Antonio Negri pourrait décourager la lecture d’Alain Badiou. Il qualifie « “l’extrémismeˮ badiousien » d’« utopie entretenant un rapport schizoïde avec l’histoire », en particulier l’histoire du socialisme réel, et le condamne comme « négation de la lutte des classes » [1]. Le lecteur familier des échanges entre philosophes radicaux ne s’arrêtera pas à ce jugement [2]. Il perdrait à ne pas lire ce Badiou habitué à recevoir des coups plus injustes encore. Si sa philosophie est obscure pour les non-philosophes et probablement pour quelques philosophes, sa théorie politique est plus abordable que celle d’un Rancière ou d’un Žižek [3].
Jusqu’en 2007, l’œuvre philosophique d’Alain Badiou l’avait maintenu dans un cercle limité de professeurs, d’étudiants et de quelques militants à la recherche des voies régénératrices du marxisme [4]. Mais la parution du livre, De quoi Sarkozy est-il le nom ? a fait connaître Badiou au-delà des cénacles intellectuels [5]. L’ouvrage n’est pas qu’un pamphlet contre Nicolas Sarkozy et son idéologie associée au pétainisme, on y trouve, en conclusion, l’annonce de l’hypothèse communiste comme alternative au capitalisme symbolisé par l’actuel président de la République. Ce succès de librairie, inespéré aux dires de l’éditeur, Michel Surya [6], s’est accompagné d’une manipulation politico-médiatique dans le but de discréditer l’idée communiste. Pas plus que Slavoj Žižek, Alain Badiou n’est ce stalinien primaire, ce philosophe de la terreur, ce gauchiste dogmatique, ce maoïste attardé que l’on dit pour ne l’avoir pas lu, l’avoir mal lu ou par un anticommunisme résultant de la réduction, consciente ou non, du communisme au stalinisme [7]. Malheureusement, les provocations et les coquetteries de Badiou facilitent ces contrefeux et compliquent le rôle de l’exégète [8]
Philosophe marxiste, Alain Badiou ne s’aventure pas à décrire le communisme. Le communisme est une hypothèse heuristique c’est-à-dire qu’elle est toujours provisoire et n’avance que par évaluations successives, rectifications, en se référant à des invariants : égalité, abolition de la propriété privée, antiétatisme [9]. Ces invariants communistes « synthétisent l’aspiration universelle des exploités au renversement de tout principe d’exploitation et d’oppression. Ils naissent sur le terrain de la contradiction entre les masses et l’État » [10]. Pour aller au communisme, il convient d’abord de montrer que l’histoire n’est pas finie, que le capitalisme n’a pas gagner une fois pour toutes. Ce n’est qu’en ayant compris que l’économie libérale et le parlementarisme ne sont ni naturels ni fatals qu’on pourra imaginer d’autres possibilités, envisager l’idée communiste qui est l’hypothèse de l’émancipation [11], « l’idée d’une société dont le moteur ne soit pas la propriété privé, l’égoïsme et la rapacité » [12]. Il conviendra alors de réinstaller l’hypothèse communiste, la faire exister dans le champ idéologique et militant en contrant le terrorisme intellectuel qui amalgame le communisme au socialisme d’État, associe à toute représentation ou expérience communistes des déviances staliniennes. Badiou s’attelle à cette tâche par ses articles, ses livres, en organisant des rencontres telle la Conférence de Londres de mai 2009 [13]. Il fait de la politique et en donne une définition qui ne déplairait pas à Jacques Rancière :
« L’action collective organisée, conforme à quelques principes, et visant à développer dans le réel les conséquences d’une nouvelle possibilité refoulée par l’état dominant des choses » [14].
L’arpenteur communiste
Au cœur de l’hypothèse communiste, un constat : L’URSS, la Chine et les démo-craties populaires n’ont pas su réaliser le communisme par la faute du parti. Le parti communiste, grâce à sa discipline quasi militaire, s’est avéré une efficace machine pour réussir l’insurrection et prendre le pouvoir. Mais, celui-ci conquis, le parti, au lieu de mettre en œuvre la théorie de la dictature du prolétariat, moment du dépérissement de l’État, s’est transformé en un parti-État qui perdure et se mue en dictature bureaucratique.
« En effet, le parti, approprié à la victoire insurrectionnelle ou militaire remportée contre des pouvoirs réactionnaires affaiblis, s’est révélé inapte à la construction d’un État de dictature du prolétariat au sens de Marx, soit un État organisant la transition vers le non-État, un pouvoir du non-pouvoir, une forme dialectique du dépérissement de l’État » [15]
Le bilan déficitaire, tous les marxistes en ont admis l’étendue même si pour beau-coup ce fut dur et tardif. Peu en tirent la conclusion de Badiou : la forme-parti, bolchévique ou non, est une organisation qui, non seulement « a fait son temps, épuisée en un petit siècle, par ses avatars étatiques » mais s’avère néfaste [16]. Le marxisme est-il lui-même dépassé ? Non répond Badiou, il reste un outil d’analyse du capitalisme, de prise de conscience par le prolétariat de son exploitation et un soutien pour son émancipation. Ce qui ne va pas, c’est l’exercice du pouvoir tel que l’a conçu Lénine, et si de ce point de vue « le marxisme est indéfendable, c’est qu’il faut le recommencer », qu’il faut « refaire le Manifeste » [17]. Après de tels propos, Bruno Bosteels peut écrire que « Badiou est d’abord communiste avant d’être, voire sans être en même temps un marxiste » [18]. Toujours est-il que Badiou n’est pas de ces intellectuels qui, après la faillite, débiteurs amers et contraints, répondirent à l’appel des sirènes de la démocratie parlementaire.
Pour Badiou, la démocratie est l’expression d’un consensus universalisé du monde occidental [19], d’un consensus implicite entre la droite et la gauche [20]. Un emblème qui sert à justifier l’exploitation capitaliste, à camoufler l’appât du gain, l’avidité, l’égoïsme, le désir de la petite jouissance [21], à faire triompher la corruption sur la vertu [22]. La démocratie utilise des idées louables comme l’État de droit ou les droits de l’homme pour servir « d’idéologie de couverture à des interventions militaires ou de justification à d’intolérables inégalités ou à des persécutions sous couvert de “démocratismeˮ culturel » [23]. Á « démocratie », Badiou préfère « capitalo-parlementarisme » ; l’élection, le Parlement ne sont que des instruments servant la domination du capital, « l’espace parlementaire des partis est en effet une politique de dépolitisation » [24]. Á ceux qui disent que le contraire de la démocratie c’est le totalitarisme, la dictature, Badiou répond que c’est le communisme, lequel « absorbe et surmonte le formalisme des démocraties limitées » [25]. Avec ces propos, dit-il, on prend « le risque de n’être pas un démocrate, et donc d’être réellement mal vu par “tout le mondeˮ » [26]. Mal vu et mal entendu.
L’échec du socialisme d’État, l’hypocrisie de la démocratie parlementaire conduisent les penseurs à envisager autre chose telle la démocratie radicale de Lauclau et Mouffe, ou la multitude en réseau de Hardt et Negri, ou l’expectative de la politique de Rancière [27]. Badiou affirme qu’il suffit de reprendre l’hypothèse communiste, la reformuler, envisager d’autres voies d’émancipation qui en finiront « avec le modèle du parti ou des partis » qui s’affirmeront « comme politique “sans partiˮ, sans tomber pour autant dans la figure anarchiste, qui n’a jamais été que la vaine critique, ou le double, ou l’ombre, des partis communistes, comme le drapeau noir n’est que le double ou l’ombre du drapeau rouge » [28]. Derrière cette affiche maoïste, sous la figure anarchiste et le drapeau noir, Badiou réunit abusivement « l’autonomie anarchisante et identitaire des “mouvementsˮ », l’organisation réticulaire souple, toutes formes de spontanéisme, tout ce qui conduit à « la précipitation » [29].
« Il faut se tenir à distance et de la forme-parti et de l’État, et aussi savoir résister au fétichisme du “mouvementˮ, lequel est toujours l’antichambre du désespoir » [30].
Badiou n’entretient pas toujours la confusion entre « mouvements » et anarchisme et ne rejette pas systématiquement la variable anarchiste. Ainsi, écrit-il, et pas n’importe où, dans L’Humanité :
« Nous ne pouvons pas en rester à la dispute de la période antérieure entre les tendances anarchisantes, qui valorisent le mouvement pur, et les tendances plus traditionnellement organisatrices qui valorisaient le parti. Il faudra sans doute retenir quelque chose de ces deux tendances » [31].
Le risque, pour l’hypothèse communiste est que Badiou cantonne l’anarchisme, par de vagues références à Mai 68, à la question culturelle : à la « poussée libertaire concernant les mœurs » [32]. Une tentation à laquelle n’échappent ni les trotskistes ni les communistes rénovateurs [33].
S’organiser, mais comment ?
On se souvient que pour Badiou, le moyen pour imaginer, construire et vérifier l’hypothèse communiste, faire qu’elle soit une politique crédible pour une majorité, est l’action collective. Menée sans parti, elle renforcera l’idée que les partis politiques sont corrompus au sens révolutionnaire d’intégrés aux institutions au travers de la machinerie électorale, des alliances, telle « la “gauche unieˮ et autres fariboles » [34]. Politique sans parti ne veut pas dire politique sans organisation, « bien au contraire cela veut dire : politique mesurée par des processus organisés tout à fait réels mais incompatibles avec la logique partidaire » [35] ; la logique partidaire pouvant aller de la participation aux élections parlementaires à la prise du pouvoir d’État par un appareil. Ceci admis, on a du mal à trouver, dans ses travaux, ce que Badiou entend par des « processus organisés » puisqu’il rejette tout aussi vigoureusement que le parti prolétarien, les mouvements organisés ou non en réseaux. Quand il dit que « pour le moment ce qui compte, c’est pratiquer l’organisation politique directe au milieu des masses populaires et d’expérimenter des formes nouvelles d’organisation » [36], on n’est pas davantage avancé sur ce qu’est une « organisation politique directe » ou ce que pourraient être ces « nouvelles formes d’organisation ». Alors, il ajoute qu’« une organisation politique, c’est le Sujet d’une discipline de l’événement, un ordre mis au service du désordre, le gardiennage continu d’une exception » que « c’est en somme ce qui se déclare collectivement adéquat tant à l’événement qu’à l’Idée dans une durée qui est redevenue celle du monde » [37] ; ce qui laisse encore plus perplexe. C’est un philosophe marxiste labellisé qui lui demande « d’éclaircir l’énigme d’un platonisme libertaire, ou plutôt d’un étrange platonisme antiétatique autoritaire » ; Daniel Bensaïd pousse la critique jusqu’à éveiller la suspicion :
« Le “fétichisme du mouvement que Badiou dit redouter, n’est-il pas la conséquence du renoncement à donner forme à un projet politique – qu’on l’appelle parti, organisation, front, mouvement, peu importe – sans laquelle la politique si fortement invoquée, ne serait qu’une politique sans politique ? » [38].
L’accusation est grave, car elle revient à dire que Badiou n’est qu’un penseur qui aligne des mots sans comprendre la réalité, suprême injure entre savants marxistes. Que répond-il ? Qu’il s’acquitte de son rôle d’intellectuel dont la mission est d’« assurer la nouvelle existence de l’hypothèse communiste, ou plutôt de l’Idée communiste, dans les consciences individuelles » que, pour ce faire, avec d’autres, il combine « les constructions de la pensée, qui sont toujours globales et universelles, et les expérimentations de fragments de vérité, qui sont locales et singulières, mais universellement transmissibles » [39]. Quant à la forme de l’organisation, Badiou confirme : il ne prétend à rien sinon de dire qu’elle n’est pas trouvée, qu’elle est pourtant la clé de l’entrée dans l’histoire de la troisième séquence de l’Idée communiste [40]. Badiou, faute de le résoudre, sait poser le problème, un problème commun à tous ceux qui ne se résignent pas à maintenir la forme-parti et ne sont pas pour autant convaincu par la forme-autonomie réticulaire.
« Notre problème est le mode propre sur lequel la pensée, ordonnée par l’hypothèse, se présente dans les figures de l’action. En somme : un nouveau rapport du subjectif et de l’objectif, qui ne soit ni mouvement multiforme animé par l’intelligence de la multitude (comme le croient Negri et les altermondialistes), ni Parti rénové et démocratisé (comme le croient les trotskystes et les maoïstes ossifiés). Le mouve-ment (ouvrier) du XIXe et le Parti (communiste) au XXe ont été les formes de représentation matérielle de l’hypothèse communiste. Il est impossible de revenir à l’une ou l’autre formule. Quel pourra bien être alors le ressort de cette représentation au XXIe siècle ? » [41].
On remarquera que des trois branches de l’extrême-gauche, Badiou écarte le trotskisme et le maoïsme, mais ne parle pas de l’anarchisme [42]. L’oubli est assez gros pour que l’on ne sente pas combien Badiou est mal à l’aise avec une idéologie qui se présente comme seule réponse concrète et cohérente à ses interrogations et qu’il rejette par atavisme marxiste. C’est pourquoi il ne peut pas clore le débat et va chercher des facteurs qui feront que son projet ne sera pas l’anarchisme mais autre chose à imaginer. Les trouve-t-il dans la discipline et le dépérissement de l’État ?
Discipline, discipline…
Pour Badiou, « la discipline politique émancipatrice est la question centrale du communisme qui vient » [43] et de la nouvelle organisation qui doit l’amener car « les opprimés n’ont pas d’autre ressources que leur discipline », c’est-à-dire leur unité [44]. Comment concevoir cette discipline politique ?
« C’est un vrais problème d’aujourd’hui : inventer une discipline politi-que révolutionnaire qui, bien qu’héritière de la dictature du Vrai qui naît dans l’émeute historique, ne soit pas sur le modèle hiérarchique, autoritaire, et quasiment sans pensée de ce que sont les armées ou les sections d’assaut » [45].
Badiou rassure, pas d’une discipline « calquée sur le militaire » donc. Si l’on évoque que, cependant, une telle formulation ne préserve pas du centralisme démocratique lequel, jusqu’à preuve du contraire, dans les États comme dans les organisations, n’a jamais été autre chose que le centralisme bureaucratique, autoritarisme révolutionnaire de l’absurde, Badiou se fâche ; il faut, dit-il, rechercher « une nou-velle discipline arrachée au modèle militaire ou bureaucratique » [46] et enchaîne par cette prévention :
« Gardons-nous des approches théoriques de la question qui ramènent toujours l’opposition entre le léninisme (l’organisation) et l’anarchisme (la mobilisation informelle). C’est-à-dire à l’opposition entre État et mouvement qui est une impasse » [47].
Impasse peut-être, mais Badiou y conduit par la vacuité de sa proposition. Faut-il rappeler cette formule dérangeante d’Élysée Reclus inlassablement avancée par les anarchistes : « l’anarchie c’est l’ordre ». Un ordre communiste reposant sur une autodiscipline au sein des organisations, des communes, des lieux de production et de leurs fédérations [48]. Badiou échappera-t-il à l’encerclement anarchiste ?
Dépérir, dépérir…
Il affirme sa conviction que le communisme ne pourra se faire qu’après une phase de dépérissement de l’État et l’on sait que les anarchistes sont opposés à cette phase transitoire considérant qu’elle produit l’effet contraire de celui voulu : l’État plutôt que disparaître se renforce ; ils en sont d’autant plus convaincus que l’histoire leur a donné raison [49]. Alors, Badiou n’hésite pas à recourir à la falsification théorique en affirmant que le dépérissement de l’État est une thèse « commune aux anarchistes et aux communistes » [50].
De quelle manière la nouvelle organisation politique (dont l’image est encore inconnue) s’attache à la dissolution du pouvoir étatique dont elle s’est emparée sans que l’on sache comment ? Quelles formes le dépérissement pourrait-il prendre [51] ? « Tout cela sera élaboré en situation, non comme programme abstrait », dit Badiou ; il esquisse quelques pas : le dépérissement sera motivé par la recherche d’égalité et « cela passe par d’énergiques mesures anticapitalistes, un redéploiement des services publics, une refonte de l’État pour qu’il soit réellement l’État de tous, une nouvelle liaison entre éducation et travail, un internationalisme réinventé… » [52], en somme le programme électoral du Front de gauche ou du Nouveau parti anticapitaliste. Si l’on dépasse ce procès d’intention pour se tenir dans une logique de révolution permanente, un risque n’échappe pas à Badiou qui se réfère à la Révolution culturelle chinoise ; quand celle-ci commence à faillir, que la Commune de Shanghai n’a pas trouvé de relais dans le reste de la Chine, Mao se résigne « parce qu’il n’a pas – et personne n’a – d’hypothèse alternative quant à l’existence de l’État, et que le peuple, après deux années exaltantes mais très éprouvantes, veut, dans son immense majorité, que l’État existe et fasse connaître, au besoin rudement, son existence » [53]. N’ayant pas su concevoir la discipline révolutionnaire le peuple en appelle à la répression de l’État pour rétablir l’ordre.
Il est ainsi clair que, pour Badiou, le dépérissement de l’État doit commencer avant la conquête du pouvoir ; tomberait-il dans la conjecture anarchiste de la subversion de l’État [54] ?
« C’est pourquoi un des contenus de l’Idée communiste aujourd’hui – et cela contre le motif du communisme comme but à atteindre par le travail d’un nouvel État – est que le dépérissement de l’État est sans doute un principe qui doit être visible dans toute action politique (ce qu’exprime la formule : “politique à distance de l’Étatˮ, comme le refus obligé de toute inclusion directe dans l’État, de toute demande de crédits à l’État, de toute participation aux élections, etc.), mais qu’il est aussi une tâche infinie, car la création de vérités politiques neuves déplacera toujours la ligne de partage entre les faits étatiques, et donc historiques, et les conséquences éternelles d‘un événement » [55].
C’est ce qu’il appelle « les interventions du communisme de mouvement » dont le problème est de savoir comment l’« l’établir dans la durée » [56].
Il faut donc comprendre que la politique révolutionnaire est « organisatrice au sein du peuple rassemblé et actif du dépérissement de l’État et de ses lois » [57] ; c’est une procédure continue qui commence dans l’État bourgeois et se poursuit dans l’État socialiste.
Pour l’heure, Badiou place ses espoirs d’installation de l’hypothèse communiste et du commencement du dépérissement de l’État dans une « alliance pratique » entre « les prolétaires nouveaux venus, d’Afrique ou d’ailleurs, et les intellectuels héritiers des batailles politiques des dernières décennies. Elle s’élargira en fonction de ce qu’elle saura faire, point par point. Elle n’entretiendra aucune espèce de rapport organique avec les partis existants et le système, électoral et institutionnel, qui les fait vivre » [58] ; elle se tiendra prête pour répondre à l’événement [59]. Ressurgit la mythologie des maoïstes de France : des masses immigrées éclairées par la bourgeoisie intellectuelle. Le mouvement contre la réforme des retraites d’octobre-novembre 2010 lui apporte un cinglant démenti. Le prolétariat local dans toutes ses composantes a montré qu’il n’avait pas disparu et qu’il possédait une potentialité révolutionnaire tant en puissance qu’en imagination. Les nouveaux prolétaires de Badiou n’ont, comme tels, joué aucun rôle. Et les intellectuels, Badiou compris, ont été particulièrement absents de la lutte et des débats qu’elle a suscités, comme subjugués par la capacité politique retrouvée des classes ouvrières dont on oubliait l’existence. Pourtant ce mouvement aurait dû convenir à Badiou en ce qu’il a imaginé des formes d’action et d’organisation éloignées des modèle imposés par les bureaucraties syndicales, faisant revivre, par exemple, la solidarité interprofession-nelle ; en ce qu’il s’est tenu à l’écart du parlementarisme et des grossières tentatives de récupération politique de la gauche [60] ; en ce qu’il est un événement annonciateur de la troisième séquence. Peut-être plus que les révolutions arabes en dévoiement :
« Dès lors que l’émeute se laisse interpréter comme, et encore mieux finit par être, un désir d’Occident, politiques et médias de chez nous lui feront bon accueil » [61].
L’événement a échappé à Badiou et sa métaphysique de la contingence parce que, déjà avant la chute du mur de Berlin, dans une discrétion honteuse, et plus ouvertement depuis, le marxisme ne peut plus se passer de l’analyse anarchiste pour comprendre la réalité et du projet anarchiste pour espérer parvenir au communisme ; à cette vérité quasi badiousienne, qu’elles l’admettent ou le nient, se confrontent toutes les pensées radicales et celle de Badiou est pourtant une des plus rétives à intégrer la nouvelle donnée qui la cerne, à remettre en cause ses évidences [62]. Il faudra bien, pourtant que toutes les idées nouvelles convergent pour que le communisme ait quelque chance de se présenter comme une hypothèse crédible d’abord, possible ensuite.