On ne confine pas 4 milliards d’êtres humains pour télétravailler ensuite tout l’été en faisant comme si tout allait bien. Un jour ou l’autre, avant d’inventer des mondes d’après dans tous les sens, il faudra tirer les conséquences du confinement généralisé et de la « crise sanitaire », qui n’est d’ailleurs pas terminée. Qu’il s’agisse de notre rapport à la maladie et la mort, à la science et au progrès, au temps, à la justice et la coopération, ce texte revient calmement sur bien des aspects du monde qui se trouveront longuement affectés par ce que nous avons vécu durant les derniers mois.
Les crises sont parfois le passage, la transition entre deux états, deux époques. Et même lorsqu’elles ne le sont pas elles révèlent, décantent le contexte qui les voient naître. Malgré la myopie qui nous saisit à l’heure de nous intéresser au présent, il faut penser celles qui adviennent. En juin 2020 – date de rédaction de ces lignes – nous ne savons pas si l’épidémie mondiale de Covid-19 sera, avec le recul de l’histoire, une crise majeure. Mais, dans le feu du présent, nous pouvons en faire l’hypothèse. Essayons donc, sans prétention mais avec application, de penser ce que nous vivons. Peut-être en subsistera-t-il deux ou trois idées valables.
Malgré la modernité
La pandémie de ce nouveau Coronavirus qui s’est répandu en quelques mois sur presque tout le globe a soudain incarné quelques réalités que la modernité, le positivisme occidental et bien des théories d’émancipation préfèrent négliger. Ces réalités sont connues et familières à beaucoup d’entre nous. Mais, brusquement, tout le monde a pu les ressentir. La différence est majeure.
La première de ces réalités, que tout le monde perçoit, est l’omniprésence du hasard, de l’incertitude. Dans un monde qui tend à toujours mieux prévoir, prévenir, anticiper, qui tente de trouver des structures et logiques explicatives à tout phénomène, surgit soudain une maladie qui menace tout le monde et dont le mode de contamination, très difficile à maîtriser, réintroduit l’incertitude à court terme : serai-je touché ? Qui le sera ? Qu’arrivera-t-il si mes parents l’attrapent ?
Pourtant, nées de ce hasard individuel – microscopique, pourrait-on dire – s’imposent aussi dans le même mouvement certaines nécessités, certains déterminismes, c’est-à-dire des formes de destin. Et ce sont les statistiques qui ramènent cette idée si contraire à l’idéologie libérale qui prétend que l’individu, s’il veut, peut. Et dans le même mouvement que l’on ressent le danger, surgit la connaissance du danger. Le destin objectivé par les statisticiens nous dit (nous a dit) qu’un pic de contamination est à venir, que l’âge ou le poids sont des facteurs aggravants, que les métiers de contacts seront plus touchés que les métiers de bureau ; que les pays mal dotés en hôpitaux allaient en souffrir davantage ; ou encore que les pauvres, dans tous les pays, seront plus touchés que les écodominants [1].
Touché, en dernier ressort, c’est mort. C’est bien aussi la mort que ce virus ramène au cœur de nos sociétés occidentales habituées à la reléguer dans les hospices et hôpitaux. La fragilité de l’individu seul face à la mort, que ses proches ne peuvent approcher, la mort revient dans un monde qui parlait davantage d’augmenter les humains que d’accompagner ses mourants. Là, en quelques mois elle se visibilise par les sirènes hurlantes des ambulances. On y devine des amis que le virus emporte, comme Luis Sepúlveda. On voit des cercueils empilés, des fosses communes, des entrepôts frigorifiques reconvertis en morgue. Au-delà de nos personnes, la pandémie pose aussi – bien qu’un peu théoriquement – l’idée de la disparition brutale et complète de l’espèce humaine (fiction terrible pour nous, mais qu’à peu près toutes les autres espèces verraient probablement d’un bon œil – sauf peut-être être les morpions). Mort et disparition, des idées qui ne courraient plus les rues occidentales, avant l’épidémie.
Enfin, l’épidémie et le confinement dans lequel ont été plongés la plupart des pays du monde recadrent l’idée du temps. D’abord parce que nous avons pu toucher du doigt l’inertie des changements des systèmes complexes : les conséquences des changements de pratiques en matière de port de masques, mesures de distanciation physiques ou protocoles de soins mettent des jours, parfois des semaines à produire des résultats. Ou encore : les mensonges des gouvernements – sur les mêmes masques, par exemple – se paient quelques semaines plus tard, en milliers de morts. Nous avons fait l’expérience d’un temps – celui du virus – différent du quotidien, immédiat. La crise a ralenti et décalé le temps. Ce sentiment de toucher du doigt l’inertie et la plasticité du temps collectif a sans doute été accentué par la passivité dans laquelle la plupart d’entre nous sommes contraints, face au virus. Cette modulation du temps, couplée aux vérités données par les statistiques, implique aussi que la dangerosité, la mortalité de cette épidémie – comparée aux autres qu’a connue ou que connaît l’humanité – on ne la saura que plus tard. Il n’est pas impossible que, finalement, cette épidémie s’avère a posteriori assez banale dans l’histoire des épidémies. Nous y reviendrons. Cette inertie que nous avons vécue devrait aussi nous sensibiliser à une autre sorte d’inertie, plus lourde et probablement bien pire que cette épidémie : les temps désespérément longs des évolutions climatiques et le funeste destin qui se dessine chaque jour davantage, galvanisé par notre apathie.
Finalement, en conjuguant ces facteurs que l’épidémie nous a réimposés à tous – hasard et incertitude, destin et nécessité, mort, temps – c’est l’amoralité de la nature qui nous a sauté à la conscience. Et cette absence de sens, cette tuile qui nous tombe sur le râble, nous les connaissons comme l’absurde et la tragédie [2]. L’épidémie tire ces idées de notre fatras théorique et nous les fait vivre, collectivement et universellement. Elles en acquièrent ainsi ce qui leur manquait de réalité, que seule leur matérialisation peut apporter et dont chaque génération doit faire l’expérience.
Science
Face à l’amoralité de la nature, à l’absence de sens et à l’absurde, la science propose un discours et des techniques. Par science j’entends aussi bien la science moderne, rationnelle et objective, que les savoirs vernaculaires, empiriques. Or cette fois, la science dont la fabrication se fait en direct, vue et interprétée par tous, semble impuissante, lente, hésitante. Terriblement humaine. Ici, la crise en a révélé la véritable nature, loin de sa caricature qui en fait une sorte de perfection cristalline de la pensée humaine. L’humanité s’est trouvée démunie face à une technologie de pointe qu’elle n’a pas créée et qui a remis la science à sa place : vitale, mais versatile et limitée. Limitée, parce ce que c’est une pratique humaine incertaine, où l’erreur côtoie la vérité, où l’on se fourvoie aussi facilement qu’en toute autre activité humaine. Et vitale, parce que la compréhension des mécanismes de propagation du virus, le traitement de ses ravages sur les corps et, peut-être, la création d’un vaccin ne pourront venir que de la science de pointe. À rebours de la mode intellectuelle consistant à critiquer la science en soi, la confondant avec les technostructures capitalistes qui l’instrumentalisent souvent, les critiques de la science doivent bien relativiser quand eux ou leurs parents sont sous respirateur artificiel dans un service de réanimation et que le diagnostic de l’infection vient d’un scanner dont le fonctionnement repose sur la mesure de l’absorption de rayons X par les tissus humains ; du bon nucléaire, en somme. Et si nous avons tant besoin de science, c’est parce que la nature n’est pas bonne. Ni mauvaise. Amorale. Il n’y a pas de nature qui se venge, il n’y a aucune volonté de Gaïa, la terre ne souffre pas. Nous faisons partie de la nature – nous sommes la nature ayant pris conscience d’elle-même [3], ce qui nous différencie étant que nous pouvons avoir une éthique, décider ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, à quoi et comment résister.
Risques
Lorsque tombent les certitudes d’un mauvais discours scientifique, c’est-à-dire lorsque nous voyons la science telle qu’elle est réellement, dans le vide laissé par les discours scientistes ou anti-scientifiques, les risques reprennent leur importance ; et nous qui oublions parfois que vivre est risqué, tremblons. Mais, nous y revenons : ce n’est jamais qu’une question de temps. Nous nous sommes bien habitués aux milliers de morts sur la route, chaque année ; nous savons bien que nos comportements alimentaires, un jour, peuvent boucher nos artères ; mais nous avons eu le temps d’apprivoiser ces risques. Alors c’est la soudaineté, le temps qui nous manque pour nous y faire qui y fait beaucoup, à l’effroi. Nous devons nous habituer à ce nouveau risque. Le taux de mortalité de ce virus semble d’un ordre de grandeur auquel nous pourrions nous habituer, et si aucun vaccin n’est trouvé – ce qui est une possibilité – il faudra bien. Et force est de constater – dans la rue, aujourd’hui, tous les jours – que la société semble déjà bien plus à l’aise avec ce danger viral qu’elle ne l’était fin mars. Ajoutons tout de même que ces considérations reposent partiellement sur la fiction que nous pourrions nous soustraire à la force anxiogène, ou au contraire apaisante, des médias et discours politiques.
Peur
Le temps qui manque pour s’acclimater au risque, c’est d’autant de place laissée à la peur. Et nous avons pu observer que la peur qui nous incite à tenir la mort à distance avait aussi pour conséquence de nous dépouiller du superflu, de l’artificiel, de la consommation, c’est-à-dire des désirs mal satisfaits. Et nous ne nous en trouvions pas plus mal. Au contraire, pour des millions de personnes la vie a semblé plus saine sans achats inutiles et avec plus de temps laissé par la baisse du rythme du travail, dont il est d’ordinaire si coûteux de s’écarter. Au-delà de cette subjectivité, une réalité mesurable a été que la peur, et donc la réduction de ces superflus, ont drastiquement – mais pas assez longtemps pour produire des effets à long terme – jugulé notre autodestruction écologique massive, dont les noms plus communs sont : réchauffement climatique, extinction des espèces ou épuisement des ressources. Concrètement, près de nous, sous nos yeux, les citadins ont apprécié le retour du chant des oiseaux et ailleurs on a vu des animaux sortir de la forêt. Soulignons que c’est là une perception de pays et de populations relativement bien dotés sur l’échelle des misères mondiales. Il en va différemment des populations pour qui le superflu est de toute façon une illusion. Néanmoins, il est possible que même dans ces cas, l’idée du superflu, et non sa réalité matérielle, ait été (soit) mise en cause.
Ainsi, comme la fièvre, symptôme de cette maladie, il se pourrait que la peur suscitée par l’épidémie puisse – si nous la saisissons avec adresse – nous alerter sur la maladie de l’inutile qui gangrène notre époque : consommation de produits dont l’obsolescence est programmée, irréparables, start-up de l’inutile, industrie de la finance et surtout, partout, bullshit jobs [4]. Autant d’activités qui peuvent bien s’arrêter, de choses qui peuvent disparaître, le monde va. Mieux, même, semble-t-il, pour beaucoup d’humains. Lorsque ce que d’aucuns appellent l’économie s’arrête, ne continueraient que les activités essentielles. C’est bien le signe que l’essentiel de l’économie est inutile. La situation n’est pas si paradoxale : l’artificielle consommation marchande, via la satisfaction de désirs suscités par le marketing et la publicité, relève d’une forme de morbidité. Voilà donc une façon de reconnaître, au quotidien, ce qui contribue à l’autodestruction massive [5]. Le critère pour l’avenir, concrètement, étant : pendant le confinement, l’aurai-je acheté ? L’accès de fièvre que connaît l’humanité – sans doute amplifié par le fait que l’épidémie a largement touché, pour une fois, l’occident, d’autres régions du monde subissant en silence paludisme, tuberculose, VIH sans traitement [6] –, cette fièvre qui nous effraie nous indique des priorités, au moins dans le domaine économique. Le virus nous a montré ce que nous pourrions arrêter sans regret.
Vie
Bien qu’il y ait débat, pour la plupart des scientifiques le virus qui s’active dans les cellules est un être vivant. Comme les bactéries qui peuplent par millions nos intestins et sans lesquelles nous ne pourrions vivre. Dès lors se pose la question, essentielle, de ce que nous sommes. Je n’ai jamais compris comment beaucoup de penseurs parvenaient à croire en l’illusion d’une définition simple, nette et évidente – naturelle – de l’être humain. Si j’attrape le virus, est-ce un corps étranger ? Ne serait-ce pas plutôt, comme il advient avec les bactéries, que je deviens une entité augmentée du virus ? Que nous fusionnons ? Notre propre ADN contient pas moins de 4% de code génétique hérité de virus ayant colonisé nos ancêtres. En étendant cette définition, on en vient facilement à considérer que l’être humain est constitué de son propre corps, de tout ce qu’il contient et de ce qu’il diffuse. Cela introduit une frontière douce entre soi et le monde, bien plus pertinente que l’illusion d’une peau faisant office de discontinuité. Je suis mon image, jusqu’à ce que la lumière de mon image rencontre quelque objet ; je suis la chaleur que je rayonne, jusqu’à ce que cette chaleur soit absorbée ; je suis les postillons que j’envoie, jusqu’à ce qu’ils tombent quelque part ; je suis l’énergie cinétique que je transmets ; je suis mon virus. Dès lors, par ce simple glissement de définition, je prends conscience que, littéralement, je suis ce que je fais. Et parfois, lorsque nos réactions immunitaires s’emballent, nous en mourrons. Le virus rend les corps suicidaires. Nous agonisons en étouffant, virus, injustices sociales, pollution, genoux de policiers sur la nuque. Et collectivement, c’est de notre action que nous mourrons – l’absence de résistance, l’acceptation étant une action.
Priorités
Face au virus, on ne sait la motivation qui l’a emporté pour accepter le confinement et les mesures d’hygiène et de distanciation physique : solidarité envers les plus vulnérables ou peur d’y passer ? Une chose est certaine, c’est à la solitude de la mort que nous nous opposons, pour soi, pour autrui ou pour les deux. Remarquons à cet égard que le port d’un masque semble la matérialisation d’une empathie à notre insu : si la plupart des gens pensent se protéger, c’est bien les autres qu’ils protègent. En cela, les masques sont beaux. Si l’on y ajoute le fait que par un curieux retournement de l’actualité ce qui pouvait valoir il y a quelques mois arrestation et condamnation (se couvrir le visage en manifestation pour échapper à la vidéosurveillance et aux gaz lacrymogènes) est désormais devenu la norme d’une protection généralisée.
Il n’est malgré tout pas possible de négliger les risques d’une aseptisation généralisée de la société, enseignée, apprivoisée par l’observance des « gestes barrière » – horrible terme, convenons-en [7] – ou l’émergence d’une nouvelle forme de discipline sanitaire bientôt étendue à d’autres domaines de la vie, ce qui est une technologie typique du pouvoir [8].
Cette ambivalence des mesures de protection reproduit, dans un tout autre domaine, la ligne de crête que nous proposent les technologies de l’information : surveillance et asservissement généralisés et outil de communication horizontal et incontrôlable. Le pire n’est pas certain – une forme de définition de l’espoir – et voilà que nous pouvons envisager sereinement de prendre notre parti, c’est-à-dire le meilleur, dans une perspective d’émancipation, de ces choses et usages ambivalents.
Gestion de crise
La persévérance dans l’être [9], caractéristique de toute forme de vie, implique de se lever contre le destin. Or, dans le domaine politique institutionnel, cette idée a été abandonnée depuis que tous les partis « républicains » ont renoncé à l’horizon d’une société non capitaliste. Il me semble que nous en avons vu une conséquence à l’occasion de la réaction face à cette crise. Je ne parle pas des logiques économiques mortifères qui ont amené à supprimer des lits de réanimation ces dernières années, ou à se défaire des capacités de production de masques, sujets maintes fois évoqués. Mais ce que nous avons pu observer est une incapacité – ou une grande maladresse – de la part de l’État à gérer la « simple » logistique de crise. Bien qu’ils soient en principe formés à ce type de logistique administrative, ils semblaient soudain empêchés, incapables [10]. Incapables de provisionner des respirateurs artificiels, incapables de s’abstenir de mentir sur les masques, incapable d’en relancer au plus tôt la production. La raison est à chercher dans ce renoncement face au capitalisme. Gestionnaires des reliquats de pouvoir que leur laissent les capitaines d’industrie et surtout prisonniers de l’idéologie de la suprématie et de l’évidence capitaliste, ils se sont révélés très médiocres à l’heure de faire face à l’imprévu.
Par ailleurs, plus profondément, la situation déplorable des hôpitaux en France et l’état dans lequel sont tenus les personnels soignants dénote une incapacité structurelle du capitalisme – et de ses défenseurs institutionnels – à gérer le long terme ; ce qui se comprend bien en conjuguant les logiques d’accession au pouvoir (qui ne se jouent que sur quelques années) à celle de gains à court terme qui est l’essentiel de ce qui intéresse le capitalisme.
Cette crise révèle aussi de façon criante, s’il en était besoin, la fragilité du système économique hégémonique. Historiquement acculé à la recherche de l’ultime valeur, l’impasse de l’abstraction financière, il s’est installé dans le flux tendu. Or les logiques de court-terme s’avèrent infailliblement, lorsque surgit l’aléa et l’incertain, insuffisantes à gérer l’essentiel. C’est-à-dire la survie. Cette épidémie ne sera pas d’une ampleur suffisante pour mettre à bas le cœur des structures capitalistes. Mais nous avons tous observé son incapacité à appréhender ce type de circonstances ; et donc son potentiel d’autodestruction. Et sa fragilité.
Puisque l’économie repartira, puisque dans sa logique borgne elle ne peut que repartir au plus vite, nous retrouvons ici cette idée du temps. Alors que nous avons tous eu l’intuition que se présentait un moment pour ne pas redémarrer comme avant, ils le font. L’hydre sans tête se remet à courir et à ravager ce qu’il prend pour sa basse-cour. Pourtant, l’espace de quelques semaines nous avons vu qu’il existait un bouton « pause » qui dès lors pourrait devenir, moyennant quelques courts-circuits supplémentaires, un salutaire bouton « stop ».
Conjuguons enfin ces considérations avec l’appréciation des risques et constatons un aspect des plus surprenants de la gestion de crise par l’État. Alors qu’en situation de crise il semble sensé de se défaire d’un certain nombre de précautions, les logiques bureaucratiques et les réflexes des autorités les mènent à rechercher, toujours et jusqu’à l’absurde, la certitude. Pensons aux masques, encore, et aux milliers de vies qui auraient été sauvées si nous n’avions pas attendu d’avoir des confirmations scientifiques de la protection apportée par tout type de masques [11]. De même, la propagation aérosol en milieu fermé, très difficile à prouver, représentait pourtant intuitivement, très tôt, un potentiel important de contamination – maintenir des élections municipales dans ces conditions était ainsi bien insensé. Évoquons enfin les essais cliniques. En temps de crise, il paraît normal de tester, et vite, tout ce qui pourrait marcher. Que des mandarins égocentriques et affabulateurs pérorent de façon ridicule et malsaine n’était pas un argument pour ne pas tester au plus vite l’hydroxychloroquine – et l’oublier en l’absence de résultats.
Mais revenons sur une question essentielle. Pourquoi, finalement, l’État a-t-il choisi le confinement ? Les dommages à l’économie capitaliste sont réels, la réponse n’est pas triviale. Si on peut partiellement mettre les réactions de personnages comme Trump ou Bolsonaro sur le compte de la simple bêtise, il n’en reste pas moins qu’ils agissent pour des intérêts économiques. Ils disent tout haut ce que beaucoup de dirigeants de par le monde ne font que penser : nous risquons de détruire l’économie pour sauver quelques milliers de vies. Alors, pourquoi prendre ce risque ? Une interprétation courante est que nous serions entrés dans l’ère du risque zéro, de la sécurité par dessus tout. Une telle explication ne me semble pas probante. De quelle sécurité parle-t-on ? De la population ? De l’économie ? De leur avenir en tant qu’élus ? Les dirigeants pensent davantage en termes d’intérêts que d’idées. Or, en l’occurrence, le principal risque – pour les intérêts qu’ils représentent, ou dont ils sont proches – est bien « l’arrêt de l’économie » ; la sécurité aurait été de continuer sans broncher et de laisser mourir quelques dizaines de milliers de personnes supplémentaires ; cela peut se faire : songez par exemple à la quantité d’Étasuniens morts d’addiction à des médicaments opioïdes. Il me semble plus pertinent d’interpréter ce passager mouvement mondial défavorable à l’économie capitaliste comme une conséquence de la peur de l’opinion publique. D’une nouvelle opinion publique. Tous les dirigeants ont probablement eu l’effroi de se voir, dans quelques années, à la barre d’un tribunal. Ou perdre les prochaines élections. Ou de se voir largement discrédités. Ou d’affronter des émeutes. Ou de se voir conspués à vie. Contrairement à d’autres époques, l’opinion n’est peut-être plus si aisément manipulable. Le propos semble paradoxal, à l’époque des fake news et alors que la plupart des médias sont d’une servilité rarement atteinte auparavant, livrant souvent sans filtre la communication-propagande du pouvoir. Pourtant, ces phénomènes n’atteignent souvent qu’une partie de l’opinion. Tandis que d’autres pans de la société s’informent, agissent et réagissent de façon autonome de la parole politique ou médiatique. Remarquons ici que le confinement a sans doute donné à des millions de personnes du temps pour s’informer et réfléchir, sans les contraintes horaires et l’harrassement du turbin. Mais revenons aux singularités qui pourraient être les signes qu’émerge une nouvelle opinion publique mondiale, moins manipulable qu’auparavant. Jamais autant de jeunes ne se sont dits socialistes qu’actuellement, aux États-Unis. Jamais les revendications féministes – me too – ou plus récemment contre le racisme et les violences policières n’ont émergé de façon aussi massive et spontanée. Les abstentionnistes sont légion et des pays arabes au Chili en passant par Hong-kong ou la France, les révoltes massives parcourent le monde. Et jamais ces révoltes n’ont été aussi clairement organisées, structurées par des principes et pratiques libertaires, autogestionnaires. C’est-à-dire à mille lieues de la parole politique, médiatique. Ces opinions se forment essentiellement via internet et ses multiples applications de communication qui sont de facto inaccessibles à un contrôle total et efficace du pouvoir. Ces moyens donnent une vitesse de constitution et d’organisation jamais vue auparavant. Ainsi, il se pourrait que la réaction des États face à la pandémie – outre que c’est ce qu’il fallait faire d’un strict point de vue sanitaire – soit la conséquence de la conscience, dans les sphères du pouvoir, de la nouvelle force d’une certaine opinion publique connectée. La conscience de la menace d’un important levier de l’opinion populaire. Ils ont des polices fascisantes armées jusqu’aux dents ; ils ont des médias inféodés ; ils ont les clés de l’économie. Mais cette crainte de l’opinion révèle le poids politique des actions du pouvoir, qui pourrait bien avoir cru ces dernières années. Il ne semble dès lors plus possible, en France, de laisser mourir les gens sans rien faire, comme les 30 000 personnes mortes à l’occasion de la grippe dite de Hong-kong 1968. Si cette analyse tient, la conséquence est que le poids politique des actions (ou inactions) de l’État envers la population pourra, à l’avenir, largement neutraliser certaines de ses initiatives. Bien sûr, la première à laquelle on pense est celle d’un usage immodéré de la force publique en cas de nouveaux grands mouvements de grève, révoltes, insurrections ; usage de la force qu’une large réprobation de l’opinion pourrait rendre politiquement impossible, ou trop coûteux. Et aussi, concernant internet : recherchons l’autonomie des grandes compagnies monopolistiques, oui, mais il ne faut pas rechigner. C’est via internet que se forge l’opinion qui les a contraints à décider le confinement.
Coopération
Le confinement nous a aussi montré de façon simple et criante l’importance d’autrui. Du contact avec nos semblables. Du commun. Voilà de bien innocents constats. Pourtant, nous sommes loin d’appliquer ce principe de nécessité. L’exemple le plus criant, visibilisé par cette crise comme jadis par une canicule, est la situation dans laquelle la société tient ses anciens. Relégués en de tristes endroits qu’on n’appelle plus maisons de retraites, mais d’un ignoble acronyme technocratique – EPHAD – nous confinons depuis des années ceux que nous ne voyons que comme des ombres errantes dans l’antichambre de la mort. Cette logique, il serait trop simple de ne la qualifier que d’économique ; c’est bien aussi celle d’un glissement culturel de relégation de ceux qui n’ont plus de potentiel productif, au sens capitaliste, qui est à l’œuvre ; tout comme le psychotique est envoyé à l’asile ou en prison : nous ne supportons plus l’idée de la vieille qui bave un peu sous notre toit ou du fou qui déambule en psalmodiant dans le village. Drôle de coïncidence, ils ne peuvent produire.
La coopération, c’est-à-dire l’entraide sur la base du volontariat est pourtant la logique la plus efficace pour faire corps face à un mal qui nous affecte tous. Pourtant, ce que nous savions par les statistiques s’est rendu visible autour de nous, dans la rue, dans les entreprises, pendant cette crise : les travailleurs les plus nécessaires au fonctionnement de la société sont en général les moins bien payés. Et les plus inutiles, ceux qui peuvent cesser de travailler sans que personne ne les regrette sont les mieux payés.
Justice
Face à l’adversité, si nous devons éthiquement nous dresser face au destin – accepter le drame, parfois, mais non la tragédie –, nous devons bien accepter le hasard. Soit, nous pouvons y passer. Mais alors il faut que ce soit en justice. À égalité, à la loyale. C’est encore un des éléments essentiels que la crise a mis en lumière. Si nous devons accepter l’injustice des prédispositions naturelles biologiques, pourquoi devons-nous accepter d’y ajouter celle des déterminismes sociaux ? Il n’est que les esprits malades du libéralisme pour avoir conceptualisé l’aggravation des inégalités économiques, garanties par les institutions politiques – le droit actuel et la force de la police. Alors que les institutions, les usages d’une société devraient au contraire limiter et compenser les inégalités du sort.
Du micro au macro
Le virus cherche à se propager, étranger à toute autre logique. Il le fait bien, un peu trop bien peut-être, puisqu’il tue plus souvent son hôte que les grippes saisonnières qui ont depuis longtemps appris à vivre avec nous, en nous, de façon récurrente chaque année. Cette croissance autonome du virus, mais qui mène souvent à son autodestruction, rappelle nécessairement l’essence du capitalisme.
Sans qu’il y ait eu de volonté, il se pourrait bien que cette crise soit pour le capitalisme une sorte de grande manœuvre, une répétition générale à l’exercice du totalitarisme dépouillé de ses prétextes et précautions démocratiques. Par l’autorité démesurée donnée au pouvoir exécutif – l’état d’urgence sanitaire – nous voilà préparés, toute une population, toute une génération, à la pratique du confinement. Demain, ce sera pour d’autres motifs qui seront à coup sûr qualifiés de dangers au moins équivalents au Coronavirus. Où étaient les contre-pouvoirs ? Le parlement, inexistant. La justice ? Lorsqu’elle a été saisie de façon absurde par la Ligue des droits de l’homme, elle a retiré aux maires – c’est-à-dire, quoi qu’on en pense, à la forme d’autorité institutionnelle la plus proche des citoyens, et donc la moins dangereuse – le droit de décider de ses propres mesures de prophylaxie. L’autorité devait rester aux préfets. En cela, cette crise et la façon dont l’État l’a gérée pourrait bien avoir cristallisé la fin de la démocratie telle que nous la connaissons, au profit d’États sécuritaires [12]. Il n’y a pas eu de volonté, de dessein secret. Simplement, il y aura sans doute de grandes opportunités pour l’État et le pouvoir, ce qui, encore une fois, relève de la logique fondamentale de l’écosystème capitaliste.
Cette crise éclaire cependant aussi une dimension désagréable pour tout esprit épris de liberté et d’idéaux émancipateurs : il est des moments, et au-delà du local, où une certaine forme de coercition peut se justifier. Dans la situation que nous venons de vivre, il s’agit d’une mesure de confinement généralisé, agrémentée d’interdictions de sortir. La question essentielle est celle de la légitimité de l’autorité, de son contrôle, de la limite dans le temps des mesures adoptées, de leur proportionnalité et des moyens d’application mis en œuvre. Il semble difficile de rejeter ce genre de circonstance d’un revers de main en invoquant la parfaite responsabilité des peuples émancipés. Il y aura toujours des connards qui voudront jouer les matamores de pacotille en refusant une mesure sanitaire collective. Cas d’école passionnant à l’heure de penser un projet de société.
À venir
D’autres crises de cette nature surviendront, à court terme. D’autres épidémies, peut-être dues à la fonte du permafrost, aux contacts accrus avec des espèces d’animaux sauvages acculés. Des bouleversements géographiques et vastes migrations consécutifs aux changements climatiques, des manipulations génétiques mortifères dans le domaine de l’alimentation, de l’élevage. Et puisque nous avons observé l’incapacité du capitalisme et des États qui lui sont inféodés à les gérer, les réactions de solidarité de la base pour la base sont salutaires. Citons en exemple l’action édifiante des Brigades de solidarité populaires [13]. L’idée de ne pas laisser à un pouvoir central le monopole de notre sauvegarde est une raison supplémentaire pour envisager des changements révolutionnaires. C’est-à-dire rapides et radicaux. Comme la créativité, l’inventivité et la nécessaire énergie à de telles initiatives semblent surgir plus aisément sous la contrainte ; cette crise pourrait donc aussi, paradoxalement, être une chance.
Puisque nous avons vu qu’il existait un bouton « pause » (alors que la « main invisible » était réputée autonome et inarrêtable, idéologie de bas étage), pourquoi ne parvenons-nous pas à mettre en pause le capitalisme, ne serait-ce que pour préserver l’environnement ? Parce ce que les changements climatiques requièrent des actions de long-terme, c’est à dire des « stop », et non des pauses. Et qu’à cela, il n’est pas disposé. En cela, l’enjeu environnemental ressemble fort à l’enjeu social : les changements nécessaires sont inconcevables au sein du capitalisme et des systèmes politiques inféodés. Ils ne peuvent leur être qu’exogènes. Dans le même temps que nous avons découvert l’existence d’un bouton « pause », nous comprenons qu’il ne sera jamais décidé par les États d’en faire un « stop ». Notre chance sera peut-être d’avoir compris cela. Et il s’agit peut-être de l’une des dernières occasions, si l’on considère froidement les enjeux climatiques.
Temps et énergie
Ce dont il s’agit, essentiellement, est de conquérir la maîtrise du temps et de l’énergie. Précisons. Qui doit conquérir ? Ceux qui n’ont pas le pouvoir. Cela ne signifie pas prendre le pouvoir, mais simplement cesser d’accepter qu’on nous l’impose. Nous avons proposé une nouvelle définition de l’être humain, qui revient in fine à le définir concrètement par son enveloppe corporelle, mais aussi par ce qui en émane, et par ce qu’il fait. Voter tous les cinq ans revient selon cette définition à accepter une existence amputée ; être, c’est agir. Prendre le contrôle de notre temps – comme certains ont pu l’expérimenter avec un certain bonheur pendant le confinement. Ne plus accepter qu’on nous l’organise. Collectiviser l’organisation du temps. L’accélérer ou le ralentir à notre guise, sans que cela nous soit imposé, en temps de crise ou au quotidien. Prendre le contrôle de l’énergie que nous consommons et de celle que nous produisons ; qu’il s’agisse de travail au sens classique, ou d’activités qui ne sont aujourd’hui pas considérées comme du travail, parce que non jaugées par la valeur. Rompre avec l’absurde et inique système qui dévalorise le plus utile et rémunère grassement l’inutile, en adoptant des définitions de ce que sont les activités socialement utiles (par exemple : est socialement utile toute activité qui entretient ou augmente la liberté d’autrui [14]). Autant de changements structurels qui consistent à imaginer des alternatives au capitalisme, et entraînent la nécessité de stopper ce dernier. Ce qui ne peut plus se concevoir comme une démarche de réforme « de l’intérieur » des institutions démocratiques. Sans doute faut-il faire vite, et fort.
Leo S. Ross
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