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Une carte plus grande que le territoire [ItiDex]

mardi 15 mars 2005, par AutreFutur

Nos itinéraires reflètent non seulement nos choix personnels mais aussi notre contexte culturel et politique.

"C’est une autre chose que nous avons apprise de votre Nation," dit Mein Herr, "la cartographie. Mais nous l’avons menée beaucoup plus loin que vous. Selon vous, à quelle échelle une carte détaillée est-elle réellement utile ?"
"Environ six pouces pour un mile."
"Six pouces seulement !" s’exclama Mein Herr. "Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l’idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l’échelle d’un mile pour un mile !"

"L’avez-vous beaucoup utilisée ?" demandai-je.
"Elle n’a jamais été dépliée jusqu’à présent", dit Mein Herr. "Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu’elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien." Lewis Carroll

Les aborigènes australiens trouvent leur chemin dans des déserts lointains sans recourir à des instruments de navigation ni à des notions d’astronomie. Ils se construisent des cartes mentales à l’aide de mythes, de récits et de chants traditionnels, qui évoquent à grands traits les pistes et les sites établis par leurs aïeux dans un passé indéfini. Mais leurs connaissances géographiques extrêmement précises sont basées avant tout sur des conversations avec des compatriotes rencontrés en route, où chacun se plaît à décrire avec un luxe de détails les chemins, les repères, les points d’eau, les lieux sacrés : ceux qu’il a vus de ses yeux, ceux dont il a entendu parler .

Loin en apparence des flâneries d’un Baudelaire, des errances expérimentales d’un Breton, nos trajets à nous pourraient paraître bien balisés, circonscrits dans un quotidien qui semble exclure toute découverte, toute rencontre fortuite. Sur le quai du métro à l’heure de pointe n’avons-nous pas parfois l’impression de retrouver les mêmes têtes ? Elles pourraient nous servir de repères : au moins nous ne nous sommes pas trompés de quai. En demandant aux participants de raconter leurs chemins à travers la ville, Une carte plus grande que le territoire vise à reconstituer nos schémas partagés, à l’aide de notions telles que le repère, le quartier, le bord, le chemin, le rendez-vous. Quelles caractéristiques des lieux ou des routes nous aident à nous orienter ? Quels détails nous révèlent un carrefour, une rue, un quartier ? En quoi consistent nos cartes mentales ? En quoi sont-elles spécifiquement parisiennes, new-yorkaises, berlinoises ?

L’expérience du déplacement spatial est inséparable de celle du temps. Comme le fond d’un dessin figuratif (dans le couple figure/fond), ce temps des transports que l’on dit parfois "perdu", ce temps "en creux" façonne celui qu’on met en avant, "en relief". Même en cas d’urgence nous ne choisissons pas toujours le chemin le plus court. Pourquoi certains jours nous attardons-nous à une table de café, alors que d’autres fois nous pressons le pas même si nous avons "tout notre temps" ? Et puis que reste-t-il de nos voyages ? Un souvenir, un objet, une épiphanie ?

Nos itinéraires reflètent non seulement nos choix personnels mais aussi notre contexte culturel et politique. Nous pourrions parcourir les cent kilomètres qui séparent Jénine et Hebron en deux heures ou en quatorze, à condition de ne pas nous trouver bloqués en chemin à l’un des 24 points de contrôle de l’armée israélienne . Quoi qu’il en soit, nos vicissitudes de voyage fournissent des indices précieuses sur les conditions de vie dans un lieu et à un moment donnés.

Guy Debord définit la dérive comme "une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade." La géographie "rend compte de l’action déterminante de forces naturelles générales, comme la composition des sols ou les régimes climatiques, sur les formations économiques d’une société et, par là, sur la conception qu’elle peut se faire du monde. La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. " Les situationnistes cherchaient à déceler des messages subliminaux dans l’aménagement des villes. Pour eux la psychogéographie était une sorte de "cut-up " de l’espace urbain.

Une carte plus grande que le territoire développe une application Web qui permettra aux participants de représenter en ligne leurs itinéraires en utilisant des images, des textes et des sons. Le résultat sera une sorte de "Carte du Tendre " dressée à l’aide de la technologie de surveillance. Chaque voyage peut être analysé, raconté ou mis en images. Le chemin à pied pour aller à l’école évoquera, par exemple, le parcours des Tristes Tropiques, une sortie au magasin le Printemps au moment des soldes pourrait devenir une périple digne d’Alexandra David Neel...

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