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Militer face aux Nouveaux chiens de garde : entretien avec le réalisateur Gilles Balbastre

jeudi 30 août 2012, par Fabien D

Gilles Balbastre est le réalisateur de nombreux films documentaires de télévision (Le chômage a une histoire ; Moulinex, la mécanique du pire ; Fortunes et infortunes des familles du Nord...) et le co-réalisateur au cinéma, avec Yannick Kergoat, des Nouveaux chiens de garde, sorti en janvier 2012. Le film a pour cible le monde des grands médias. Il s’inspire du livre du même nom de Serge Halimi, avec qui Balbastre publiait, dans les années 2000, les journaux « sardoniques » Pour Lire Pas Lu et Le Plan B, où ce thème était déjà central. La sortie du film s’est accompagnée pendant de nombreux mois de débats à travers toute la France, avec les réalisateurs ou, notamment, des membres de l’association de critique des médias Acrimed.
Cet été, Gilles Balbastre nous a fait le plaisir de répondre à nos questions, à Lille, où il réside. L’occasion de tirer un premier bilan de la sortie du film mais aussi d’aborder des questions syndicales et politiques avec un réalisateur militant atypique (qui a sa carte à la CGT et fut dans ses jeunes années à la CNT) dont les réflexions ne peuvent laisser indifférent.

Autre Futur : Peux-tu faire un premier bilan sur le succès (entrées...) du film Les nouveaux chiens de garde, sur son accueil par les médias (que tu critiques), mais aussi par le public ? Tu as participé à beaucoup de débats à travers toute la France, qu’en retiens-tu ?

Gilles Balbastre : Le film est sorti le 11 janvier 2012. Pour sa sortie, on avait fait un travail militant important, même s’il est sorti avec un distributeur (pas très gros mais qui avait quand même une petite envergure). On avait préparé le terrain en Novembre-Décembre en faisant une petite quinzaine de projections du film à travers la France avec les cinémas partenaires, par exemple à Bordeaux avec Utopia, à Toulouse avec Utopia, à Rennes, Nantes, etc., avec des copains sur place qu’on avait appelé des « correspondants », qui étaient censés contacter une trentaine, quarantaine, cinquantaine de « têtes de réseau », c’est-à-dire militants politiques, syndicalistes, associatifs, culturels... Mais vraiment dans une démarche militante, sans se contenter d’envoyer un e-mail au secrétaire de l’Union Départementale CGT du coin, pour avoir des repères sur qui pourrait être intéressé par ce film et les relier surtout, faire quasiment des conférences/projections de presse... mais sans journalistes (rires), en considérant que les journalistes se sont arrogés un peu le droit à la fabrication de l’information et que des gens font de l’information à travers, par exemple, des revues syndicales, associatives, etc. Ça a plutôt été intéressant, il y a eut un bon relai, une bonne couverture de la presse militante, notamment en ce qui concerne la CGT, avec Ensemble !, qui tire à 550 000 exemplaires et a fait une page entière, L’US Mag, le magazine du Snes qui tire à 150 000 exemplaires, a fait deux pages... Même la CFDT en a parlé alors qu’on les avait pas trop invité. Il y a eu aussi SUD, la CNT, donc une couverture assez intéressante à l’intérieur des groupes militants, qui ont relayé aussi à travers le net, les blogs... C’est un travail intéressant qui a pu être fait car c’était un petit distributeur. S’il avait été plus gros, il aurait été un peu effrayé par ce genre de méthode. Et ça s’est avéré payant par la suite.

Depuis janvier, on en est à peu près à 220 000 entrées cinéma comptabilisées : je ne parle pas des projections militantes qui, au départ, n’ont pas été possibles par le distributeur, car le souci était de faire une sortie commerciale, c’est-à-dire non pas sans aspect militant, mais associée à des cinémas. Il y a plein de groupes, syndicats ou associations qui se sont associés à des cinémas pour faire des projections. Les entrées étaient répertoriées (CNC : centre national du cinéma) et ont générés des fonds, ce qui pour le prochain film est important, pour son économie, son budget. C’est la question de l’économie dans laquelle on se situe, sachant que le film a couté très cher. 220 000 entrées : c’est important, c’est la plus grosse sortie documentaire de ce style depuis des années. En même temps c’est bien, mais ça me parait toujours un peu... 220 000, je me dis bordel, mais quel retard on a, quelles difficultés on a par rapport à leurs machines à décerveler, en face... Juste à titre de comparaison, c’est 20 millions Intouchables, Là bas si j’y suis de Mermet, c’est 400/500 000 auditeurs chaque jour, le moindre documentaire qui passe à France 5 à une mauvaise heure c’est 400/500 000 et il y a eu 3 ou 4 millions de personnes qui ont voté Mélenchon... on aurait pu au moins espéré 500 000 ou 1 million (rires) Être et avoir, un des meilleurs documentaires - plutôt un peu pétainiste, sur l’école française, une année dans une école primaire en Auvergne - a fait 1million 200/300 0000 spectateurs. Bon, c’est quand même énorme, par rapport au monde du cinéma, tout le monde est très content à ce niveau-là, toutes les salles étaient assez impressionnées, ce qui a ouvert aussi à des salles commerciales de petites villes qui l’ont pris quand elles ont vu que ça pouvait faire des euros. Mais en même temps, face au rouleau compresseur de décervelage culturel et médiatique de ce monde, voilà... Et des grands exploitants ne l’ont pas pris, MK2, Gaumont, UGC l’ont pas pris et quand ça a été pris, comme ici au Métropole ou au Majestic à Lille, ça a été très vite deux horaires par jour et pas les meilleurs. Si ça avait été mieux présenté, il y aurait pu y avoir plus de monde. Après, c’est une question d’information aussi. Les moyens publicitaires et médiatiques, pour faire connaitre le film comme les mastodontes n’étaient pas là.

La couverture médiatique a existé et a été moins terrible que pour le bouquin de Serge Halimi en 1997, sans être colossale. Grosso modo, on a eu deux bonnes émissions de Mermet, une page dans Télérama qui n’était pas mauvaise, la une de l’Huma, avec les deux premières pages, ce qui fait que pas mal de gens du PC sont venus, il y avait le label rouge (rires). D’ailleurs, il y avait énormément de CGT, ainsi bien sûr que SUD, les profs, la FSU, la CNT était très présente aussi dans la salle. Le Front de Gauche, NPA, LO avec les élections, un peu les écolos aussi. Pour revenir à la couverture médiatique, il y a eu un Soir 3 un dimanche soir, Ce soir ou jamais de Taddéi. A ce sujet, il y a eu des débats entre nous. Le distributeur était somme toute assez classique, il fait des films d’art et d’essai et il ne comprenait pas nos refus et nos tendances à être très méfiants par rapport aux demandes médiatiques. On a refusé Le grand journal, par exemple. L’effet récupération pour nous était important. Avec Taddéi, on a vachement négocié. Au départ, il voulait nous faire quatre contre quatre, quatre chiens de garde contre quatre d’entre nous, on a refusé et demandé un contre lui simplement. Il a fini par accepter. C’est Yannick Kergoat qui s’y est collé.

Trois mois après, il y a eu une relance, un communiqué du distributeur et du producteur pour dire qu’on avait franchi le cap des 200 000 entrées, ce qui était énorme. Il y a eu une dépêche AFP qui l’a signalé et c’est tout, quasiment. France Info m’a téléphoné, j’ai accepté car c’était un direct. 6H45 du matin, c’était tranquille, mais à la deuxième question je me suis pris France Info dans la gueule, pour moi c’était important. Ce n’est pas parce qu’ils me téléphonaient qu’il fallait que je me taise sur France Info, c’est justement sur France Info qu’il fallait taper. Ça les a très énervé, normalement la chronique devait repasser après et elle n’a pas été rediffusée. Et paradoxalement, il y a eu un petit article en pages Médias et culture (on était écroulés de rire) dans Le Parisien, avec l’affiche. Mais c’est tout. Médiatiquement, il y a eu aussi, bien sûr, des articles méchants, mauvais...

A ce propos, je considère que le boulot des médias n’est pas de faire de la publicité sur le film. J’étais souvent en bisbille avec le distributeur qui disait « Allez-y, ils nous feront le bon petit papier, la bonne petite émission », là on est dans la communication, la publicité. On ne fait pas un film sur l’information, la liberté d’information, en espérant que tous les médias parlent bien de nous. Les médias qui ont parlé mal de nous, à la limite, c’est normal, c’est leur boulot. Après, il y a des médias qui ont parlé mal de nous pour des tas de raison. Politis a parlé mal de nous, ça c’est rigolo, Mediapart a parlé mal de nous, mais ça c’est pas étonnant. Voilà, moi je ne suis pas pour qu’on parle bien de nous, qu’on nous fasse un bon petit papier. Les journalistes, l’info, c’est pas de la comm, de la publicité. Il y a peut-être de la publicité à faire, on est dans un monde qui fonctionne comme ça, allons-y pourquoi pas, mais les médias n’ont pas ce boulot là. Ce n’était pas évident à faire comprendre au distributeur et au producteur, ce genre de questions. Cela montre dans quel état de gangrenage on est. Même nous, on veut qu’on nous fasse un bon petit papier. T’es à la CNT ou à la CGT sur un conflit, qu’ils abordent le sujet, c’est de l’information, après qu’ils fassent un bon petit papier, c’est être dans le registre de la communication, ce qui montre la difficulté qu’il y a à informer.

Poser la question politique des médias, sortir de l’attitude consommatrice

Concernant les débats, ça a été important, énorme, on a fait plus de 280 débats, moi j’en ai fait 80. On est cinq dans le film, deux co-réalisateurs et cinq auteurs. On a beaucoup tourné. Il y a des gens interviewés dans le film qui ont tourné, notamment Michel Naudy, un ancien de France 3, Jean Gadrey, Frederic Lordon, et aussi beaucoup de militants d’Acrimed, comme Henri Mahler. Ce qui ressort de ces débats, c’est d’abord qu’il y a effectivement du boulot. Ils nous ont transformé, pour le dire vite, de citoyen éclairé à consommateur, soit averti soit passif. J’explique. En 1973, Paris-Normandie, un journal issu de la résistance, va être racheté par Robert Hersan. A cette époque là, il y a 6000 rouennais qui manifestent dans les rues et une journée de grève générale de la presse. On peut se dire qu’il y a une partie de la population qui a encore un réflexe un peu citoyen, en tout cas de militant considérant que les médias, l’information, nous appartiennent, appartiennent au domaine public. A l’époque, Hersan était quasiment le seul groupe propriétaire de médias et il n’était pas par ailleurs un groupe industriel et financier ! Il avait des velléités de racheter quelques journaux en contournant les ordonnances de 1944(un média=un propriétaire) car il avait des accointances avec le pouvoir gaulliste. Il y eut des pétitions, les intellectuels montaient au créneau, le PS montait au créneau et en 1981, sur les 110 propositions de Mittérand, la 95ème c’est remettre les ordonnances de 1944 en place, pour aller contre le côté monopolistique de Hersan à l’époque, qui parait relativement faible maintenant, comparé à ce qui se passe. Il y a deux ans, Le Monde, issu de la résistance, est racheté par la onzième fortune française, Xavier Niel, propriétaire de Free, et il n’y a pas une seule manif, une seule journée de grève dans la presse française. C’est presque normal, compte tenu du rouleau compresseur culturel depuis 30 ans.

Donc on nous a transformé de citoyens, même si j’aime pas ce mot, éclairé à consommateurs, y compris malins, qui allons picorer du Plan B, un peu d’internet, qui surfons, faisons un peu de Politis, du Monde diplo, du Canard, de l’Huma, et qui laissons aux beaufs, au peuple, TF1 et la merde... C’est la même population qui parfois va, bien sûr, aller chercher ses carottes râpées biologiques sans ONG, qui va savoir se situer, qui a de plus en plus une posture « bobo-iste » en terme politique, pour le droit au mariage des homosexuels, pour les carottes bio, et quand je dis cela, je suis pour le droit au mariage des homosexuels bien entendu, mais qui, au fond, essaye d’aménager son pré carré, qui n’a plus d’idées économiques, de construction politique, de haine contre l’aliénation, qui a souvent un genre de racisme envers le peuple, de plus en plus fort, car ils sont cons, ils sont beaufs, ils votent FN, contre le mariage homosexuel, bouffent pas des carottes bio et consomment TF1. On mesure là ce côté très consumériste, en quoi nous nous sommes transformés. Dans les salles, souvent les gens me posent des questions comme si je devais donner des A +, comme si j’étais une agence de notation : « et Mermet, il est bien ? Schneidermann il est bien ? Dites nous quels médias on peut ». La question était pas celle-là. La question est, au fond : quel renversement politique, quelle question politique il faut remettre dans les médias ? Comme les résistants en 1944 se sont saisis de l’information, au regard de ce qu’elle avait été dans l’entre deux-guerre (corrompue) et pendant la guerre (collabo) – il ne faut pas oublier que la profession de journaliste fut une des plus épurées après-guerre, ¾ des cartes déchirées, un grand nombre embastillé, voire fusillé ou banni... Le Conseil National de la Résistance pensait même, peut-être pas mettre l’information en dehors de la marchandisation, mais en faire un bien de service public, comme l’éducation et la santé. Donc, les débats ont soulevé cette problématique. Même les gens engagés refusent la mal-information comme la mal-bouffe ou le mal-logement mais n’ont pas peut-être pris assez conscience de cette posture dans laquelle ils sont. L’information est une vraie question politique, comme toutes les autres, même les carottes bio. Les carottes bio, il ne suffit pas de savoir où en acheter, d’aller bouffer AMMAP, mais de poser la question des champs pollués/ONG, etc qui bientôt feront qu’on ne pourra plus bouffer de carottes bio. De même, il y aura tellement peu d’infos bios ou alternatives, les autres auront tellement décerveler les cerveaux, qu’il n’y aura plus d’information alternative. La question n’est pas de savoir où est cette information alternative, même si, bien sûr, on a pas le choix, il faut y aller actuellement. Mais c’est nécessaire, pas suffisant. C’est vraiment un point à soulever.

Ce week-end, il y avait le rassemblement des Déconomistes à Aix en Provence. Tous les ans, depuis une quinzaine d’années, il y a le cercle des des économistes(Jean-Hervé Lorenzi, Christian de Boissieu...) qui se réunit, qui cachetonnent dans les groupes industriels et financiers, qui sont dans les conseils d’administration, dans les banques, et en même temps sont hypermédiatiques et donnent le là sur ce qu’il faut faire en matière de réformes nécessaires. Des groupes, qui sont grosso modo des Amis du Monde diplomatique, Attac, des groupes un peu situs comme La choucroute de Marseille ont décidé d’organiser une contre-rencontre. A Aix-en Provence, début juillet, c’est plus facile qu’à Hénin Beaumont vu le temps qu’il fait, donc ils avaient Lordon, Mordillat, Ruffin, Les nouveaux chiens de garde (j’y étais), Généreux, Duménil, des économistes marxistes, etc. Et France 3 est arrivé à un moment donné pour faire 1m30. Il y avait une rencontre entre Duménil et Lordon. Le gars est arrivé, a fait la bise à des organisateurs, ils étaient très contents, voilà... En fait, il fallait des couvertures aussi pour cette rencontre, une bonne couverture. Mais qu’importe la couverture : en 1m30, j’ai regardé le reportage sur France 3 Provence, c’est ni fait ni à faire. Ils sont arrivés à midi, ça commençait à 10h, il y avait 30/40 secondes pour la rencontre des économistes et 40 secondes pour la rencontre des Déconomistes, des interviews de maximum 10 secondes, donc toute la richesse des questions sur la dette, les réflexions, bien sûr, n’y étaient pas, c’était un genre d’information très superficiel, zapping en 1m30... C’est plus facile de parler de Mohammed Merah, comme ils le racontent pour faire peur, que de parler de problématiques économiques. Aujourd’hui, on a un genre de ras-le-bol d’une petite partie des gens, sachant que c’est comme la météo, on a toujours quelque chose à dire sur les médias, mais pas une conception charpentée de « qu’est-ce que c’est que l’information, qu’est-ce qu’on souhaiterait comme information, qu’est-ce qu’il faudrait comme information ? », ce qui ne va d’ailleurs pas sans un changement total de société. Il y a du boulot... Ce n’est pas étonnant et ne me fait pas baisser les bras, vu le rouleau compresseur qu’il y a en face. Je ne suis pas de ceux qui ont tendance à se flageller « on est nuls, on est mauvais », on fait ce qu’on peut, on se bat, parfois on fait des conneries, c’est sûr mais en face c’est impressionnant ce qu’ils ont. Ils ont des moyens qu’on a pas, faut quand même le voir.

La capacité de récupération du système

Un autre point intéressant. C’est la capacité de ce système à récupérer. J’étais en train de monter un documentaire télé pour France 3 Lambersart, produit par la même boîte que Les nouveaux chiens de garde, sur le Luxembourg, la casse des économies autour du Luxembourg, le phénomène des frontaliers et de la montée des boulots de service. Il y avait un gars en train de monter un documentaire là-bas, il me dit « j’ai un projet qui s’appelle Vertiges de la dette que j’ai présenté à une grosse boite de prod à Paris (tenue par une nana qui s’appelle Servan-Schreiber, de la grande famille de J.J. Servan-Schreiber, ancien fondateur de l’Express) très gauche caviar, très bobo, grosse boite de prod qui fait du documentaire, du téléfilm. Elle lui a dit au bout d’un moment : « Votre projet est vachement bien, ça demande des fonds importants mais votre nom est pas assez connu, vous portez pas ». Il faut une valeur de marque (« benchmarking »). Or, je te le donne en mille, elle a prononcé le nom de Yannick Kergoat, le co-réalisateur des Nouveaux chiens de garde. Parce que ce film, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, qu’on allait se faire tuer, flinguer par le milieu, et bien, vu le succès et vu aussi probablement que Sarkozy a été foutu en l’air par Hollande et qu’il y a des résistants de la 25ème heure qui arrivent toujours à ce moment là, bien entendu, ce film devient un produit de l’impertinence, à la Canal, par récupération. Dernière info : Canal a acheté le film. Ils ont attendu que Sarko se fasse battre. Personne n’a financé le film, ni le Centre National du Cinéma, ni aucune télé. A la sortie, ils ont bien vu que le film marchait du feu de dieu. Ils attendent les élections, Canal l’achète et Arte va l’acheter.

La capacité de ce système à récupérer... On est pas en Syrie, on coupe pas les couilles ; ici on achète les gars, on achète du subversif. Subversif, c’est pas une marque. D’où la nécessité, si tu contestes l’ordre établi avec une charpente idéologique et politique, de se demander quelle capacité tu as de résister à ça, à l’attrait des euros, des paillettes. En attendant, moi j’ai pas de projet accepté. Entre crever la dalle, ou être modeste et pauvre, et être acheté...Bon c’est évident que c’est pas à mon âge que je vais être acheté mais c’est quand même intéressant comment ce système va t’intégrer en disant « dialoguons ». Alors que c’est un système hyper violent, qui massacre des centaines de milliers de gens, même en France. Il n’y a qu’à voir ici dans le Nord-Pas-de-Calais. Ma femme est prof à Roubaix dans un des collèges les plus durs, massacrés de la région... Il faut voir comment ce système est capable de se dégager, en rachetant les contestataires, en les noyant, en les euphémisant... Quelles capacités ont les contestataires, intellectuels, artistes, créateurs, cinéastes, journalistes, ou autres de se positionner comme de véritables contestataires ? De refuser l’attrait des euros, des dollars, d’être mordant, de ne pas accepter ce dialogue faussement démocrate pour qu’ils continuent à perpétuer leur puissance au détriment d’une grande partie du salariat ? Et c’est pas fini, ça va être encore pire. Il y a une violence énorme envers le petit salariat, une paupérisation. Comment ne pas être acheté dans une période comme la notre où les enjeux vont être vachement importants ? C’est sûr que c’est plus facile de mépriser ceux qui votent FN, notamment toute une petite partie d’un peuple désarçonné et touché par la violence, nous réalisateurs, journalistes, etc., qui faisons partie plutôt des classes moyennes, bobos, et d’être achetés et, bien sûr, taper sur ce peuple là, bien sûr, qui est con, qui vote FN, est contre le droit du mariage des homosexuels. J’ai l’impression d’insister sur le mariage homosexuel mais ce n’est pas du tout ça qui m’embête ! Mais quand on voit que l’équipe de Hollande augmente le SMIC de 0,6 % et, à côté, fait le mariage homosexuel, c’est encore des points pour l’extrême droite. Bien que je sois d’accord pour ce mariage des homosexuels... Mais on le fait, et on augmente le SMIC de 10 %... Il faut une réponse économique, aussi, au désastre. Il n’y a pas que les réponses sociétales et socialo-espagnoles, qui eux ont fait le mariage homosexuel, le droit à l’avortement, le droit d’adoption des homosexuels mais socialement, ont massacré le peuple. Donc, les combats sociétaux, de progrès, ne vont pas sans combats économiques de progrès. C’est important.

AF : On reviendra sur ces problématiques militantes mais parlons pour l’instant du film, notamment pour ceux qui ne l’auraient pas vu. Il décrit une connivence, une dépendance des médias par rapport aux pouvoirs économiques et politiques, avec l’idée que ça a évidemment des conséquences sur le contenu qui est transmis. Est-ce que tu peux, rapidement bien sûr, nous dresser un tableau de cette situation ?

GB : Deux points importants. D’une part, effectivement, il y a une connivence des journalistes, des médias avec le pouvoir économique, d’abord par l’encadrement des propriétaires. Un grand nombre de médias ont été pris en main par de grands groupes industriels et financiers. Le Monde avec Xavier Niel, Libération avec Rotschild, d’autres avec Arnault, des grandes fortunes françaises, parmi les 10/15 premières. Bolloré, Niel, Dassault, Pinault, Arnault, Lagardère, etc. Tous possèdent des médias et tous font partie des grandes fortunes françaises. Ils sont propriétaires de médias mais aussi de tout ce qui est encadrement, les directeurs de journaux, comme Franz Olivier-Giesbert, des rédacteurs en chef (Joffrin, Demorand, etc.). Il y a un encadrement excessivement réactionnaire, très lié à des groupes industriels et financiers, très lié à une élite politique, socialiste ou de droite et qui se retrouvent, par exemple, comme on le voit dans le film, dans un lieu symbolique mais important qu’est « Le diner du siècle » tous les derniers mercredi du mois. S’y réunissent grands patrons, grands propriétaires industriels, financiers, banquiers, haut fonctionnaires, hommes politiques et de médias. Cet encadrement porte des valeurs qui défendent les puissants, ont véhiculé une thématique économique ultra-libérale, cassant le salariat, cassant les acquis des salariés, étant pour l’allongement de la durée du travail, l’assouplissement du marché du travail... Tout ce qui a permis un transfert important de la valeur travail à la valeur capital. Il y a un rouleau compresseur économique et politique qui s’est vu, à travers les médias, depuis une trentaine d’années, avec un certain nombre de « grands » éditorialistes, de « grands » experts économiques comme Minc, Attali, Elie Cohen, Daniel Cohen, Michel Godet, etc., etc. Et bien sûr les politologues comme Reignié, les sondeurs comme Giacometti, Teinturier, des sociologues... J’en écoutais un sur France Info tout à l’heure, il vient tous les mardis cet été pendant deux mois, c’est Dominique Wolton, spécialiste des médias. Tous ces mecs-là accompagnent la révolution ultra-libérale.

A côté de ça, ces grands groupes industriels et financiers ont aussi imposé une marque de fabrication à l’information qui est une dégradation des conditions de fabrication de l’information, une temporalité effrénée de la fabrication de l’information. Il faut aller vite, il faut faire de plus en plus court, une information rapide qui tourne en boucle, à la France Info, LCI, BFM, I-télé qui est, bien sûr, dans le superficiel, principalement sur des thématiques spectaculaires, de violence, de faits divers, mais qui va aussi traiter tout le reste en fait divers et spectaculaire, comme la politique. Sur la campagne électorale, j’ai relevé des mots importants : « polémique », « bataille ». Actuellement on est dans la « guerre » de la droite entre Copé et Fillon. Ils focalisent là-dessus, comme si on en avait quelque chose à branler, comme si c’était important. Il y a un an c’était la bataille des socialistes, ils se « déchiraient ». Ils ont fini par gagner, quand même... maintenant, c’est fini, ils sont unis, mais ils se déchiraient... Tout ça, ce sont des écrans de fumée, des façons de raconter une information attractive, pour que les gens achètent une information de plus en plus kleenex, à la durée de vie très courte : 1,2,3 jours, une semaine. Elle n’explique rien, a une temporalité effrénée pour vendre. C’est un produit mis sur le marché de l’information, renouvelable constamment, un peu comme les produits électroniques, la mode, avec une durée de vie très courte pour que les gens consomment, achètent... Les journalistes, là-dedans, s’y retrouvent de moins en moins bien, ou difficilement. Il y a ceux qui adhèrent, qui ont fait corps avec ce métier de plus en plus superficiel, qui posent comme à BFM pendant des heures sans avoir vraiment d’informations, une information souvent fausse...

« Une information au ras des pâquerettes, du caniveau »

Il serait intéressant de voir le nombre d’erreurs quotidiennes qu’il y a sur l’information. On se trompe sur les prénoms, sur l’âge, sur le lieu, mais constamment... On ne se rend pas compte. Je décortique ça dans des cours sur l’information, c’est impressionnant, les gamins sont éberlués sur le fait que tout est faux... Le mieux c’était Outreau. Le fait que, par exemple, des orgies étaient filmées dans une ferme à Ypres et vendues dans un sexsop à Ostende, tout était faux... Cela a été dit et redit, du Monde à Libé en passant par France soir, Le Parisien, Charlie-Hebdo, France culture, France Inter... Tous ces médias ont répété des choses fausses, sans bien sûr s’excuser après. Il faut mesurer les erreurs répétées des médias, les micro-erreurs ou les erreurs plus graves. C’est comme si un prof disait régulièrement « Marignan, 1512 ou à peu près, E=MC3 ». C’est comme si un pilote d’avion attérissait dans le gazon ou un chirurgien coupait à côté, « je me suis trompé », comme si un menuisier faisait une porte qui ne fermait pas. Tout cela nous parait inconcevable mais on l’a admis de la part des journalistes. Énormément d’infos sont fausses, des infos holocaust, qui font mal au cerveau et nous détruisent les neurones. On s’est habitué à ça. Dans le film, on s’est moins attaché à ça mais c’est une des conséquences de la marchandisation de l’information., tenue par ces grands groupes industriels et financiers qui n’ont pour idée que de la marchandiser. Un peu comme entre-deux guerre. Pourquoi s’est-on habitué à une information au ras des pâquerettes, du caniveau ? Mon prof de socio, Accardo, disait : « les journalistes ont loupé leur mission, ils auraient dû être les nouveaux hussards de la 5ème république », comme l’ont été les instituteurs au départ. Mais pour ça, il faut travailler, être dans le juste, pas arriver à midi comme France 3 pour faire un débat entre Duménil et Lordon sur l’économie, la rigueur, au lieu d’arriver à 10h, car ça commençait à 10h... Tu fais trois images et c’est fini.

Quand j’étais au bureau de France 2, ici dans le Nord, je me suis habitué à mal travailler pendant 5 ans (90-95). A la fin, j’avais de la bouillis dans la tête. Je ne savais plus écrire. Je partais sans infos pour au final faire 1min30 sans infos. Au départ, je partais avec l’info, mais il fallait que je filtre tellement, que j’en enlève tellement que c’était plus la peine. Donc, à la fin, je savais que moins j’aurais d’infos, plus vite j’irais et mieux c’est. Enfin ce serait mauvais intellectuellement et pour l’information mais bon pour la télé. Énormément de journalistes s’habituent à travailler comme ça : ça se détériore partout, en presse écrite, notamment. Internet a amené que Libé et Le Monde doivent produire en flux tendu pour Internet. Le journaliste de presse écrite doit amener un petit micro, une petite caméra avec lui pour faire une petite vidéo, un petit son pour le site internet. Aller vite, baiser le concurrent, ne pas se faire baiser par Le Parisien, Le Monde ou Le Figaro quand vous êtes Libé, etc. A France 3 Nord Pas de Calais, un copain preneur de son me dit « maintenant l’ordre c’est de faire à France 3 du BFM », du total direct sans rien dedans. Il y aurait besoin d’un nouveau film sur la détérioration de la fabrication de l’information. Il n’y a pas beaucoup de secteurs économiques où on travaille aussi vite et aussi mal, même si c’est une tendance qui commence à devenir importante dans tout le reste de l’économie.

AF : Un thème qu’on retrouve aussi dans le film, et qui est également présent dans tes documentaires précédents, est celui de la lutte des classes. Le film évoque notamment la façon dont les médias parlent des classes populaires, à travers par exemple le cas d’Outreau. Dans tes films précédents, tu as souvent mis en opposition des entretiens réalisés avec des patrons ou des cadres supérieurs avec ceux d’ouvriers, comme dans ton film sur Moulinex ou celui sur le textile. Tu es peut-être un des rares réalisateurs aujourd’hui à assumer cette optique « lutte de classe » !

GB  : Oui mais n’oublions pas Yannick Kergoat, le co-réalisateur du film. Et parmi les auteurs, il y a aussi Serge Halimi, Pierre Rimbert et Renaud Lambert qui sont aussi dans cette optique là, ont une culture marxiste « lutte de classe », si on prend Marx sous ce regard là, de rapport de classe, d’intérêt de classe divergent. Oui, bien sûr. Effectivement, parce que les médias sont aussi dominés par des journalistes issus des classes moyennes/supérieures libérales. On le voit à travers le recrutement des grandes écoles (ESJ, CFJ, etc.). Même s’il n’y a pas d’études très sérieuses là-dessus, on voit que les jeunes issus du monde ouvrier ou paysan sont pas nombreux. Je dirais même que quand ils arrivent, car cela arrive - c’est la fameuse diversité dont on parle maintenant, issue de la culture maghrébine ou noire, qui peut être effectivement d’origine plutôt modeste- le paysage médiatique est tellement bourgeois qu’ils ont intérêt de se plier à la bourgeoisie, même s’ils viennent de classes modestes et populaires. Ils ne pourront pas développer une culture de classe. Ils seront flingués car c’est quelque chose d’archaïque pour tous les médias grosso modo.

Effectivement, j’ai constaté un grand regard, avec un genre de mépris. Dans le film, Michel Naudy en parle très bien de tout ce regard, ce mépris, cette haine de classe. On n’aime pas la CGT, on aime pas les syndicalistes, on aime pas les ouvriers, ou si, quand ils sont par terre, couchés, quand ils tendent la main quand ils vont se faire licenciés. Il y a énormément d’intérêts de classe. Les médias défendent l’intérêt de classe des puissants, des dominants contre les intérêts de classe des plus petits, de la classe ouvrière, des salariés ou des employés. Les journalistes qui le font le font peu ou prou, plus ou moins.

Une orientation libérale ou socio-libérale

Il y a un truc intéressant, par exemple. Sarkozy s’est plaint à la fin que les médias n’étaient pas pour lui. Il avait raison. C’est paradoxal, les médias, à la fois, étaient pour lui et pas pour lui. Les dirigeants, les cadres des médias sont pour Sarkozy. Mais la grande partie des journalistes était pour Hollande. Grosso modo, ils sont droits-de-l’hommistes, enfin quand c’est au loin, dans les pays étrangers, parce que bon, quand c’est arabe en France, de quartiers durs, etc., bon... Mais ils sont pour les droits sociétaux, le mariage des homosexuels, les carottes bio, ils sont pour ça. Ils sont contre le nucléaire, par exemple. Donc Sarko, ils n’aiment pas trop. Mais en même temps, ils sont pour le rallongement de la retraite, pour que la dette soit comprimée, qu’il y ait un peu moins de fonctionnaires, pour tout ça. Grosso modo, ils sont socio-libéraux. Ils adhérent aussi à la fabrication d’une information rapide fait-diversière. C’est un des critères professionnels auquel massivement ils adhèrent. Ils fabriquent une information anxiogène. Il faut voir sur la TNT tous les magazines qu’il y a où c’est la BAC qui arrête des voyous. Direct8, W9 ou M6 ou TF1 ou même Envoyé spécial ou les JT... Cette information anxiogène favorise qui ? Sarkozy, la droite et l’extrême droite ou une vision à la Manuel Valls. Mais pas du tout une vision progressiste. Effectivement, il y a de la violence, de la délinquance, il ne faut pas la nier, mais issue d’un dérèglement économique, social important. La première violence est la violence économique. Ces journalistes sont en même temps contre Sarkozy et le servent. Sarkozy avait raison mais ils sont avec Hollande contre Sarkozy un peu comme les supporters de l’OM sont pour l’OM et contre ceux du Paris Saint-Germain. Mais ils sont tous pour le foot. Ils sont pour Hollande et contre Sarkozy mais ils sont pour l’économie libérale ou social-libérale, au mieux. D’un côté on avait Christophe Barbier et Franz-Olivier Giesberg pour Sarko et, de l’autre, on avait Demorand et Joffrin pour Hollande. Les 4 sont pour la réforme des retraites, combler le trou de la sécu sur le dos des salariés, la rigueur sur les fonctionnaires, le fait que l’Etat doive moins dépenser... Ils sont pour le foot spectacle. Comme les supporters du PSG et de l’OM. La majorité des gens ne perçoivent pas ça. Ils vont se dire : « celui-là est bien parce qu’il est pour Hollande ». Non c’est une crapule qui est pour réformer ta retraite, ton salaire, tes droits, etc. Être pour Hollande, c’est pas être loin d’être pour Sarko, quand même...( rires)

AF : Le film se termine sur l’idée de politiser cette question et de prendre le problème des médias en charge. Toi, tu es syndiqué à la CGT, au SNJ. Par ailleurs, tu as une expérience comme journaliste et réalisateur. Comment tu vois ce milieu du point de vue des capacités syndicales à agir ?

GB : Au niveau journalistes, je suis à la CGT plus par posture que par réalité, il faut en être conscient. Je suis un électron libre, je ne suis pas dans un journal, je ne suis pas dans un média. Je ne vis pas les contradictions du métier, les difficultés... Par exemple, la CGT va soutenir France soir parce qu’ils sont licenciés, c’est normal pour un syndicat... alors que soutenir cette merde-là, il faut quand même le faire ! J’ai fait plusieurs débats avec Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT, qui est un mec à Géo, géographe de formation au départ, qui me disait « bien sûr, ça fait du mal de soutenir France soir. Mais en tant que syndicaliste c’est normal ». Je me retrouve avec lui sur ça. Il est syndicaliste donc parfois il a des contradictions. Mon frère était secrétaire national de SUD Radio France, parfois il me disait « on a des contradictions ». C’est la contradiction syndicale, qui n’est pas évidente mais qui est là. Le SNJ-CGT est devenu un syndicat relativement important, le deuxième. Il a ses contradictions...

J’ai bien peur parfois que le milieu soit gangrené, que le mode de recrutement soit vicié... Bon nombre de journalistes, pour exister aussi car c’est difficile de ne pas l’être, ont adhéré aux vertus professionnelles que sont la rapidité, comme je disais tout à l’heure, le fait divers, le faire simple, rapide, court... qui sont des choses contre l’information, qu vont à l’encontre du devoir d’informer. Ce n’est pas facile. Ils sont issus souvent de la petite-bourgeoisie ou de la grande bourgeoise... Mais bon, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils sont foutus... C’est difficile. J’ai fais des études de journalisme en 85-86. A l’époque, j’avais travaillé jusqu’à 27 ans. La promo avant la mienne, il y avait un mec qui avait fait trois mois de prison ferme pour terrorisme basque. Un autre avait fait 10 ans de marine marchande. Mon frère avait 27 ans aussi et avait été 4 ans délégué CGT chez Ford à Bordeaux. Un copain à lui avait été délégué CFDT à la chaine, il a fait pareil que lui en 81-82... A l’époque, il y avait encore des possibilités, un peu... Ce n’était pas non plus énorme mais il y avait... Là, ça s’est vraiment très restreint.

Faire autrement : une difficulté économique

Maintenant, quand tu es un journaliste un peu conscient, différent, j’en vois, des copains comme François Ruffin sorti du CFJ, Pierre Souchon, un très bon copain sorti de l’ESJ, qui oscille entre l’Huma et Fakir... il gagne 700/800 euros par mois. Il a la chance d’être en Ardèche, ses parents avaient une petite baraque, ça coute pas cher et il paye pas de loyer, il me dit « je me démerde » mais il a 29-30 ans... Après tu as vite fait le tour. Qu’est-ce que tu fais quand tu veux écrire bien, sérieusement, tu as le Diplo... L’Huma ils n’ont pas de sous, ils peuvent un peu te faire bosser mais ils ont pas de sous, ils sont de plus en plus pris à la gorge parce qu’ils n’ont pas les moyens de couvir correctement les choses. Politis, c’est pareil et ils payent les piges que dalle... Le Canard, ils ne prennent pas beaucoup, en plus ce sont des sujets bien particuliers, tu as vite fait le tour... Un peu Témoignage chrétien, un peu de sites internet mais qui payent très mal... T’es dans une situation difficile. Moi, heureusement, je suis intermittent du spectacle, c’est pour ça que je m’en sors. Je dois déclarer les bonnes années 1000 euros par mois de salaire net, 1000/12000 euros d’ASSEDIC, heureusement, parce que je suis intermittent du spectacle et, quand j’avais des films qui passaient à la télé, des droits SCAM, où je pouvais me faire 700/800 euros. Donc je pouvais me faire 2500/3000 euros par mois. Mais avec 1000 euros de salaire, donc la retraite, faut pas que j’y compte, et avec une précarité très grande, j’ai intérêt à avoir un petit matelas devant moi ou autrement... Là, j’ai 10 mois d’assedic pour le moment, j’ai pas de projet pour le moment sur le grill, je ne sais pas très bien si dans 10 mois, je ne me retrouve pas au RSA. Pierre Carles, c’est pas brillant pour lui actuellement, économiquement. C’est ça, la réalité.

Le combat par rapport au journalisme, c’est pas évident. C’est pas évident de mépriser, par exemple, les syndicats en leur disant « vous défendez des cons, des mecs qui sont dans des contradictions, etc. ». Faut regarder la réalité du champ journalistique. Il est gangrené. C’est une bande de patrons pourris, le droit du travail est pas respecté, moins qu’ailleurs parfois. Le combat est quand même glorieux, de la part de ces copains. Même si je ne partage pas toujours plein de batailles, je suis électron libre. Même si je discute parfois avec des copains CGT France 3 ou Radio France... Je me dis « ah là là », ils me gonflent un peu mais faut voir où on en est. Faut faire gaffe au mépris distancié... sous prétexte qu’il a les moyens, parce qu’il est prof, parce que grosso modo il est salarié... donc tu peux mépriser les autres... Regarde les contradictions des profs, ma femme est prof, ça devient de plus en plus dur. Tout ça parce que tu es tellement dans la zone, tu es un alternatif marginal, du coup tu méprises tout le monde. Faut faire attention aussi à ça. Je ne suis pas pour être journaliste alternatif. Je suis pour être journaliste tout court.

AF : Concernant ton adhésion à la CGT... tu m’as déjà dit que tu avais un côté libertaire, tout en étant donc à la CGT. Peux-tu nous dire deux mots là-dessus ?

GB : Oui. Moi, si tu veux, j’ai voté Front de Gauche, je pourrais même parfois me trouver proche du Parti Communiste. Mais ça, c’est depuis que je suis dans le Nord. Quand j’étais à Bordeaux, j’étais à la CNT, à la Fédération Anarchiste... Le Nord m’a marxisé, dans le sens de construction d’une orga forte, qui soit capable, vraiment, de faire peur au capitalisme, de masse. J’ai fini par remarquer que quand ils avaient peur, c’est qu’il y avait le Parti Communiste. Ils étaient nombreux, donc ils leur faisaient peur, même si j’étais pas d’accord avec ce qu’ils faisaient. Les autres... Ils adhèrent même aux idées libertaires... Le nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiapello montre qu’ils ont récupéré les années 68, l’individualisme, « sous les pavés c’est la plage », allez-y, le droit au plaisir, allez-y, consommez, le plaisir de la consommation... Ils ont une capacité de récupération qui est énorme. Au bout d’un moment, j’ai envie de faire peur à ce système-là. Il faut lui faire peur, lui foutre la trouille. Vraiment, ils ne lâcheront pas. Ils ne seront pas réformistes. Ils n’en ont rien à foutre, les réformes pour eux c’est baiser la gueule, ils sont en train de mener le monde dans le mur. Ils sont d’une violence, ils vont bousiller ce monde écologiquement et humainement. Si on ne récupère pas le pouvoir d’une façon forte... Alors c’est quoi ? La dictature du prolétariat ? Non bien sûr. Je ne sais pas. En tout cas, il faut leur faire peur et il faut être fort. Il faut une orga de masse. Chez les anars, je m’excuse, je n’ai pas trouvé ça. C’est tout, voilà. Ou alors dans les années trente, à la CNT en Espagne... Mais nous on a pas réussi. Je m’excuse, qu’est-ce qu’il reste pour le moment ? Le Front de Gauche est pas très fort, mais il a montré un peu... La question, de l’extérieur, c’est ça aussi, c’est quelles possibilités, sur quoi il faut rebondir, sur quoi il faut essayer de donner un coup de main ?

Ce n’est pas parce que tu es au Front de Gauche ou à la CGT que tu n’as pas gardé ces idées fondamentales, pour moi, anars, libertaires, qui sont, par exemple, la réflexion autour du pouvoir et cette lutte contre le pouvoir, la professionnalisation du pouvoir. Qui on mandate, comment on le mandate, quel pouvoir on a sur celui qu’on mandate. Voilà, parce qu’on a vu ce que ça a donné. Cela donne la CGT avec Thibault et sa forteresse assiégée, ça donne des gourous un peu comme Mélenchon, donc cette réflexion là...Ce n’est pas pour autant que tu ne peux pas être à la CGT ou au Front de Gauche. Voilà. Et ce n’est pas pour autant que tu es pas encore libertaire sur cette réflexion : attention à cette professionnalisation, à cette captation, à ce rapt, ce coup d’Etat antidémocratique de ces orgas-là. C’est une vraie réflexion. C’est pour ça que d’un côté je me sens libertaire et de l’autre, effectivement, j’ai adhéré à ces orgas qu sont plus de masse. Tu rencontres des gars à la CGT, ou même au Front de Gauche ou chez les cocos, t’as envie de te battre avec eux.

AF : On peut revenir maintenant sur la question de la presse alternative. Quelles sont ses limites, à ton avis ? Sachant que, d’un certain point de vue, PLPL ou le Plan B peuvent paraitre rentrer dans cette catégorie ?

GB : C’est de l’alternatif, oui. Ruffin était dernièrement à la rencontre des Déconomistes et il disait qu’il était contre la presse alternative, alors qu’il fait le Fakir (rires). Ça veut dire quoi quand on dit ça ? Ça veut dire qu’on est pour la presse tout court. C’est-à-dire dire pour que Fakir, Le Plan B, votre publication fassent partie de la presse. Quand le Conseil National de la Résistance en 1944 dit que les médias et l’information sont un bien public, au même titre que la santé et l’éducation, ça veut dire que ça va être l’impôt qui permette que ça existe. Faire de l’information coute cher. Que ce soit presse écrite, ou encore plus audio-visuel et radio, ça coute cher. Ça demande des moyens, du temps d’investigation contre cette rapidité là, pour soulever les problématiques. Michel Naudy dit « chaque pouvoir secrète du secret ». Que ce soit pouvoir politique, syndical ou associatif, même la famille secrète du secret. Même la CNT, même n’importe qui... Le boulot de journaliste c’est d’aller soulever les pelures d’oignon du secret. Comme journaliste, je peux taper, aller enquêter sur la CGT ou le Front de Gauche, la CNT ou les anars... Mon boulot, c’est justement ça, c’est la démocratie... C’est pas taper dessus pour le plaisir de taper, mais soulever des problèmes. Cela demande du temps car la plupart du temps personne ne t’aide à faire ça. En tout cas, ceux qui sont concernés, la plupart du temps, le font pas, vont pas t’aider. Et je ne te parle pas des vrais pouvoirs qui sont en place... de la corruption, on le sait, autour du BTP, etc. Ça demande de gratter. Et ça demande du temps d’investigation et des sous. Faire un papier, une longue investigation pour Le monde diplomatique, ça coute des sous. Ça demande donc un dispositif économique qui permette cette indépendance. C’est ce que le CNR voulait. Ils avaient pensé à un service public de l’information mais ils étaient un peu dubitatifs, ils réfléchissaient, ils pensaient aussi à un monde associatif, un mode coopératif, des modes de financement qui permettent aussi la possibilité d’une information, des moyens pour faire une information travaillée, etc.

Pour un véritable service public d’information

On peut critiquer le service public d’information. On peut relever, par exemple, que jusque dans les années 80 il était tenu par le pouvoir en place, par les gaullistes, etc. On peut aussi relever que ce service public de l’information, l’ORTF, par exemple, avait un service de production très intéressant, tenu par la CGT et le Parti Communiste. Les Santelli, Bluwal, Karlin, etc. Il y avait un vrai travail. Il y a un petit film sorti par Les mutins de Pangée sur Raoul Sangla, que je conseille, qui refait un regard sur « qu’est-ce qu’était l’ORTF dans les années 50/60 ». On voit des tas de mecs très investis politiquement, qui avaient fait souvent la FEMIS, étaient souvent à la CGT et au PC, avaient une vraie idée de ce qu’était la mission de service public, de la culture, etc. Même quand on regarde actuellement la différence avec RTL et Europe 1 ou même le service public de l’information, pourtant gangrené, on le sait... où voit-on encore des informations un peu libres ? Sur Là-bas si j’y suis chez Mermet, c’est France Inter, le service public. Sur France culture, un peu, sur France Musique, sur Arte un tout petit peu, sur France 5... Alors que c’est gangrené, c’est tenu par le pouvoir en place... Sarkozy y a nommé les chefs, mais c’est là, c’est pas sur RTL, Europe 1, BFM ou Direct 8... C’est pas sur eux...

Alors tu imagines bien, un vrai service public, avec des moyens de liberté, etc., ce que ça pourrait donner. Le service public de l’éducation est certes à réformer profondément mais il y a encore une possibilité quand même... Ces services publics, sur lesquels on tape, à juste titre en partie, permettent ou permettaient idéologiquement, statutairement des choses. Regarde le statut de 51 des profs. Il garantissait la laïcité, l’indépendance par rapport à tout pouvoir politique, commercial et religieux. Comment ? Aucun lien de subordination direct avec l’employeur. Un prof n’est pas recruté par le chef d’établissement mais par un système de mutation administratif avec des points. Tu en connais beaucoup de boulots où il n’y a pas de subordination ? Avec tout ce que ça veut dire. N’oublions jamais que l’article 2 de la CGT jusqu’en 1993 c’était l’abolition du salariat à cause de ce lien de subordination. Toute démocratie est coupée quand on rentre dans une entreprise. Donc les profs n’étaient pas évalués directement par le chef d’établissement. Cette réforme qu’ils voulaient faire, passée le lendemain de la défaite de Sarkozy, le décret Châtel sur l’évaluation des enseignants, qu’apparemment Peillon a réformé, remettait ça en cause. Avant, c’était 40% le chef d’établissement (la note administrative, est-ce que tu viens à l’heure, tu fais ton boulot administratif...) et le reste par un inspecteur pédagogique de ta discipline. Un système certes pas parfait mais qui garantissait une distance dans ton lien de subordination au chef d’établissement, une indépendance... Cela avait été fait volontairement, politiquement. Et bien, chez les journalistes, on pourrait faire ça aussi... il y avait l’indépendance des rédactions dans les ordonnances de 1944. La rédaction du Monde pouvait faire un droit de veto contre ses chefs. Pareil Libé, quand ça a été fondé. Tout ça a été abrogé. Tout ça n’est pas une vue de l’esprit. Il y a des vrais lois qui peuvent être faites. Ce ne sont pas des choses révolutionnaires. Le CNR était dominé par les gaullistes, il y avait certes les communistes, les sociaux-démocrates, les sociaux-chretiens... mais ce n’était pas révolutionnaire, c’était démocrate tout court. Moi, je t’avoue, j’aurais préféré que ça aille plus loin. Mais même dans le b.a-ba, l’union syndicale démocrate, ils avaient fait ça.

Donc, quand je dis pas de presse alternative, c’est pour ça. La presse alternative c’est quoi ? Des gens qui bouffent à 400 euros par mois ? La culture, ce n’est pas ne pas bouffer. Le film Les nouveaux chiens de garde a coûté un million d’euros. Pourquoi ? A cause des droits d’auteur sur les archives. C’est 1000 à 2000 euros la minute. Donc il y a besoin que ce film-là soit financé. Pour le moment, il n’y a que le système capitaliste. Pour les médias, c’est pareil. Moi, je ne suis pas pour faire que Le Plan B, parce que grosso modo tu gagnes difficilement... C’est pas normal que des gars comme Ruffin ou comme moi gagnons pas. Je demande pas à gagner 5000 euros par mois, je demande à gagner le salaire minimum d’un prof, en dessous de 1500-1800 euros c’est un peu dur quand même. La presse alternative ce serait comme ça, forcément au bord de l’ornière ? Non. A partir du moment où il y aurait des critères qui détermineraient ce qu’est un journal, un journaliste... Prof, il y a un statut, un capes, l’agrégation et bien, journaliste, on peut mettre une barrière. Effectivement, pour être journaliste, pour bénéficier d’aides, il faudrait qu’il y ait un genre de statut. T’es journaliste parce que tu as une reconnaissance statutaire, etc. A partir de ce moment là, tu as des subventions. Parce que le champ t’a garanti. Après, on peut être pour ou contre le capes ou l’agreg, mais en même temps, en Italie, il n’y a plus de concours. L’absence de critères de reconnaissance, c’est l’entrée à la précarité dans ce système là. Tant qu’on a le système capitaliste ou celui-là, un diplôme te garantit une certaine reconnaissance. Autrement, c’est la précarité mal payée et les patrons adorent ça. Qu’inventer même dans ce système – je te parle pas d’un autre système- qui garantisse l’information libre et pluraliste, indépendante économiquement ?

Un autre problème de la presse alternative est de retrouver du côté du consommateur un geste élitiste, genre « moi j’ai mon petit truc », minoritaire, « je déteste me mélanger à la masse qui bouffe du TF1 et moi si je fais un média qui fait que 5000, je fais partie d’un clan », d’une secte, d’une minorité, d’une distinction comme dirait Bourdieu, élective, sélective, qui montre que, au fond, « je suis pas un vulgaire prol qui pue sous les bras, qui rote et qui pète et qui vote FN ». Cela aussi, ça me gêne, sans pour autant vouloir me mélanger à la masse, la distinction à tout prix qui se situe à pas grand chose, je m’en fiche.

AF : A ce propos, PLPL et Le Plan B avaient tout de même pas mal marqué les esprits. Est-ce que ça ne te revient jamais à l’esprit de recommencer quelque chose de ce genre là ?

GB : Face à ce qui se passe actuellement, à la difficulté qu’on a d’exister, je me dis qu’est-ce qu’on peut économiquement inventer pour produire encore...C’est ça la question, quand même. Parce qu’on attendant, sans aller à l’alternatif, l’élitisme, etc., tu es bien obligé pour le moment. C’est nécessaire et on est pas obligé de bouffer de la carotte dégueulasse. De temps en temps, je bois du lait bio. J’ai pas forcément envie d’avoir un cancer plus rapidement sous prétexte que je vais au peuple. Mais j’ai pas un mépris pour ceux qui boivent du lait dégueulasse Lidl, voilà. Pareil, j’ai pas envie forcément, comme dirait Patrick Le Lay, de me délaver le cerveau pour faire entrer Coca-Cola. Lire AutreFutur, Le Plan B ou Fakir c’est normal aussi. Donc, je me demande quelles possibilités il y aurait à inventer économiquement une possibilité économique type coopérative peut-être.

Dans le côté alternatif, ce qui peut m’embêter c’est le côté non professionnel. Dans l’information, il y a un côté dangereux, je dirais. Parlons d’Internet. Internet, c’est intéressant pour tout ce qui est idéologique, éditorial, ou intellectuel. Tu vas aller chercher des choses différentes. Un exemple. On fait le comptage de Lordon ou de Gadray, deux économistes, dans les médias classiques. Effectivement, c’est que dalle par rapport aux autres. Les économistes hétérodoxes, par rapport à ceux qui prônent la révolution libérale, c’est que dalle. Sur internet, tu vas pouvoir lire du Lordon davantage. Après, les 20 premiers sites d’information, ce sont les sites des médias classiques, TF1, Europe 1 etc. Mais, en tout cas, tu vas pouvoir avoir plus d’informations à ce niveau-là. Tu vas pouvoir lire des gens qui luttent contre la dette, etc. Tu vas pouvoir avoir un genre de choix un peu plus large. Mais ça c’est le côté édito, intellectuel, idéologique. Sur le côté fabrication d’information, enquête, etc., n’importe quel prof, n’importe quel zozo, n’importe quel mec qui, pendant ses temps libres, fait son blog n’est pas un journaliste. Il faut arrêter. Mener une enquête, savoir comment tu l’as fait, etc., faut pas forcément sortir de Polytechnique mais faut avoir une certaine technique. C’est comme un prof. Moi, je donne des cours, je vois comment ma femme travaille en tant que prof, la spécificité, le professionnalisme qu’elle a à faire de la pédagogie. C’est pas forcément un truc immense, mais c’est un truc particulier, un savoir-faire. Le journaliste, il a un savoir-faire technique aussi, ce que beaucoup n’ont pas. Je regarde des trucs sur Internet, c’est sympa, c’est rigolo mais c’est imbitable en terme de journalisme. C’est pas ça une enquête. Il y a des techniques, une façon de raconter les choses, d’accrocher... C’est pas forcément mauvais. Ça demande des spécificités et une reconnaissance professionnelle qui doit être payée. L’alternatif, ça peut être sympa... Mais ce n’est pas forcément un journal. Beaucoup de trucs me tombent des mains. Ou alors c’est le café du commerce gaucho. Intéressant, mais ça s’arrête là...En terme d’informations précises, de vraies enquêtes, de décortiquer des trucs, d’y aller, de fouiner, faut du temps et du salaire...

AF : J’aimerais, pour finir, revenir sur le rapport milieux militants et médias. Vous ne parlez pas beaucoup de ce thème dans le film mais je sais que c’est une de tes préoccupations : est-ce que le rapport entre le mouvement syndical, politique, le mouvement social et les médias te parait satisfaisant, sur le plan militant ? Qu’est-ce qu’il y aurait à faire, à ton avis, sur ce sujet ?

GB : Un exemple. Là, j’ai rencontré un copain qui réalise, enfin monteur, chef-op’ image et qui a fait un film sur Sea France, la Cfdt, etc. Le film est vachement bien, intéressant. Les mecs de la CFDT Sea France se sont fait tués en janvier par les médias. Un rapport de la cour des comptes est sorti comme quoi il y avait corruption, monopole d’embauche... Faut gratter un peu pour voir ce qui s’est passé. Au mois de Mai, grâce à lui, ils ont projeté au cinéma d’arts et d’essais de Calais Les nouveaux chiens de garde. Et c’est la CFDT de Sea France qui l’a projeté. Dieu sait que j’aime pas la CFDT, pourtant. Il y avait 80 bonhommes, des marins, etc., intéressants... Il y a vraiment un truc à gratter sur eux. Le monopole d’embauche, la CGT l’a aussi, ça me dérange pas parfois le monopole d’embauche. Je préfère l’unité syndicale. Un syndicat démocratique où les mecs se battent ça éviterait la dispersion. Enfin bon, c’est un autre débat. Ils m’ont dit : « si on avait vu ton film avant, on aurait été moins naïfs ». Voilà. Je pense qu’il y a un vrai travail à faire. Que mon syndicat, mais j’ai des doutes quand même, nous invite en tant que consultant. Si la CGT nous prenait, Acrimed et nous, comme consultants pour former les mecs, comment ils doivent se comporter devant les médias... Par exemple, quand t’as un responsable des dockers qui est invité par Elkabbach qui demande « comme ça, les dockers, vous avez plusieurs boulots », le côté les dockers bossent trois heures le matin, gagnent 2000 euros par mois et après cachetonnent en faisant autre chose à côté... De la part d’un journaliste qui fait des ménages, tu es écroulé de rire, quand même... Là, le gars lui répond pas « ah bon, c’est vous Elkabbach qui me demandait ça ? ». A l’époque, il était président de LCP, directeur d’Europe 1, membre du CA d’Europe 1, il devait gagner 30 000 euros par moi, « c’est vous qui me posez ce genre de question ? Première question intelligente maintenant ». Tu vois, un vrai rapport de classe. Je détestais le PC à l’époque de Marchais, etc. Mais au moins il y avait un vrai rapport de classe. Séguy et Krasucki, qui étaient pourtant deux beaux modèles parfois staliniens, plus Krasu que Séguy du reste, il y avait un vrai rapport de classe. J’ai fais une interview avec Krasu dans Le chômage a une histoire. Je peux te dire, c’était un véritable rapport de classe. J’étais à la CGT, j’étais journaliste, la CGT il en avait rien à branler, pour lui, j’étais un ennemi de classe.

Considérer les grands médias comme des ennemis de classe

Je ne dis pas, quand tu es syndicaliste, que tu fais une lutte, que t’as pas à avoir un rapport avec un média. Mais en même temps c’est pas pour ça que tu y vas ventre à terre. Bien sûr, tu peux avoir besoin de La Voix du Nord... Tu mènes une lutte de profs dans un bahut, le rectorat te déteste, ça peut être intéressant qu’il y ait une médiatisation, un petit article dans La Voix du Nord ou Nord-Eclair, ça les fait chier. C’est évident que c’est vrai, ça. Mais c’est évident que c’est pas pour ça que tu y vas ventre à terre, que tu dois pas avoir des principes, que tu dois pas faire des bras de force avec les journalistes... Quand j’étais au bureau de France 2 à Lille, pourtant j’étais à la CGT, je disais aux mecs « tu ne peux pas avoir confiance en moi, je ne maîtrise rien, même mon reportage je ne le maîtrise pas. Il peut être coupé, mis au fin fond du journal, pas mis pour des tas de raisons ». Le mec à La Voix du Nord, même s’il est à la CGT, il ne maîtrise rien. Il faut le savoir. La rue de la justice, à Lille, à côté de chez moi, est en travaux depuis trois mois pour du gaz. Ça devait être fait au bout d’un mois et demi. Y a des trous de partout, des poubelles dedans. Comme le dit mon épicier arabe « c’est pire que l’Afrique ici ». J’ai téléphoné à Gaz de France, ils me répondent pas. J’ai fini par avoir La Voix du Nord pour leur dire « ils se foutent de notre gueule, c’est parce qu’on est à Wazemmes au fin fond. Ils feraient pas ça au centre quand c’est des commerçants blancs », etc. Et bien, l’article de La Voix du Nord, ils ont réussi à nous insulter. Ils sont tombés sur le chef d’équipe, de chantier qui était là ce jour là par hasard. On a deux petits mots sur nous et le reste c’est « si les gens étaient pas sales dans ce quartier, ce serait pas ça, etc. ». C’est-à-dire qu’ils nous foutent des trous, ils envoient pas les nettoyeuses parce qu’il y a des trous et en plus c’est nous qui sommes sales. Ce qui est un peu vrai parce que c’est un quartier pauvre mais voilà, c’est bien un exemple que jamais il faut faire confiance à un journaliste. Même un journaliste allié. S’il dit qu’il maîtrise quelque chose, ce n’est pas vrai. Je le sais j’ai travaillé 12 ans dans la presse classique. Encore une fois, quand on est militant, il faut avoir un rapport de classe, de lutte, savoir que ce sont des ennemis de classe ou, en tout cas, le support sur lequel ils travaillent est un support d’ennemi de classe. A partir de ça, faut négocier.

Surtout, il n’y a pas ce genre d’ « évidence » : ils te téléphonent, il faut, ventre à terre, tout couper, tes réunions syndicales, tes collègues parce que t’as la presse qu’arrive. Je me rappelle d’une grève des pêcheurs d’Etaples, de Boulogne sur mer, plus grosse concentration de pêcheurs, etc. C’est la CFTC qui était majoritaire. J’arrive avec mon collègue de France 2, j’étais caméraman à l’époque. Il choppe le leader, qui lui dit « attendez, j’ai une AG, je fais mon AG là-bas, je reviens après ». Donc, il repousse le micro. Le journaliste me dit : « Pour qui il se prend, lui ? Il faut pas oublier que c’est nous qui le faisons ». Tu te rends compte ? L’orgueil de ce journaliste ? L’autre aurait du arrêter tout, ventre à terre. Quand Taddéi a téléphoné pour venir, il voulait que ce soit moi qui vienne le soir. Je lui ai dis « excusez, je suis à Saint-Etienne, il y a une salle pleine de 350 personnes... ». Il me dit « mais vous n’êtes pas obligé d’y aller ». J’aurais dû, ventre à terre, aller chez Taddéi plutôt que d’aller devant 350 personnes de la population, du peuple et leur parler. Taddéi est plus important que tout le reste. Ça, c’est révélateur aussi. C’est révélateur de la presse, pour qui elle se prend mais aussi des gens. Parce que beaucoup de gens dans la salle me disaient presque « vous auriez dû aller chez Taddéi pour débattre, etc. ». Même là-dessus, les gens commençaient à adhérer...

Pour finir, un petit clin d’oeil un peu vachard. A cette rencontre des Déconomistes, le modérateur, sur Lordon/Duménil. Quand France 3 est arrivé avec la caméra, alors qu’il était dans la salle, il est monté sur scène se mettre sur son ordinateur pour être sur l’image... Le gars est à la CGT, il est économiste, à la fac, etc., il fait partie du Front de Gauche. Ça montre ce côté narcissique que renvoient les médias et cette nécessaire vigilance, autocritique qu’il faut avoir par rapport à ce regard médiatique. Il faut qu’on soit vigilants, tout ça c’est quand même du narcissisme dangereux, tarte à la crème, gamin de 4 ans. Vouloir être dans les médias, c’est quand même... Faut qu’on arrête, on est en 3ème division là. Je dirais presque, jouons en 1ère division. Les médias, grosso modo, faut pas être fier d’être dans cette merde là.

Propos recueillis par Fabien Delmotte