’est rendu à New York et à Zuccotti Park. Et là, surprise : « C’était comme un spectacle ! Tous ces gens qui passaient des heures et des heures à discuter dans un grand charivari, en se demandant ce qu’ils allaient faire des 7 000 dollars qu’ils avaient récoltés. » Sa première impression a pourtant été assez négative. « Je posais des questions et on me répondait : ’Nous n’avons pas de réponses !’ Ma première réaction a été de me dire : ’Je ne fais pas partie de ce truc-là !’ Je n’étais pas convaincu. Ça me donnait l’impression d’un rassemblement de hippies au milieu du désert ! Et pourtant, un processus était engagé. De retour à Oakland, je me suis rendu compte qu’il y avait déjà plusieurs groupes qui se réunissaient et discutaient. Certains de mes amis y participaient. J’y suis donc allé. » Le 21 octobre, il a ainsi décidé de s’engager et il a envoyé un message aux quelques 20 000 personnes connectées à son réseau de musique. D’autres ont fait de même. Et finalement, des milliers de gens sont descendus dans la rue.
Et puis, le 25 octobre, Scott Olsen, un vétéran d’Irak, s’est quasiment fait tuer par la police [6]. Les premières discussions sérieuses ont alors éclaté au sein d’Occupy Oakland. « Une question était sur toutes les lèvres : ’Devons-nous manifester contre les brutalités policières ?’, raconte Boots. Je faisais partie de ceux qui y étaient opposés, pensant que cela ne pourrait qu’entraîner plus de brutalité. D’autant que les habitants des quartiers populaires ne se sentaient pas tellement concernés : pour eux, ce n’est pas une nouveauté, ils subissent ces brutalités depuis des dizaines d’années. Je pensais donc qu’il fallait d’abord faire avancer le mouvement, le développer, sans le focaliser sur cette question. » L’idée d’un appel à la grève générale a alors commencé à faire des adeptes.
Boots s’est progressivement rendu compte que « Occupy est un mouvement particulier. Il s’agit en fait d’un rassemblement de gens qui ne sont pas forcément destinés à agir ensemble mais qui se retrouvent obligés de le faire ». En somme, selon lui, le type de lutte auquel on ne peut pas appliquer les vieilles tactiques et les vieilles idées : « Les choses ne fonctionnent plus comme dans les livres que nous lisions. Et si l’on agit comme dans les livres, on a du mal à se lier à ce mouvement. » La raison pour laquelle Boots ne s’était au début pas intéressé au mouvement devint finalement celle pour laquelle il s’y engagea à fond : « L’idée d’une organisation horizontale et égalitaire est nouvelle, pour moi et pour beaucoup de gens. »
Aujourd’hui se pose la question d’installer le mouvement dans un lieu physique. Sur ce point, les positions sont partagées. Boots fait partie de ceux qui pensent qu’un bâtiment spécial n’est pas nécessairement une bonne idée : « Le mouvement va s’y enfermer. Les gens extérieurs ne se sentiront pas concernés et ignoreront les ’occupants’, et l’isolement sera encore pire. Mieux vaut rester dehors, dans les rues, sur les places et - avant tout - s’engager dans des actions concrètes, grâce auxquelles Occupy restera lié aux autres. Par exemple, réinstaller les gens dans les maisons dont ils viennent d’être expulsés ou s’associer aux ouvriers qui luttent. ». Pour lui, le mouvement a l’énergie et la force de réaliser n’importe quelle occupation (du moins à Oakland). « Nous pourrions essayer, à répétition, et ils ne pourraient pas s’y opposer. Cela coûterait trop cher à la mairie. Mais le problème c’est que les gens se réunissant pour occuper un lieu ne veulent pas y rester. Ils s’en vont, rentrent chez eux, et la police expulse les rares personnes qui sont demeurées sur place. »
Le mouvement Occupy attire un tas de gens différents, d’expériences et d’âges divers. Cela va des anciens Black Panthers et des anciens communistes aux vétérans de la guerre, aux ouvriers, aux gens des rues et aux SDF, ainsi qu’aux jeunes enfants. Boots souligne néanmoins qu’à Oakland, « les gens les plus engagés et intéressés par le mouvement sont les militants syndicaux, les ouvriers radicaux qui se sentent isolés sur leur lieu de travail ». Sur ce sujet, les discussions sont animées : comment faire le lien avec le mouvement ouvrier ? Avec ces ouvriers radicaux ? Selon lui, certains membres d’Occupy sont braqués sur la question : ils ont peur que les syndicats ne récupèrent le mouvement. À ses yeux, c’est une erreur, car les syndiqués radicaux pourraient justement faire entrer le mouvement dans les entreprises, le mettre en contact avec la base. C’est pour ça que Boots se montre très critique envers les dernières tentatives de bloquer les ports de la côte Ouest, le 12 décembre. Il y a participé, mais regrette que personne n’ait jugé bon de prendre la parole dans les réunions des travailleurs, que le blocage ait été conduit de l’extérieur, qu’il n’y ait pas eu de grève avec occupation. « Même si ce n’est pas facile, il faut d’abord aller parler avec la base, explique Boots. La dernière chose que nous voulons, c’est une séparation entre le mouvement Occupy et le mouvement ouvrier. » Une position qui implique d’abandonner toute forme de sectarisme : « Nous devons rester ouverts. Il ne faut pas gaspiller notre énergie à critiquer ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord. Pour trouver une voie, il ne faut pas être puristes. »
Au sein d’Occupy, certains se focalisent sur la question de la répression. « Il y a cette idée que toute répression suscitera de la solidarité et favorisera le développement du mouvement. » Lui n’est pas d’accord. Quand les gens ont été gazés sur le campus de UC Davis (Californie), explique t-il, ils y étaient préparés et pensaient que cela pourrait provoquer une radicalisation de leurs soutiens. « La répression ne déclenche pas forcément plus d’activité. Les actions concrètes peuvent au contraire le faire. Avec d’autres personnes impliquées, nous pensons par exemple qu’il vaut mieux agir pour ramener les gens dans les habitations d’où ils ont été expulsés par les banques. » Et Boots de revenir sur une action récente, où des occupants ont aidé une famille à récupérer sa maison. C’était à Oakland Ouest, un grand quartier noir où la pauvreté est omniprésente. Quand la famille s’est réinstallée, un voisin a appelé la police pour les dénoncer. La police a demandé : « Qui est dans la maison ? » Quand l’informateur a répondu « La famille et des occupants », ils auraient décidé de ne pas intervenir, parce que c’était trop politique. La preuve, selon Boots, que la police a de moins en moins envie de passer pour une institution soutenant le système bancaire.
La relation entre Occupy et la communauté afro-américaine est également une question importante. Boots explique que depuis les années 1980, la perspective de classe est à peu près inexistante dans cette communauté - du moins à Oakland, qui compte une importante population afro-américaine. L’activité des organisations et collectifs se limite à des mesures réformistes. Et les chefs de ces organisations reprochent à la communauté sa passivité. « C’est comme si l’artiste adressait des reproches à son public ! », s’indigne le rappeur.
Mais pour une fois, le mouvement Occupy a suscité une plus grande participation d’Afro-américains. Même si des problèmes et contradictions subsistent toujours ; la décision de créer des assemblées de quartiers a notamment été difficile à mettre en œuvre à Oakland Ouest. Un exemple ? L’un des membres actifs d’Occupy est un Afro-Américain, un type charismatique qui vit dans ce quartier. Il se trouve qu’il est aussi membre de The Nation of Islam : l’organisation lui a fourni une structure qui l’aide à fonctionner. Au sein d’Occupy, certains critiquent cette adhésion, de la même façon qu’ils reprochent à d’autres d’adhérer à un syndicat. C’est qu’ils ont peur d’être récupérés : cette attitude correcte les amène à se retrouver isolés, affirme le rappeur.
Où est-ce qu’on va, maintenant ? Pour Boots, il s’agit de d’abord de prendre acte d’une évolution fondamentale : « Nous avons réintroduit le mot “capitalisme” dans le vocabulaire social. Avant, il y avait tout ce baratin sur les pauvres, les riches et entre les deux, la soi-disant “classe moyenne”. Maintenant, nous parlons de classes, de capitalisme, d’exploitation. C’est davantage accepté et compris. Même ceux qui sont contre Occupy seront obligés de prendre en considération la perspective anti-capitaliste - même si cela prendra du temps. En attendant, ce mouvement peut se vanter d’avoir rassemblé les gens dans une société où l’isolement était considérable. »
Une fois ce constat dressé, il s’agit de réfléchir à la suite du mouvement. « Pour durer, je pense que nous devrions plus nous investir dans l’occupation des maisons et nous rapprocher des travailleurs. » Un choix qui ramène – au fond - à la vieille question « réformisme contre révolution » : « Il est impératif de voir les choses dans une perspective de classe. Les conditions de vie des gens doivent changer au fil du mouvement. C’est pourquoi je pense que fermer des boîtes de l’extérieur, comme on a essayé de le faire avec les ports, n’est pas bon. Cela enracine l’idée qu’il y a nous et les autres, les travailleurs. »
Le problème du sectarisme était aussi présent depuis le début ; mais Boots souligne qu’il s’aggrave maintenant que le mouvement s’affaiblit : « Dans les collectifs, les gens deviennent agressifs. » Le rappeur fait partie de ceux qui croient « nécessaire de faire des compromis avec les gens avec qui on n’est pas d’accord. On doit pouvoir avoir des conceptions différentes et partager néanmoins la même tactique ». Mais l’idée de pureté se renforce, surtout chez certains groupes anarchistes. « Au lieu de convaincre, ils séparent et rejettent ceux qui ne pensent pas comme eux. » Ce que Boots juge contre-productif : « Il faut comprendre que les gens se sont réveillés. Mais il s’agit maintenant de leur laisser le temps de réfléchir et de se décider, et finalement, de changer, par eux-mêmes. Nos actions doivent prendre cela en considération. »
Entretiens : Charles Reeve - http://www.article11.info
[1] Cf son dernier projet : I will not take “but” for an answer, Ursus Minor, avec Boots Riley et Desdamona, nato records, Paris, 2010. Soit un disque dédié à Langston Hughes (1902-1967), poète communiste noir nord-américain et figure du mouvement Harlem Renaissance des années 1920. Par ailleurs, Boots était le rappeur de The Coup, groupe très politisé qui sortit six albums entre 1993 et 2006.
[2] Sur le même sujet, voir cet entretien avec l’activiste américain Ken Knabb, ainsi que « Occupy, cette agaçante interruption du business as usual », papier que j’ai publié sur A11 il y a près de deux mois.
[3] Ce texte est rédigé à partir de notes manuscrites. Il est donc possible que certaines déclarations et idées ne correspondent pas exactement à ce que Boots Riley a déclaré. Nous assumons la responsabilité des erreurs éventuelles.
[4] Lire l’intéressant texte de David Graeber, « Concerning the Violent Peace-Police », n+1 magazine, New York, 9 février 2012.
[5] Staughton Lynd, Andrej Grubacic, Wobblies & Zapatistas : Conversations on Anarchism, Marxism and Radical History, PM Press.
[6] Scott est toujours lié au mouvement aujourd’hui. Mais ses lésions sont si graves qu’il a du mal à parler.