Accueil > Réflexions > Antisémitisme et national-socialisme, par Moishe Postone.
Antisémitisme et national-socialisme, par Moishe Postone.
dimanche 24 février 2019, par
Cet essai a été publié par Moishe Postone en 1986 (in Germans and Jews since the Holocaust : The Changing Situation in West Germany, éd. Holmes & Meier).
La traduction présente a été réalisée par L. Mercier et O. Galtier et publiée dans Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ? (L’Aube, 2003). Cet essai vient d’être réédité dans une nouvelle traduction dans le recueil d’articles de Postone, Critique du fétiche-Capital. La gauche, l’antisémitisme et le capitalisme (PUF, 2013).
Quel est le rapport entre antisémitisme et national-socialisme [1] ? En Allemagne fédérale, le débat public sur cette question se caractérise par l’opposition entre les libéraux et les conservateurs d’une part, et la gauche d’autre part. Les libéraux et les conservateurs ont tendance à mettre l’accent sur la discontinuité entre le passé nazi et le présent. Quand ils évoquent le passé nazi, ils se focalisent sur la persécution et l’extermination des juifs et négligent d’autres aspects centraux du national‑socialisme. Par là, ils entendent souligner la « rupture absolue » censée séparer la République fédérale du Ille Reich. Ainsi l’accent mis sur l’antisémitisme permet‑il paradoxalement d’éviter une confrontation radicale avec la réalité sociale et structurelle du national‑socialisme. Cette réalité n’a certainement pas complètement disparu en 1945. En d’autres termes, la condamnation de l’antisémitisme nazi sert aussi d’idéologie de légitimation pour le système actuel. Cette instrumentalisation n’est possible que parce que l’on traite l’antisémitisme d’abord en tant que forme de préjugé, en tant qu’idéologie du bouc émissaire, voilant ainsi le rapport intime entre l’antisémitisme et les autres aspects du national‑socialisme.
Quant à la gauche, elle a toujours tendance à se focaliser sur la fonction du national‑socialisme pour le capitalisme, mettant l’accent sur la destruction des organisations de la classe ouvrière, la politique sociale et économique du nazisme, le réarmement, l’expansionnisme et les mécanismes bureaucratiques de domination du parti et de l’État. Elle souligne les éléments de continuité entre la République fédérale et le Ille Reich. S’il est vrai que la gauche ne passe pas sous silence l’extermination des juifs, elle la subsume vite sous les catégories générales de préjugé, de discrimination et de persécution [2]. En comprenant l’antisémitisme en tant que moment périphérique, et non pas central, du national‑socialisme, la gauche voile elle aussi le rapport intime entre les deux.
Ces deux positions comprennent l’antisémitisme moderne en tant que préjugé anti‑juifs, comme un exemple particulier du racisme en général. L’accent mis sur la nature psychologique de masse de l’antisémitisme sépare leurs considérations sur l’Holocauste des études socioéconomiques et sociohistoriques du national‑socialisme. On ne peut pourtant pas comprendre l’Holocauste tant que l’on considère l’antisémitisme comme un exemple du racisme en général, et tant que l’on conçoit le nazisme seulement en termes de grand capital et d’État policier bureaucratique terroriste. On ne devrait pas traiter Auschwitz, Belzec, Chelmno, Maidanek, Sobibor et Treblinka en dehors d’une analyse du national‑socialisme. Les camps représentent l’un de ses points d’aboutissement logiques, non simplement son épiphénomène le plus terrible. L’analyse du national‑socialisme qui ne réussit pas à expliquer l’anéantissement du judaïsme européen n’est pas à la mesure de son objet.
I
Dans cet essai, je tenterai de comprendre l’extermination des juifs européens en développant une interprétation de l’antisémitisme moderne. Mon intention n’est pas d’expliquer pourquoi le nazisme et l’antisémitisme moderne ont réussi une percée et sont devenus hégémoniques en Allemagne. Une telle tentative entraînerait une analyse de la spécificité de l’évolution allemande ; il existe un nombre suffisant de travaux à ce sujet. Cet essai envisage plutôt d’analyser ce qui a percé alors, en proposant une analyse de l’antisémitisme moderne qui montre le lien intime existant entre celui‑ci et le national‑socialisme. Cette étude est un préalable nécessaire si l’on veut expliquer de manière adéquate pourquoi cela s’est produit justement en Allemagne.
Qu’est‑ce qui fait la spécificité de l’Holocauste et de l’antisémitisme moderne ? Ni le nombre des hommes qui furent assassinés ni l’étendue de leurs souffrances : ce n’est pas une question de quantité. Les exemples historiques de meurtres de masse et de génocides ne manquent pas. (Par exemple, les nazis assassinèrent bien plus de Russes que de juifs.) En réalité, il s’agit d’une spécificité qualitative. Certains aspects de l’anéantissement du judaïsme européen restent inexplicables tant que l’on traite l’antisémitisme comme un exemple particulier d’une stratégie du bouc émissaire dont les victimes auraient fort bien pu être les membres de n’importe quel autre groupe.
L’Holocauste se caractérise par un sens de la mission idéologique, par une relative absence d’émotion et de haine directe (contrairement aux pogromes, par exemple) et, ce qui est encore plus important, par son manque évident de fonctionnalité. L’extermination des juifs n’était pas le moyen d’une autre fin. Les juifs ne furent pas exterminés pour une raison militaire ni au cours d’un violent processus d’acquisition territoriale (comme ce fut le cas pour les Indiens d’Amérique ou les Tasmaniens). Il ne s’agissait pas davantage d’éliminer les résistants potentiels parmi les juifs pour exploiter plus facilement les autres en tant qu’ilotes. (C’était là par ailleurs la politique des nazis à l’égard des Polonais et des Russes.) Il n’y avait pas non plus un quelconque autre but « extérieur ». L’extermination des juifs ne devait pas seulement être totale, elle était une fin en soi : l’extermination pour l’extermination, une fin exigeant la priorité absolue [3].
Ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l’antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d’explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l’armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l’Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative de l’anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d’explication qui s’appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales. Comprendre, ne serait‑ce qu’en partie, la spécificité de l’Holocauste exige de recourir à une argumentation elle‑même spécifique.
Bien sûr, l’anéantissement du judaïsme européen est lié à l’antisémitisme. La spécificité du premier doit donc être mise en rapport avec celle du second. De plus, comprendre l’antisémitisme moderne suppose la prise en compte du nazisme comme d’un mouvement qui, dans la compréhension qu’il avait de lui‑même, se pensait comme une révolte.
L’antisémitisme moderne, qu’il ne faut pas confondre avec le préjugé anti‑juifs courant, est une idéologie, une forme de pensée, qui a fait son apparition en Europe à la fin du XIXe siècle. Son apparition suppose l’existence séculaire de formes d’antisémitisme antérieures qui ont toujours fait partie de la civilisation chrétienne occidentale. Toutes les formes de l’antisémitisme ont en commun l’idée d’un pouvoir attribué aux juifs : le pouvoir de tuer Dieu, de déchaîner la peste ou, plus récemment, d’engendrer le capitalisme et le socialisme. La pensée antisémite est une pensée fortement manichéenne dans laquelle les juifs jouent le rôle des enfants des ténèbres.
Ce n’est pas seulement le degré mais aussi la qualité du pouvoir attribué aux juifs qui différencie l’antisémitisme des autres formes de racisme. Probablement, toutes les formes de racisme prêtent à l’Autre un pouvoir potentiel. Mais, habituellement, ce pouvoir est concret, matériel et sexuel. C’est le pouvoir potentiel de l’opprimé (comme puissance du refoulé), du « sous‑homme ». Le pouvoir attribué aux juifs par l’antisémitisme n’est pas seulement conçu comme plus grand mais aussi comme réel et non comme potentiel. Cette différence qualitative est exprimée par l’antisémitisme moderne en termes de mystérieuse présence insaisissable, abstraite et universelle. Ce pouvoir n’apparaît pas en tant que tel mais cherche un support concret — politique, social ou culturel — à travers lequel il puisse fonctionner. Étant donné que ce pouvoir n’est pas fixé concrètement, qu’il n’est pas « enraciné », il est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il est censé se tenir derrière les apparences sans leur être identique. Sa source est donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d’une insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante.
Une affiche nazie offre un exemple parlant de cette façon de voir. Elle montre l’Allemagne — symbolisée par un ouvrier fort et honnête — menacée à l’Ouest par un John Bull gras et ploutocratique et à l’Est par un commissaire bolchevique brutal et barbare. Cependant, ces deux forces ennemies ne sont que des marionnettes. Surplombant le globe et tenant les fils des marionnettes dans ses mains, le Juif épie. Cette vision n’était nullement le monopole des nazis. L’antisémitisme moderne se caractérise par le fait qu’il considère les juifs comme la force secrète cachée derrière ces frères ennemis « apparents » que sont le capitalisme ploutocratique et le socialisme. De plus, la « juiverie internationale » est perçue comme ce qui se tient derrière la « jungle d’asphalte » des métropoles cancéreuses, derrière la « culture moderne, matérialiste et vulgaire », et de façon générale derrière toutes les forces qui concourent à la ruine des liens sociaux, des valeurs et des institutions traditionnels. Les juifs représentent une puissance destructrice, dangereuse et étrangère qui mine la « santé » sociale de la nation. L’antisémitisme moderne ne se caractérise donc pas seulement par son contenu séculier mais encore par son caractère systématique. Il prétend expliquer le monde : un monde rapidement devenu trop complexe et menaçant pour beaucoup.
Cette définition descriptive de l’antisémitisme moderne est certes indispensable pour le différencier du préjugé ou du racisme en général. Mais elle ne montre pas le lien existant intrinsèquement entre l’antisémitisme moderne et le national‑socialisme. Le projet de dépasser la séparation faite couramment entre une analyse socioéconomique du nazisme et une étude de l’antisémitisme n’est donc pas encore réalisé à ce niveau de l’analyse. Il faut une explication de l’antisémitisme qui permette de relier les deux. Cette explication doit historiquement fonder la forme d’antisémitisme décrite plus haut à l’aide des mêmes catégories utilisées pour expliquer le national-socialisme. Mon intention n’est pas de nier les explications sociopsychologiques ou psychanalytiques [4], mais de mettre en lumière un cadre historico‑épistémologique de référence, à l’intérieur duquel des spécifications psychologiques peuvent s’inscrire. Ce cadre de référence doit permettre de saisir le contenu spécifique de l’antisémitisme moderne et il doit être historique dans la mesure où il s’agit d’expliquer pourquoi cette idéologie qui apparaît à la fin du XIXe siècle prend précisément à cette époque une telle ampleur. Faute d’un tel cadre, toutes les autres tentatives d’explication qui se focalisent sur la dimension subjective restent historiquement indéterminées. Il nous faut donc une explication en termes d’épistémologie sociohistorique.
Un développement exhaustif du problème de l’antisémitisme dépasserait le cadre de cet essai. Il faut toutefois souligner qu’un examen attentif de l’imaginaire antisémite moderne fait ressortir l’existence d’une forme de pensée où l’évolution rapide du capitalisme industriel est personnifiée dans la figure du Juif et identifiée à lui. Les juifs ne sont pas seulement perçus comme les propriétaires de l’argent — comme dans l’antisémitisme traditionnel. Ils sont en plus rendus responsables des crises économiques et identifiés aux restructurations et aux ruptures sociales qui accompagnent l’industrialisation rapide : l’explosion de l’urbanisation, le déclin des classes et des couches sociales traditionnelles, l’émergence d’un vaste prolétariat industriel qui s’organise de plus en plus, etc. En d’autres termes, la domination abstraite du capital qui — notamment avec l’industrialisation rapide — emprisonna les hommes dans un réseau de forces dynamiques qu’ils ne pouvaient pas comprendre commença à être perçue en tant que domination de la « juiverie internationale ».
Tout cela n’est qu’une première approche. La personnification est décrite mais non expliquée. Certaines tentatives d’explication ont été faites mais, à mon sens, aucune n’est complète. Le problème de ces théories qui — comme celle de Max Horkheimer [5]— reposent essentiellement sur l’identification des juifs à l’argent et à la sphère de la circulation, c’est qu’elles ne sont pas en mesure de rendre compte de l’idée antisémite selon laquelle les juifs constituent aussi le pouvoir qui se tient derrière la social‑démocratie et le communisme. À première vue, des théories qui — comme celle de George L. Mosse [6] — interprètent l’antisémitisme moderne comme une révolte contre la modernité paraissent plus adéquates. Tant la ploutocratie que le mouvement ouvrier furent concomitants de la modernité et de la restructuration sociale massive résultant de l’industrialisation capitaliste. Ce qui fait problème avec ces théories, c’est que la « modernité » inclut assurément le capital industriel, qui — on le sait — ne fit justement pas l’objet d’attaques antisémites — et ce, même pas pendant la période d’industrialisation rapide. De plus, l’attitude du national‑socialisme envers de nombreuses autres dimensions de la modernité (la technologie moderne notamment) fut positive et non pas critique. Les aspects de la vie moderne que les nazis rejetaient, et ceux qu’ils soutenaient, dessinent un motif. Ce motif devrait faire partie intégrante d’une conceptualisation adéquate du problème. Comme ce motif n’a pas seulement concerné le national‑socialisme, la problématique a une signification bien plus importante.
Le fait que l’antisémitisme moderne ait eu une attitude positive envers le capital industriel montre qu’il faut une approche qui distingue ce qu’est le capitalisme moderne et la forme sous laquelle il apparaît, son essence et son apparence. Or, le concept de « modernité » ne permet pas d’opérer une telle distinction. À mon sens, les catégories sociales développées par Marx dans sa critique de la maturité, telles que « marchandise » et « capital », sont plus adéquates, étant donné qu’une série de distinctions entre ce qui est et ce qui paraît être sont immanentes aux catégories mêmes. Ces catégories fournissent la base d’une analyse qui permet de différencier diverses perceptions de la « modernité ». Cette approche tentera de lier le motif que nous étudions — motif qui comprend à la fois une « critique sociale » et une acceptation de ce qui est — aux caractéristiques des rapports sociaux capitalistes eux‑mêmes.
II
Ces considérations nous mènent au concept marxien de fétiche dont la visée stratégique est de fournir une théorie sociohistorique de la connaissance fondée sur la distinction entre l’essence des rapports sociaux capitalistes et leurs formes phénoménales. Ce qui précède le concept de fétiche dans l’analyse de Marx, c’est l’analyse de la marchandise, de l’argent, du capital, non pas tant comme catégories économiques que comme formes des rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Dans cette analyse, les formes capitalistes des rapports sociaux n’apparaissent pas en tant que telles mais s’expriment seulement sous une forme objectivée. Dans le capitalisme, le travail n’est pas seulement une activité sociale productive (« travail concret »), il sert aussi — à la place des rapports sociaux non déguisés — de médiation sociale (« travail abstrait »). Par conséquent, son produit, la marchandise, n’est pas seulement un objet d’usage dans lequel est objectivé du travail concret — il est aussi une forme de rapports sociaux objectivés. Dans le capitalisme, le produit n’est pas un objet socialement médiatisé par des formes non déguisées de rapports sociaux et de domination. La marchandise, en tant qu’objectivation des deux dimensions du travail sous le capitalisme, est sa propre médiation sociale. La marchandise a donc un « double caractère » : valeur et valeur d’usage. En tant qu’objet, la marchandise à la fois exprime et dissimule les rapports sociaux qui, en dehors d’elle, n’ont pas d’autre mode d’expression. Ce mode d’objectivation des rapports sociaux est leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur est propre. Ils constituent une « seconde nature », un système de domination et de contrainte abstraites qui, quoique social, est impersonnel et « objectif ». Ces rapports ne paraissent nullement sociaux, mais naturels. En même temps, les formes catégorielles expriment à propos de cette seconde nature une conception particulière, socialement constituée, en termes de comportement objectif, pareil à la loi, quantifiable et d’essence qualitativement homogène. Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes [7].
Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu’il s’agit là des caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir attribué aux juifs — n’apparaît pas en tant que telle mais prend la forme d’un support matériel : la marchandise.
Pour interpréter la personnification décrite ci-dessus et savoir ainsi pourquoi l’antisémitisme moderne gardait un étonnant silence sur (ou adoptait une attitude positive envers) le capital industriel et la technologie moderne, alors qu’il se dressait contre tant d’aspects de la « modernité », il est indispensable d’analyser la façon dont les rapports sociaux capitalistes apparaissent.
Commençons par l’exemple de la forme‑marchandise. La tension dialectique entre valeur et valeur d’usage dans la forme‑marchandise implique que ce « double caractère » s’extériorise matériellement dans la forme‑valeur : en tant qu’argent (forme phénoménale de la valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d’usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d’usage, le résultat de cette extériorisation est que la marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d’usage, comme purement matérielle, comme chose. L’argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l’abstrait pur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension‑valeur de la marchandise même. À ce niveau de l’analyse, la forme des rapports sociaux objectivés qui est spécifique au capitalisme apparaît comme l’opposition entre l’argent en tant qu’abstrait et la nature matérielle en tant que concret.
Un des aspects du fétiche est donc que les rapports sociaux capitalistes n’apparaissent pas en tant que tels et que, de plus, ils se présentent de façon antinomique, comme l’opposition de l’abstrait et du concret. Comme les deux côtés de l’antinomie sont objectivés, chaque côté apparaît comme quasi naturel : la dimension abstraite apparaît sous la forme de lois naturelles, « objectives », universelles, abstraites, et la dimension concrète comme nature purement « matérielle ». La structure des rapports sociaux aliénés qui caractérise le capitalisme revêt la forme d’une antinomie quasi naturelle dans laquelle le social et l’historique n’apparaissent pas. Cette antinomie se retrouve dans l’opposition entre le mode de pensée positiviste et le mode de pensée romantique. La plupart des études critiques de la pensée fétichisée ont porté sur le premier côté de cette antinomie, celui qui fait de l’abstrait une hypostase suprahistorique — la pensée « positive » et « bourgeoise » — et dissimule par là le caractère social et historique des rapports existants. Dans cet essai, je mettrai l’accent sur l’autre côté, sur les formes de romantisme et de révolte qui, tout en se croyant antibourgeoises, font en réalité du concret une hypostase et restent donc prisonnières de l’antinomie des rapports sociaux capitalistes.
Les formes de pensée anticapitaliste qui sont prisonnières de l’immédiateté de cette antinomie tendent à saisir le capitalisme, et ce qui est spécifique à cette formation sociale, seulement en fonction des manifestations de sa dimension abstraite : par exemple, l’argent comme « racine du mal ». La dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce qui serait « naturel » ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en dehors de la société capitaliste. Ainsi, chez Proudhon par exemple, le travail concret est compris comme le moment non capitaliste par opposition au caractère abstrait de l’argent [8]. Le fait que le travail concret lui‑même incarne les rapports sociaux capitalistes, qu’il en est informé matériellement, n’est pas compris.
Avec l’évolution du capitalisme, de la forme-capital et du fétiche qui lui est associé, la naturalisation inhérente au fétiche‑marchandise prend des dimensions nouvelles. De même que la forme-marchandise, la forme‑capital se caractérise par le rapport antinomique de l’abstrait et du concret qui apparaissent tous les deux comme naturels. Mais la qualité du « naturel » est différente. Est associée au fétiche-marchandise une relation en dernière instance harmonieuse entre des unités individuelles closes sur elles‑mêmes. (Ce modèle conceptuel sous‑tend l’économie politique classique et les doctrines du droit naturel du XVIIIe siècle.) Selon Marx, le capital est valeur qui s’autovalorise. Il se caractérise par un procès continu, incessant, d’auto‑expansion de la valeur. Ce processus est à l’origine de cycles rapides, à grande échelle, de production et de consomption, de création et de destruction. Le capital apparaît, aux différents niveaux de son cheminement en spirale, tantôt sous la forme de l’argent, tantôt sous la forme de marchandise : il n’a pas de forme fixe et définitive. En tant que valeur qui s’autovalorise, le capital apparaît comme pur processus. Sa dimension concrète change pareillement. Les travaux individuels cessent de constituer des unités closes sur elles‑mêmes. Ils deviennent de plus en plus les composantes d’un système dynamique complexe plus vaste qui englobe l’homme ainsi que la machine et dont la finalité est la production pour la production. La totalité sociale aliénée est plus grande que la somme des individus qui la constituent et sa finalité leur est extérieure. Cette finalité est un processus infini. La forme‑capital des rapports sociaux a un caractère quasi organique, processuel, aveugle.
Avec la consolidation croissante de la forme‑capital, la vision mécaniste du monde propre aux XVIIe et XVIlle siècles perd du terrain. Les processus organiques commencent à supplanter la mécanique statique en tant que forme du fétiche. Cela se traduit par des formes de pensée telles que la théorie organiciste de l’État, mais aussi par la prolifération des théories raciales et la montée du darwinisme social à la fin du XIXe siècle. La société et les processus historiques sont de plus en plus compris en termes biologiques. Je ne développerai pas ici cet aspect du fétiche‑capital. Ce qui importe, ce sont les manières de percevoir le capital qui en résultent. Comme je l’ai montré ci-dessus, au niveau logique de l’analyse de la marchandise, le « double caractère » permet à la marchandise d’apparaître en tant qu’entité purement matérielle et non en tant qu’objectivation des rapports sociaux médiatisés. Corrélativement, cela permet au travail concret d’apparaître en tant que processus créateur, purement matériel, séparable des rapports sociaux capitalistes. Au niveau logique du capital, le « double caractère » (procès de travail et procès de valorisation) permet à la production industrielle d’apparaître en tant que processus créateur, purement matériel, séparable du capital. Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu’« organiquement enraciné », par opposition au capital financier « parasite » et « sans racines ». L’organisation du capital industriel paraît alors s’apparenter à celle de la corporation médiévale — l’ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui‑même — ou plutôt ce qui est perçu comme l’aspect négatif du capitalisme — est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d’intérêts. En ce sens, l’interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que « naturelle » et « saine » à l’aspect négatif de ce qui est pris pour le « capitalisme » ne se trouve pas en contradiction avec l’exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté « matériel » de l’antinomie.
Habituellement, tout cela est compris de façon erronée. Par exemple, Norman Mailer, défendant le néo‑romantisme (et le sexisme), écrit dans Prisonnier du sexe [9] que Hitler, s’il a parlé de sang, a néanmoins construit la machine. Ce qui n’est pas compris, c’est que, dans ce type d’« anticapitalisme » fétichisé, tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets opposés à l’abstrait. L’accent positif mis sur la « nature », le sang, le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s’accorde sans problème avec une glorification de la technologie et du capital industriel [10].
On ne peut pas concevoir ces modes de pensée comme anachroniques ni voir en eux l’expression d’une non‑contemporanéité (Ungleichzeitigkeit) [11] historique, de même que l’on ne doit pas interpréter comme atavique la montée des théories raciales vers la fin du XIXe siècle. Historiquement, ce sont des formes de pensée nouvelles et non pas la renaissance d’une forme antérieure. Elles n’apparaissent comme ataviques ou anachroniques que parce qu’elles mettent l’accent sur la nature biologique. Cependant, l’accent mis sur la nature biologique est Iui‑même enraciné dans le fétiche‑capital. L’accent mis sur la biologie et le désir d’un retour aux « origines naturelles », liés à l’affirmation de la technologie, apparaissent sous de nombreuses formes au début du XXe siècle. C’est l’expression du fétiche antinomique qui engendre l’idée selon laquelle le concret est « naturel » et qui présente la « nature » sociale de manière qu’elle soit perçue comme biologique.
Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à l’abstrait phénoménal, c’est affirmer une forme d’« anticapitalisme » qui tente de dépasser l’ordre social existant à partir d’un point de vue qui, en fait, lui reste immanent. Comme ce point de vue se situe dans la dimension concrète, cette idéologie tend à une forme plus concrète et plus organisée de synthèse sociale capitaliste non déguisée. Ce n’est donc qu’en apparence que cette forme d’« anticapitalisme » se retourne avec nostalgie vers le passé. Expression du fétiche‑capital, elle tend en réalité vers l’avenir. Elle surgit lors du passage du capitalisme libéral au capitalisme bureaucratique et devient virulente dans une situation de crise structurelle.
Cette forme d’« anticapitalisme » repose donc sur une attaque unilatérale de l’abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l’abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l’opposition elle‑même, ainsi que celui de chacun de ses termes. En fait, il n’y a qu’une attaque unilatérale contre la raison abstraite et le droit abstrait ou, à un autre niveau, contre le capital‑argent et le capital financier. En ce sens, cette pensée est le complément antinomique de la pensée libérale. Le libéralisme ne met pas en cause la domination de l’abstrait ; il ne fait pas la différence entre raison critique et raison positive.
L’attaque « anticapitaliste » ne se limite pas à l’attaque contre l’abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n’est pas seulement le côté concret de l’antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif. Ainsi, l’opposition fétichisée du matériel concret et de l’abstrait, du « naturel » et de l’« artificiel », se mue en opposition raciale entre l’Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique mondiale. L’antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l’abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en « juiverie internationale ».
Selon cette interprétation, les juifs n’étaient pas seulement identifiés à l’argent, à la sphère de la circulation, mais au capitalisme même. Cette vision fétichisante excluait de sa compréhension du capitalisme tous les aspects concrets tels que l’industrie et la technologie. Le capitalisme n’apparaissait plus que dans sa dimension abstraite, qui était rendue responsable de toute la série de transformations sociales et culturelles concrètes liées au développement rapide du capitalisme industriel moderne. Les juifs n’étaient pas simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe). Ils devinrent les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du capital. Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifiée dans la figure du Juif, ce n’est pas parce que les juifs étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce que, dans l’opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d’une manière telle qu’il engendre cette identification. C’est pourquoi la révolte « anticapitaliste » a pris la forme d’une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs [12].
III
Bien que le lien intime entre le type d’« anticapitalisme » qui a imprégné le national‑socialisme et l’antisémitisme ait été mis en évidence, il reste à savoir pourquoi l’interprétation biologique de la dimension abstraite du capitalisme s’est focalisée sur les juifs. Dans le contexte européen, ce « choix » ne fut nullement le fruit du hasard. Aucun autre groupe n’aurait pu remplacer les juifs. Les raisons en sont multiples. La longue histoire de l’antisémitisme en Europe et l’identification juif égale argent qui Iui est liée sont bien connues. L’expansion rapide du capital industriel au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle coïncida avec l’émancipation politique et sociale des juifs en Europe centrale. Le nombre de juifs dans les universités, les professions libérales, le journalisme, les beaux‑arts et le commerce de détail connut une véritable explosion. Ils devinrent rapidement visibles dans la société civile, en particulier dans les sphères et dans les professions en expansion, celles qui correspondaient à la forme que la société était en train d’adopter.
On pourrait mentionner encore beaucoup d’autres facteurs. Arrêtons‑nous sur l’un d’entre eux. De même que la marchandise, en tant que forme sociale, exprime son « double caractère » en s’extériorisant dans l’opposition de l’abstrait (argent) et du concret (marchandise), de même la société bourgeoise se caractérise par la séparation entre l’État et la société civile. En ce qui concerne l’individu, cette séparation se présente comme séparation entre le citoyen et la personne. En tant que citoyen, l’individu est abstrait. Cela s’exprime, par exemple, dans l’idée de l’égalité de tous devant la loi (abstraite) ou dans le principe « one man, one vote ». En tant que personne, l’individu est concret et s’inscrit dans des rapports de classe réels qui sont considérés comme « privés », c’est‑à‑dire comme relevant de la société civile et n’étant donc pas censés trouver d’expression politique. En Europe cependant, le concept de nation en tant qu’entité purement politique, abstraite de la substantialité de la société civile, n’a jamais été pleinement réalisé. La nation n’était pas seulement une entité politique, elle était aussi concrète, déterminée par une communauté de langue, d’histoire, de traditions et de religion. En ce sens, le seul groupe en Europe qui accomplissait la détermination de citoyenneté en tant qu’abstraction politique pure, c’étaient les juifs émancipés politiquement. Ils étaient des citoyens allemands ou français, mais non réellement des Allemands ou des Français. Ils appartenaient abstraitement à la nation, mais rarement concrètement. De plus, des citoyens juifs se trouvaient dans la plupart des pays européens. Cette réalité de l’abstraction, qui ne caractérise pas seulement la dimension de la valeur dans son immédiateté mais aussi médiatement l’État bourgeois et le droit, fut identifiée aux juifs. À une époque où le concret était exalté contre l’abstrait, contre le « capitalisme » et contre l’État bourgeois, cette identification engendra une association fatale : les juifs étaient sans racines, cosmopolites et abstraits.
IV
L’antisémitisme moderne est donc une forme particulièrement pernicieuse du fétiche. Son pouvoir, et le danger qu’il représente, réside en ceci qu’il propose une vision du monde qui explique et donne forme à certains types d’insatisfaction anticapitaliste qui laissent le capitalisme intact en attaquant les personnifications de cette forme sociale. Comprendre l’antisémitisme de cette façon permet de saisir un moment essentiel du nazisme en tant que mouvement anticapitaliste tronqué, caractérisé par une haine de l’abstrait, une propension à faire du concret existant une hypostase et une mission qui, quoique cruelle et bornée, n’est pas forcément animée par la haine : délivrer le monde de la source de tous les maux.
L’anéantissement du judaïsme européen montre qu’il est trop simple de définir le nazisme comme un mouvement de masse aux tonalités anticapitalistes, qui, après avoir atteint son but et pris la forme du pouvoir d’État, se serait dépouillé de cette nuance idéologique lors du putsch contre Röhm en 1934. D’une part, les formes de pensée idéologiques ne sont pas de simples manipulations conscientes. D’autre part, cette conception ne comprend pas l’essence de l’« anticapitalisme » nazi et ignore à quel point une vision antisémite du monde lui est intimement liée. Auschwitz illustre ce lien. S’il est vrai qu’en 1934 les nazis ont renoncé à l’« anticapitalisme » trop concret et plébéien des SA, ils n’ont toutefois pas renoncé à l’idée fondamentale de l’antisémitisme : le « savoir » que la source de tous les maux est l’abstrait, le Juif.
L’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d’une production de biens, de valeurs d’usage. C’est en tant que support nécessaire de l’abstrait que le concret est produit. Les camps d’extermination n’étaient pas la version d’horreur d’une telle usine — il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste », grotesque, aryenne, de celle‑ci. Auschwitz était une usine à « détruire la valeur », c’est‑à‑dire à détruire les personnifications de l’abstrait. Son organisation était celle d’un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l’abstrait. Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les juifs, c’est‑à‑dire à leur arracher le « masque » de l’humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu’ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions. Le second pas consista à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la « valeur d’usage » matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux, savon.
C’est Auschwitz — et non la prise de pouvoir en 1933 — qui fut la véritable « révolution allemande », la véritable tentative de « renversement » non seulement d’un ordre politique mais de la formation sociale existante. Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de l’abstrait. Ce faisant, les nazis se sont « libérés » eux‑mêmes de l’humanité.
Les nazis ont perdu la guerre contre l’URSS, contre les États‑Unis et contre la Grande‑Bretagne. Ils ont gagné leur guerre, leur « révolution » contre les juifs d’Europe. Ils n’ont pas seulement réussi à assassiner six millions d’enfants, de femmes et d’hommes juifs. Ils ont réussi à détruire une culture — une culture très ancienne —, celle du judaïsme européen. Cette culture se caractérisait par une tradition qui réunissait en elle une tension complexe entre la particularité et l’universalité. Tension intérieure qui se doublait d’une tension extérieure, dans la relation des juifs à un environnement chrétien. Jamais les juifs ne firent complètement partie des sociétés qui les englobaient et dans lesquelles ils vivaient ; jamais non plus ils ne se trouvèrent entièrement à l’extérieur de ces sociétés. Cela eut souvent pour les juifs des conséquences funestes, mais parfois très fructueuses. Au cours de l’émancipation, ce champ de tension s’était sédimenté dans la plupart des individus juifs. Dans la tradition juive, la résolution ultime de cette tension du particulier et de l’universel est une fonction du temps, de l’histoire : l’avènement du Messie. Mais peut‑être, face à la sécularisation et à l’assimilation, le judaïsme européen aurait‑il renoncé à cette tension. Peut‑être cette culture aurait‑elle peu à peu disparu en tant que tradition vivante avant que la résolution du particulier et de l’universel se fût réalisée. Cette question demeurera à jamais sans réponse.
Paru dans Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ?, L’Aube, 2003, pp. 79-106. (première traduction de L. Mercier et O. Galtié). Une traduction revue et corrigée par les mêmes traducteurs est parue dans Moishe Postone, Critique du fétiche-capital, PUF, 2013.
Source : www.palim-psao.fr
[1] L’auteur tient à remercier Barbara Brick, Dan Diner et Jeffrey Herf pour leurs commentaires sur une version antérieure de cet essai.
[2] En RDA, tous les juifs, indépendamment de leurs antécédents politiques, perçoivent une pension du gouvernement. Cependant, ce n’est pas en tant que juifs qu’ils la perçoivent, mais en tant qu’« antifascistes ».
[3] La seule tentative récente, dans les médias ouest‑allemands, de spécifier qualitativement l’extermination des juifs par les nazis a été faite par Jürgen Thorwald dans le Spiegel du 5 février 1979.
[4] Cf. Norman Cohn, Histoire d’un mythe. La « conspiration » juive et les protocoles des sages de Sion, Gallimard, 1967.
[5] Max Horkheimer, Die Juden und Europa [les Juifs et l’Europe], in Zeitschrift für Sozialforschung, 8e année (1939‑1940), p. 135‑137. On trouve une traduction de cet article, sous le titre « Pourquoi le fascisme ? », in Esprit, mai 1978 (NdT).
[6] George L. Mosse, The Crisis of German Ideology, New York, 1964.
[7] La critique faite par Marx comprend une dimension épistémologique qui traverse tout le Capital mais qui n’est explicitée que dans le cadre de son analyse de la marchandise. L’idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux « réifiés » spécifiques et des formes de pensée diffère essentiellement du principal courant de la tradition marxiste, qui conçoit ces catégories en termes de « base economique » et la pensée en termes de superstructure, dérivée d’intérêts et de besoins de classes. Cette forme de fonctionnalisme ne peut — comme je l’ai déjà dit — expliquer de manière adéquate la non‑fonctionnalité de l’extermination des juifs. De façon plus générale, elle ne peut pas expliquer pourquoi une forme de pensée — qui peut certes servir l’intérêt de certaines classes ou groupes sociaux — revêt tel contenu et non pas tel autre. Cela vaut également pour l’idée issue des Lumières selon laquelle l’idéologie (et la religion) serait le produit d’une manipulation délibérée. Pour qu’une idéologie déterminée se propage, il faut qu’elle possède une résonance dont l’origine est à expliquer. D’autre part, l’approche marxienne — développée par Lukács, l’École de Francfort et Sohn‑Rethel — s’oppose aux réactions unilatérales contre le marxisme traditionnel, qui ont renoncé à toute tentative sérieuse d’explication historique des formes de pensée, et considère toute approche de ce type comme « réductionniste ».
[8] Proudhon, qui dans cette perspective peut être considéré comme l’un des précurseurs de l’antisémitisme moderne, pensait donc que l’abolition de l’argent — de la médiation phénoménale — suffirait à abolir les rapports capitalistes. Mais le capitalisme se caractérise par des rapports sociaux médiatisés, objectivés dans des formes catégorielles dont l’argent est l’une des expressions et non la cause. En d’autres termes, Proudhon a confondu la forme phénoménale du capitalisme — l’argent en tant qu’objectivation de l’abstrait — avec l’essence du capitalisme.
[9] Norman Mailer, Prisonnier du sexe, Robert Laffont, 1971.
[10] Les théories qui présentent le national‑socialisme comme « antimoderne » ou « irrationaliste » ne peuvent pas expliquer l’interaction de ces deux moments. La notion d’« irrationalisme » tend à ne pas mettre en question le « rationalisme » dominant et ne peut donc pas expliquer le rapport positif qu’une idéologie « irrationaliste » et « biologique » entretient avec la ratio de l’industrie et de la technologie. La notion d’« antimoderne » fait l’impasse sur les aspects très modernes du national‑socialisme et ne peut rendre compte des raisons pour lesquelles celui‑ci ne s’attaque qu’à certains aspects de la « modernité » et en épargne d’autres. En fait, ces deux analyses sont unilatérales et représentent seulement l’autre dimension, la dimension abstraite de l’antinomie décrite plus haut. Elles tendent à défendre de façon a‑critique la « modernité » et la « rationalité » non fascistes dominantes. Aussi ouvrent‑elles la porte à l’émergence de nouvelles critiques unilatérales (de gauche cette fois), comme celles de Michel Foucault ou d’André Glucksmann, qui ne présentent la civilisation capitaliste moderne qu’en fonction de l’abstrait. Non seulement toutes ces approches ne permettent pas une théorie du national‑socialisme qui puisse fournir une explication adéquate du rapport du « sang » et de la « machine », mais encore elles sont incapables de montrer que l’opposition du concret et de l’abstrait, de la raison positive et de l’« irrationalisme », ne définit pas les paramètres d’un choix absolu, mais que les termes de ces oppositions sont liés entre eux comme le sont les expressions antinomiques des formes phénoménales duelles de la même essence : les rapports sociaux caractéristiques de la formation sociale capitaliste. (En ce sens, la Destruction de la raison, écrit par Lukács sous le choc de la brutalité indicible des nazis, témoigne d’une régression par rapport aux vues critiques sur les antinomies de la pensée bourgeoise qu’il avait développées dans Histoire et conscience de classe vingt‑cinq ans plus tôt.) Ce genre d’approche entretient l’antinomie au lieu de la dépasser théoriquement.
[11] Ce concept utilisé par Ernst Bloch dans Héritage de ce temps explique l’antisémitisme moderne par un télescopage entre les formes de conscience arriérées, archaïques, inadaptées à la société moderne d’une part, et les formes de conscience massifiées, réifiées, typiques de la société moderne d’autre part (NdT).
[12] Pour expliquer pourquoi l’antisémitisme moderne a atteint des niveaux si différents d’un pays à l’autre, et pourquoi il est devenu hégémonique en Allemagne, il faudrait naturellement replacer l’argumentation développée plus haut dans le contexte social et historique de chaque pays. En ce qui concerne l’Allemagne, un point de départ serait le développement extrêmement rapide du capitalisme industriel et l’accroissement des dislocations sociales qu’il a engendrées, ainsi que l’absence d’une révolution bourgeoise préalable avec ses valeurs libérales et sa culture politique. L’histoire de la France, de l’affaire Dreyfus au régime de Vichy, montre toutefois qu’une révolution bourgeoise précédant l’industrialisation ne semble pas constituer une condition suffisante d’« immunité » contre l’antisémitisme moderne. Par ailleurs, l’antisémitisme moderne ne fut pas très répandu en Grande‑Bretagne, bien que les théories raciales et le darwinisme social y aient été aussi dominants que sur le continent. L’une des différences pourrait être le degré et le type de domination de l’abstrait social au début de l’industrialisation. Ainsi pourrait‑on conceptualiser la forme de socialisation en France en la situant entre celle de la Grande‑Bretagne et celle de la Prusse. Elle se caractériserait par une forme particulière de « double domination », celle de la marchandise et celle de la bureaucratie d’État. Si l’une comme l’autre sont des formes rationalisées, elles se distinguent toutefois par le degré d’abstraction auquel elles médiatisent la domination. Peut‑être y a‑t‑il un rapport entre la concentration institutionnelle de la domination concrète, telle que la bureaucratie d’État (armée et police compris) et l’Église, dans le premier capitalisme et le degré auquel la domination abstraite du capital est ensuite perçue non seulement comme menaçante, mais encore comme mystérieuse et étrangère.