Doit-on baisser les bras, se priver de sources d’intelligence inépuisables pour la réflexion, l’analyse, la critique et la proposition ?
S’ils veulent être autre chose que des professeurs confinés dans leur université, leur science, admirés par des étudiants qui tentent de les imiter en se gargarisant d’un vocabulaire mal maitrisé, s’ils veulent que leur renommée soit autre chose qu’une construction médiatique, un effet de mode, pour être vraiment lus et entendus, les intellectuels doivent faire l’effort pédagogique d’être compris de tous.
S’ils veulent avancer des modes d’action renouvelés, proposer un monde attrayant et réalisable, les militants doivent s’intéresser aux textes mis à leur portée, ce qui de leur côté demande aussi un effort, une méthode de lecture militante.
La jonction de ces deux volontés, sans prééminence, permettra de construire un projet global, premier pas vers un autre futur.
Avant de s’interroger sur la question de la compréhension des travaux des savants et leur diffusion au plus grand nombre, dressons, à grands traits, le portrait de l’intelligentsia de gauche et des controverses qui l’agitent.
Les chiffonniers de la philosophie
L’écroulement du communisme d’État, le discrédit de la social-démocratie ont favorisé l’émergence de nouvelles façons de penser à gauche. Pour penser une autre gauche, préparer un autre monde. Venant des universités, de par le monde, un débat s’est ouvert entre modernes (Balibar, Bensaïd, Bourdieu, Bouveresse, Habermas, Morin, Žižek…) et postmodernes (Agamben, Butler, Holloway, Laclau, Mouffe, Nancy, Negri…). Une catégorisation hasardeuse mais pratique où quelques inclassables, tels Badiou ou Rancière ne trouvent pas facilement leur place. Une opposition qui ravive les polémiques de la génération précédente entre les tenants de la philosophie des Lumières et ceux la French theory (Barthes, Baudrillard, Deleuze, Derrida, Foucault, Guattari, Lacan, Lyotard…). Alors que les modernes pensent que la nature est un ordre immuable et l’homme naturellement bon, les postmodernes contestent cet essentialisme pour dire que la réalité est fluide, soumise au hasard et que l’homme est le produit d’un processus aux sources changeantes. Quand les modernes croient toujours au Progrès, les postmodernes doutent et soulignent qu’il peut être facteur de domination. Si les modernes concentrent la critique du pouvoir sur l’État, le Capital et l’Église, les postmodernes relèvent que le « biopouvoir » est diffus, partout, quotidien. Alors que les modernes rêvent encore du destin historique dévolu à la classe ouvrière organisée, de l’émancipation par une révolution électorale ou blanquiste, les postmodernes lient les luttes et valorisent les conflits interstitiels de toute nature (salariale, raciale, sexuelle, géographique, etc.). Pour ces derniers, la politique institutionnelle est subvertie par la biopolitique, soit l’économie politique de la vie : plutôt que la grève générale, la déconstruction du discours de l’« Empire » ; plutôt que le front de classe, les zones d’autonomie temporaires ; plutôt que le parti vertical et national, l’organisation « rhizomatique » et mondialisée de la « multitude ». Plus vulgairement, les postmodernes pensent que les modernes sont englués dans une idéologie d’un temps terminé, que leurs idées sur le parti, la prise du pouvoir, l’État providence, ne peuvent conduire qu’aux mêmes catastrophes. Les modernes, de leur côté, jugent que les postmodernes sont déconnectés de la réalité des luttes sociales et politiques, qu’ils ne s’intéressent qu’aux marges, qu’ils remplacent la lutte des classes par la défense égoïste d’intérêts identitaires, qu’ils jouent sur le pouvoir des mots et que leur radicalité sur le papier n’est qu’un capitalisme du savoir dont s’accommode le capitalisme de l’argent dont ils sont les alliés objectifs pour les plus sévères de leurs détracteurs :
« Ce concept d’un pouvoir subtil n’a qu’un usage, c’est au fond de nous convaincre de la vanité d’un engagement politique. Si les rapports de pouvoir sont tels qu’ils privent d’emblée les gens de la faculté d’exprimer des pensées ou des réclamations qui ne seraient pas “toujours prisesˮ dans le système, d’avance comprise par lui, ou encore, comme on disait chez les gauchistes, d’avance “récupéréesˮ, alors nous aurions torts de chercher dans l’action politique une solution qui ne peut venir que d’un salut religieux » [1].
Nous pourrions penser que l’affaire nous dépasse et laisser entre eux les chiffonniers de la philosophie si, comme de bons syndicalistes révolutionnaires pragmatiques, nous ne tirions des uns et des autres des éléments utiles à la constitution de notre matériel théorique. Pour ce faire, les points de vue développés ne doivent pas dormir dans des livres que personne ne lit, plutôt, que personne n’arrive à lire. Même si les postmodernes dépassent les modernes en hermétisme et abstraction, tous partagent, avec une délectation perceptible, humiliante pour le lecteur non averti, une commune référence aux classiques (Platon, Aristote, Spinoza, Hegel, Kant…), des noms de code philosophiques, des concepts abscons, le tout saisi dans des démonstrations alambiquées ; celui qui n’a pas la formation ad hoc, c’est-à-dire à peu près tout le monde à l’exception des professeurs de philosophie et de sciences sociales, risque de caler sur « l’inopérabilité » de Giorgio Agamben, de craquer avec la « parallaxe » de Slavoj Žižek, de suffoquer avant la fin des six cents pages d’Empire d’Antonio Negri et Michael Hardt. Et le plus tenace, celui qui finirait par s’en débrouiller, n’aura plus assez de temps pour résoudre l’équation « mathématique = ontologie » d’Alain Badiou ou déjouer les pièges du vocabulaire de Jacques Rancière et, pour finir, absorber le reste d’une abondante littérature [2]. La philosophie politique, devenue esthétisme et magie du verbe, recèle la vérité dans l’abstraction de son propos, toutefois, vue de l’atelier, elle ne fait pas croire à sa profondeur puisque, finalement, elle expliquerait d’une manière compliquée des banalités comprises depuis toujours par l’exploité ; une relégation sous l’établi s’impose [3]. Il reste que cette complexité est une forme de brutalité à l’égard de l’ignorant dont elle renforce l’exclusion. Les philosophes radicaux le comprennent-ils ?
La réplique contre la « doxa intellectuelle » [4], le « radical chic » [5], les « foucaulâtres » [6], la « philosophie kitsch », la « pop philosophie », longue à démarrer, s’est mise en marche. La prétention des postmodernes, surtout, au monopole de l’intelligence n’impressionne plus. Leurs travaux sont malmenés. D’abord sur le terrain du sérieux ; il est reproché aux philosophes radicaux de « faire passer l’outrance de [leur] position pour de la radicalité théorique [reléguant] dans l’ombre, parce que non spectaculaire la philosophie de travail ou d’élaboration » [7] ; au travail minutieux de la recherche, de préférer l’imagination, la prophétie, la poésie. Plus grave, l’interprétation de leurs œuvres, après remise en forme et recherche du sens, révèlerait, parfois, la platitude de leur pensée ou l’escroquerie intellectuelle. Sur le terrain de la politique ensuite. Non seulement, la critique radicale n’est pas toujours scientifique mais elle est vicieuse car se regarder le nombril, se congratuler, se féliciter d’être si brillants, tirer fierté d’être d’une minorité vraiment minoritaire, d’appartenir à un genre parfaitement indéterminé, de ne pas ressortir du commun des gens, ne revient pas seulement à s’accommoder de l’ordre libéral tolérant mais à nourrir sa gestion habile des antagonismes, le conforter en en constituant les éléments minoritaires ; ce, de deux manières pour Adam Garuet :
Par la forme car « il serait un peu hâtif de conclure que cette rhétorique, sous prétexte qu’elle montre les dents, réussit à mordre car le propos est à ce point abstrait qu’il ne saurait constituer une véritable gêne pour le pouvoir ».
Sur le contenu puisque, « au fond, sous couvert de radicalité, décréter que la vieille gauche est morte consiste à concéder à l’une des croyances les plus puissantes de l’air du temps… » [8].
Attention ! Cette citation est, en réalité, un appel à répondre concrètement à une pollution intellectuelle et politique par la restauration des vieilles lunes de la gauche, servant au passage l’argument préféré des staliniens du : « vous faites le jeu du pouvoir » ; en clair, vous en êtes des agents conscients ou inconscients. Elle dévoile la morgue des auteurs à la mode et l’individualisme qu’elle sous-tend, pour remettre en selle le parti, la prise du pouvoir et le Programme commun de l’Union de la gauche dans ses versions modernes tels le Front de gauche ou la Gauche plurielle. Il va donc falloir naviguer dans ce marigot de « la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges » [9]. Le faire sans se laisser abuser par les analyses hiératiques, les hypothèses hardies enveloppées de clair-obscur, le mystère du vocabulaire des penseurs de la nouvelle modernité de gauche, et sans se laisser prendre au discours des illusionnistes de la gauche traditionnelle qui prônent une alliance du social et de l’économique, qui préconisent aux politiciens de faire comprendre aux capitalistes et profiteurs qu’ils doivent retrouver la sagesse de distribuer des miettes « pour empêcher les ruptures et la violence » [10].
Si l’on convient que l’Université, dans sa frange progressiste, « doit développer une connaissance critique qui ne doit pas être désespérante mais réappropriable par les acteurs sociaux, dans la mesure où elle peut mettre au jour les contradictions dans la domination, contribuer, modestement, aux tentatives de repenser l’alternative sociale » [11], on admettra que tout n’est pas à jeter chez les philosophes et intellectuels des diverses écoles. Avec Enzo Traverso, mobilisons « l’intellectuel [qui] questionne le pouvoir, conteste le discours dominant, provoque la discorde, introduit un point de vue critique. Non seulement dans son œuvre […] mais aussi dans l’espace public » [12]. Encore faut-il qu’il se décide à parler notre langue.
« Suis-je clair ? »
Chaque groupe social, chaque métier a son jargon, langage interne fait de mots compliqués et de tournures qui ne le sont pas moins. Le jargon est naturel, les militants ont le-leur et en abusent aussi. Dans chaque domaine de la pensée, les termes savants, les expressions spécifiques, les formulations particulières sont utiles à une conduite rapide, précise, efficace de la démonstration entre spécialistes. Et l’on comprend que ce langage ne soit pas accessible à tous. Mais quand le « savant » prétend que même la vulgarisation de sa science est réservée à une minorité parce qu’il aménage le langage professionnel ou scientifique en un argot d’initiés, on sent pointer l’idée d’une aristocratie du savoir qui verserait assez vite dans le mépris des autres – autre école ou autre matière – dans le mépris de l’inculture du peuple qui justifierait la domination des « sachants » [13]. Ce travers ne concerne pas uniquement les intellectuels réactionnaires de droite ou de gauche, il contamine ceux installés dans le camp révolutionnaire :
« La doxa intellectuelle n’est pas une production homogène. Elle admet des degrés différents d’abstraction et des degrés différents de proximité ou de distance envers des prises de position idéologico-politiques déterminées […]. Le travail proprement intellectuel de mise en forme opéré par des virtuoses engendre une production de luxe dotée des attributs de la rareté et de l’authenticité, notamment la préciosité et l’ésotérisme du style, que renforce l’exhibition de termes sacrés comme “altéritéˮ, “pluralˮ (ou “plurielˮ), ‟greffeˮ, “margeˮ, “écartˮ […]. Ainsi, même si elles défient souvent les exigences d’intelligibilité, ces versions de luxe de la doxa intellectuelle réussissent malgré tout à remplir une fonction intellectuelle de légitimation sociale qui consiste à reconnaître, mais dans la méconnaissance, la coupure entre l’élite pensante et différente et la masse indifférenciée » [14].
Aussi, s’il faut admettre que chaque groupe possède un langage adapté à ses activités scientifiques ou spécifiques, quand « la préciosité et l’ésotérisme du style » s’apparentent au charabia, l’intellectuel a-t-il droit de cité dans le mouvement des classes dominées ? Le philosophe, le sociologue, l’économiste, le juriste… doivent être en mesure de traduire en langage simple leurs idées. Tout est traductible quand il s’agit de changer le monde. Un texte n’est pas révolutionnaire s’il n’est pas compréhensible par une majorité. La traduction aurait même un effet bénéfique pour l’auteur écrit George Orwell :
« Simplifiez votre langage, vous vous prémunissez contre les pires sottises de l’orthodoxie. Vous ne pouvez plus utiliser aucun des jargons en vigueur, si bien que lorsque vous formulerez une idée stupide, sa stupidité sera évidente pour tous, y compris pour vous-même » [15].
Ceux qui ne parviennent pas à traduire n’ont probablement pas les idées claires comme le disait Boileau [16].
Ceux qui n’estiment pas devoir faire cet effort resteront en quarantaine volontaire dans leur cabinet ; nous ne pouvons perdre du temps à déchiffrer leurs hiéroglyphes, décoder leurs dires. On soutiendra comme John Locke, au XVIIIe siècle, que :
« Il n’y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour défendre des doctrines étranges et absurdes, que de les munir d’une légion de mots obscurs, douteux et indéterminés. Ce qui pourtant rend ces retraites bien plus semblables à des cavernes de brigands ou à des tanières de renards qu’à des forteresses de généreux guerriers. Que s’il est malaisé d’en chasser ceux qui s’y réfugient, ce n’est pas à cause de la force de ces lieux-là, mais à cause des ronces, des épines et de l’obscurité des buissons dont ils sont environnés. Car la fausseté étant par elle-même incompatible avec l’esprit de l’homme, il n’y a que l’obscurité qui puisse servir de défense à ce qui est absurde » [17].
Cette obligation sociale de sortir de l’isolement pour faire un retour dans la vie courante, de partager avec tous le résultat de son travail est-elle mieux comprise aujourd’hui que par le passé ? Les intellectuels communistes du temps de l’infaillibilité de la science marxiste ne faisaient pas souvent cet effort. Est à cet égard significatif, le Dictionnaire critique du marxisme des Presses universitaires de France dont certaines définitions sont d’une parfaite obscurité pour celui qui n’est pas passé par les universités initiatrices alors qu’il est possible d’expliquer clairement et simplement les mots chargés d’histoire et d’interprétation de la langue marxienne comme le montrent, chez le même éditeur, Gérard Duménil, Michael Löwy et Emmanuel Renault [18].
Le but de la traduction des travaux scientifiques n’est pas gratuit pour l’intellectuel : reconnaître qu’être compréhensible par le plus grand nombre, c’est admettre que la société sera changée par le plus grand nombre. C’est un travail de conscience sociale, d’humilité quant à sa place dans le processus de la révolution. Comment faire pour diffuser cette information ? La portée d’un livre philosophique ou politique est limitée et ne dépasse guère la sphère des spécialistes ou des militants même si l’auteur a pris un soin particulier pour le destiner à un large public. Il en est de même pour les revues de référence ou les journaux et sites politiques alors que, déjà, dans ces publications, le penseur doit faire un effort de concision, de simplicité. Le vecteur d’une popularisation – relative – de l’écrit révolutionnaire passera par la grande presse au travers de tribunes libres. En France ce sera, particulièrement, Le Monde, Libération et L’Humanité. Les sites internet marchands comme Rue 89 ou Médiapart sont assez ouverts grâce à leurs blogs – sont-ils vraiment regardés ? Quant aux radios et télévisions, à de rares exceptions, elles sont, à l’image de leur médiocrité, fermées à une authentique réflexion politique. Pourquoi d’ailleurs, la radio, la télévision, la grande presse, aux mains des capitalistes ou de l’État, nourriraient-elles l’ennemi en son sein ? Plus que par méfiance politique leur abstention pourrait s’expliquer par le fait qu’elles estiment que les dires des penseurs radicaux n’intéressent pas leurs lecteurs ou auditeurs mais l’on sait que si elles peuvent faire de l’argent avec la révolution, elles le font sans état d’âme. À ce stade, ce sont des rapports ambigus qu’entretiennent intellectuels et médias qu’il faut parler.
Jeux dangereux
L’intellectuel cherche à diffuser ses idées. Les médias à gagner des lecteurs. Qui profite de qui ?
Depuis quelques années, pour répondre à l’air du temps et entretenir la fabrique de notoriétés, la presse s’intéresse davantage aux débats entre penseurs de la modernité et de la postmodernité, leur offrant une audience jusque-là cantonnée aux universités. Elle rend compte de leurs travaux, les interviewe, leur offre des tribunes libres. Les « grands » intellectuels du mouvement, et du moment, ceux dont la renommée, a priori, ne doit rien à la médiatisation, ont compris l’intérêt pour la propagation de leurs idées de publier pour le plus grand nombre sans négliger le plaisir d’une reconnaissance dépassant la place de la Sorbonne.
Quand un philosophe écrit une tribune libre, se soumet à un entretien, pas question d’envelopper un lieu commun dans du papier de soie. Á celui qui ne l’aurait pas compris, le rédacteur en chef rappellera qu’est interdit le sabir « surmoderne » ou de la « seconde modernité », d’écrire des phrases de plus de six lignes avec des subordonnées sans principale. « Droit au but », conseille le journaliste, enfin… sans trop de zigzags, de retour-arrière, de connivences. Aussi, dans un « libres propos » de cinq mille signes, l’intellectuel doit se soumettre à cet exercice difficile d’aller à l’essentiel de sa pensée ; dans un entretien, de répondre concrètement aux questions simplement, sans circonvolutions [19]. Si l’exercice est réussi, ce qui n’est pas toujours le cas, le lecteur en général, le militant en particulier, profite d’une pensée concentrée, rendue accessible [20].
Les efforts de vulgarisation des intellectuels ne suffisent pas à expliquer pourquoi la presse commerciale aux mains des capitalistes accueille désormais volontiers les contestataires. Après Mai 68, les éditeurs surent faire leurs choux gras en rééditant les classiques de l’anarchisme et du gauchisme. Aujourd’hui, convaincus de la fin de l’histoire, de l’inébranlabilité du capital, appliquant une quasi loi économique, ils récupèrent, mêlent la curiosité intellectuelle des lecteurs pour un texte de Badiou ou de Žižek à leur finalité commerciale. Les penseurs ainsi sollicités pourraient bien se faire apprivoiser et contribuer à un pseudo débat dans le cadre d’une philosophie au service du pouvoir. Louis Pinto écrit que la doxa intellectuelle « est le produit collectif et anonyme des échanges qui tendent désormais à s’instaurer entre journalistes et intellectuels ou, plus précisément, entre les plus intellectuels des journalistes et les plus journalistes des intellectuels dans des lieux neutres propices à l’atténuation des différences et au cumul de capitaux relativement hétérogènes » [21].
Les intellectuels dont nous parlerons ne sont pas, a priori, de ceux-là, sans être à l’abri de la menace [22]. Á eux de s’en prémunir, d’être assez habiles pour se saisir utilement de l’opportunité sans s’enliser dans l’éditorialisme de complaisance. La marge de manœuvre de l’intellectuel avec la presse se compare à celle du syndicaliste avec le droit du travail ; comment l’utiliser sans se faire utiliser. Certains n’hésitent pas : il y a une alliance objective entre les savants et la presse, donc le capital et le pouvoir, comme entre le syndicaliste et la législation sociale, donc le patronat et l’État. Les journaux ne craignent pas de s’encanailler si c’est sur une surface restreinte, de se montrer ouverts pour faire virer le débat dans une sorte de consensus idéologique de gens instruits et bien élevés ; ils cherchent des révolutionnaires chics, de pacotille, qui, ce n’est pas le moindre des avantages, ont le mérite de faire vendre et, parce qu’ils sont malins, de les ménager sans en avoir l’air.
« Aux milieux des Finkielkraut et des Rosanvallon, voici donc Badiou : une cerise (rouge) sur le gâteau du conformisme ambiant » [23].
Au mettre titre que Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, estimait qu’« une petite rébellion de temps en temps est une bonne chose » [24], on peut penser que l’entente État-capital-presse a tout intérêt à faire connaître la rhétorique radicale. Son contenu est improbable pour la majorité des gens, voire farfelu au premier regard. Rassuré, le bourgeois peut dormir tranquille. Qui plus est, en la mettant en situation de se déconsidérer, c’est tout le mouvement social qu’on déconsidère. Heureusement, ce n’est pas si simple. La presse trop sûre d’elle et avide peut faire une erreur d’analyse et contrairement à sa prévision propager l’idée plutôt que la dévaloriser. Le journaliste peut aussi avoir un réflexe de classe pour venir au secours de radicaux bourgeois en difficulté [25]. Diffuser les idées est une question stratégique ; comme le canal de la presse et des éditeurs militants ne peut seul y répondre, il convient d’être tactique. Il y a des garanties, en premier notre vigilance, en second, la confiance. Jacques Rancière, même s’il lui arrive d’écrire dans Le Monde, ne deviendra jamais un Bernard-Henri Lévi. Alain Badiou ou Antonio Negri non plus, pas même le fantasque Slavoj Žižek. Ces quatre-là et quelques autres, s’ils savent bien qu’il ne suffit pas de passer une tribune libre dans Le Nouvel observateur ou Le Magazine littéraire pour changer le monde, n’en sont pas moins d’authentiques philosophes politiques ; ils participent à la lutte commune contre la domination et l’aliénation et tentent de contribuer à la construction du mouvement émancipateur en décryptant le capitalisme et en analysant la qualité des luttes anticapitalistes ; ils nourrissent l’alternative à la mondialisation néolibérale même s’ils se gardent de dire si nous devons aller vers une démocratie radicale ou vers un autre futur sans État puisque l’anarchisme, ouvertement, discrètement ou subrepticement, irrigue ces nouvelles idées [26]. Ceci ne présage en rien du bienfondé de leurs travaux et propositions. Ceci veut dire qu’ils occupent leur place dans le mouvement pour un autre futur communiste. Une place essentielle de par l’utilité de leur compétence mais une place limitée à cette compétence, sans plus. Lui-même militant, l’intellectuel n’a aucune vocation à conduire ou prétendre conduire le mouvement ; travers qui n’épargna ni Marx, ni Bakounine, et fut fatal à la Première Internationale. Comment le dire mieux qu’Antonio Negri et Michael Hard :
« Bien que la critique – des structures normatives, des hiérarchies sociales, de l’exploitation, etc. – demeure nécessaire, ce n’est pas une base suffisante de l’activité intellectuelle. L’intellectuel doit être capable de créer de nouveaux agencements sociaux et théoriques, de traduire les pratiques et les désirs des luttes en normes et en institutions, de proposer de nouveaux modes d’organisation sociale. En d’autres termes, la vocation critique doit être sans cesse déplacée de la rupture avec le passé à l’ouverture d’un futur nouveau. Par ailleurs, il n’y a pas de place pour les avant-gardes ni même pour les “intellectuels organiques” au sein des forces de progrès, au sens gramscien. L’intellectuel est et ne peut être qu’un militant engagé, une singularité parmi d’autres embarquée dans un projet de corecherche tendant à faire multitude. Il n’est donc pas “en première ligne” pour déterminer les mouvements de l’histoire, ni “sur les bords” pour les critiquer, mais bien plutôt à l’intérieur » [27].
Texte libre de droits avec mention de l’auteur : Pierre Bance, et de la source : Autre futur.net, site pour un Syndicalisme de base, de lutte, autogestionnaire, anarcho-syndicaliste & syndicaliste révolutionnaire (www.autrefutur.net).