Mais la parabole offre une toile de fond différente, dont Orwell n’a apparemment pas pris conscience lui-même. En premier lieu, on peut y lire, au moment où les cochons trahissent l’égalité animale, que le problème n’est pas l’idée de l’émancipation, mais la « révolution trahie » (Isaac Deutscher). En outre, cette toile de fond en voile une autre encore : ce n’est même plus cette « trahison » de la révolution animale par les cochons qui fait échouer l’émancipation, mais le fait que la nature de l’oppression soit attribuée à la volonté subjective du fermier humain Jones d’exploiter les animaux et non pas à la forme d’organisation de la ferme. Ainsi les brebis étouffent régulièrement toute discussion sur le sens de l’action commune par un grand bêlement de 15 minutes du slogan « quadrupèdes bon, bipèdes mauvais », qui sera finalement démenti quand les cochons eux-mêmes deviendront « bipèdes ».
Involontairement, Orwell arrive ainsi à la conclusion implicite que ce n’est pas le changement sociologique du pouvoir et de ses détenteurs qui représente l’émancipation, mais le dépassement de la forme sociale, donc de ce système moderne de production de marchandises auquel participent toutes les classes sociales. On y trouve même une ébauche de l’idée que le « travail » n’est ni un principe ontologique, ni surtout un principe d’émancipation, mais au contraire celui du pouvoir répressif soumettant les animaux à cette fin en soi irrationnelle de « produire pour produire », symbolisée par la figure du cheval de trait abruti, Boxer, une sorte de travailleur Stakhanov voulant résoudre tous les problèmes par le credo : « Je veux et je vais travailler encore plus durement ! » - pour finalement être vendu au boucher par Napoléon, quand, épuisé, il ne peut plus travailler.
Robert Kurz : Qui est Big Brother ?