Accueil > Réflexions > Lettre ouverte à Jacques Rancière

Lettre ouverte à Jacques Rancière

jeudi 30 janvier 2020, par Jean-Marc Royer

"Les puissants ne veulent plus d’une retraite qui soit le produit d’une solidarité collective"


Si je suis là aujourd’hui, c’est, bien sûr, pour affirmer un soutien total à une lutte exemplaire, mais aussi pour dire en quelques mots pourquoi elle me semble exemplaire.

J’ai passé un certain nombre d’années de ma vie à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et ça m’a montré une chose essentielle : ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité.

Qu’est-ce que c’est que ce régime spécial des cheminots qu’on nous présente comme un privilège archaïque ? C’était un élément d’une organisation d’un monde commun où les choses essentielles pour la vie de tous devaient être la propriété de tous. Les chemins de fer, cela appartenait à la collectivité. Et cette possession collective, elle était gérée aussi par une collectivité de travailleurs qui se sentaient engagés vis-à-vis de cette communauté ; des travailleurs pour qui la retraite de chacun était le produit de la solidarité d’un collectif concret.

Démolir pièce à pièce.

C’est cette réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce à pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus, possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros. Des individus qui, en se vendant au jour le jour, accumulent pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes des points, en attendant un avenir où les retraites ne seront plus fondées sur le travail mais sur le capital, c’est-à-dire sur l’exploitation et l’auto-exploitation.

C’est pour ça que la réforme des retraites est pour eux si décisive, que c’est beaucoup plus qu’une question concrète de financement. C’est une question de principe. La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif. Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien : la solidarité ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive. Deux fois déjà ils ont lancé toutes leurs forces dans cette bataille et ils ont perdu. Il faut tout faire aujourd’hui pour qu’ils perdent une troisième fois et que ça leur fasse passer définitivement le goût de cette bataille.

Déclaration de Jacques Rancière, prononcée le 16 janvier 2020 devant les cheminots grévistes de la gare de Vaugirard.



Cher Jacques Rancière,

Votre démarche doit être saluée : bien peu osent encore s’acoquiner avec la plèbe – on l’a constaté lors de ce mouvement de gueux en gilets jaunes débuté en 2018 – et, à contrario, beaucoup se souviennent de l’écho qu’avait eu la prise de parole de Pierre Bourdieu à la Gare du Nord en 1995. Elle symbolisait à sa manière – celle d’intellectuels malheureusement en voie de disparition comme le dit Shlomo Sand – le soutien de la majorité de la population aux grévistes d’alors.

Mais la situation s’est nettement transformée. Nombreux sont ceux et celles qui le comprennent et le disent : nous sommes en plein changement de régime, à un tournant de l’histoire de ce pays ; et puisque votre prise de parole tourne sur Internet, permettez que, tout en en approuvant une grande partie, nous en disputions une autre.

Car c’est à ce prix que nous aurons quelques chances supplémentaires de traverser le désert de la critique qui sévit depuis les décennies d’alternances entre bourgeoisie de droite et bourgeoisie de gauche, alimentées par les « notes pour décideurs » de leurs think tanks respectifs, voire communs. Une désertification politique à laquelle se heurtent d’ailleurs les populations du monde entier et qui laisse malheureusement leurs révoltes sans une traduction qui vaille, pour leur avenir et celui de notre planète.

Or, tous ceux et toutes celles qui fréquentent assidûment le pavé ou les assemblées dans ce pays depuis des lustres, ont compris que nous avons affaire à une radicalisation du capital sous les auspices boursiers et qu’il ne s’agit pas d’y répondre en reproduisant ad nauseam les schémas ou les crédo passés, fussent-il auréolés de la gloire d’une Résistance un peu trop rapidement appropriée. Voici.

Vous dites : « La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie…  »

En régime capitaliste, et à moins de contester la notion de prolétarisation – un dessaisissement de l’être qui a certes pris de nouvelles formes, plus profondes et plus intimement refoulées – le travail (une des catégories dont on voudrait nous faire croire qu’elle a toujours existé) est fondamentalement contradictoire avec la vie. C’est très loin de n’être qu’une question théorique et c’est encore plus vrai depuis 1945 qui doit à présent être considéré comme une date de rupture dans l’histoire de la Terre. En effet, le recul historique nous permet de comprendre que depuis lors, le capitalisme s’est progressivement métamorphosé en « une guerre généralisée au vivant » – fut-elle agro-industrielle, chimique, nucléaire, de basse intensité, etc. – qui nous a conduits aux désastres auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.

Et plus loin vous écrivez : «  la réforme des retraites est pour eux si décisive, que c’est beaucoup plus qu’une question concrète de financement. C’est une question de principe.  »

Vous en conviendrez, ce n’est pas qu’une question de principe ou de financement conjoncturel, c’est aussi une question vitale d’accumulation/rotation du capital qui ne doit jamais cesser de tourner sous peine de disparaître. Le temps de la retraite était surtout né de l’abandon d’une partie de la plus-value, au temps où les prolétaires s’usaient très vite, au temps où le rapport des forces capital/travail permettait aux réformistes d’avoir encore « du grain à moudre » comme le disait Bergeron, de ne jurer que par l’Etat redistributeur et souvent de s’y recycler eux-mêmes.

Contre-révolution internationale des années 1973-1989 et baisse (tendancielle ou pas) du taux de profit aidant, il n’y a plus de petites économies pour le capital financier. À son échelle, il en est à gratter les fonds de tiroir et en l’occurrence, cela prend des aspects tout à fait concrets : il s’agit par exemple de remettre les retraités au boulot, partout dans le monde, surtout qu’à présent on peut en faire « des travailleurs du clic à domicile » jusqu’à extinction, puisqu’il suffit d’un minimum de validité physique pour cela. Grâce aux GAFAM, ils sont déjà plus de cent millions dans ce cas.

Sauf pour quelques-uns, la retraite du travail, n’a jamais été un El dorado. Cela peut même prendre la forme d’une relégation solitaire et dépourvue dans un monde où le travail est LA valeur suprême [celle qui justement permet de dégager la Valeur et la survaleur]. Car, outre que cette civilisation nous atomise de plus en plus, baladant les vacuités néolibérales entre narcissisme et dépression, qui n’a pas déjà constaté à quel point certains retraités pouvaient se sentir exclus ou obligés de s’exiler pour pouvoir survivre ?

De plus, il ne s’agit pas seulement d’une mise en cause de tout ce qui reste des conquêtes sociales, car, tapies derrière des « mesures faciales positives » affichées par ce gouvernement et les médias de ses amis, ce sont toutes les propositions du programme de Macron qui ont été conçues comme des armes de destruction massive de ce qui fait société. C’est ce qu’il appelle à juste titre une « Révolution culturelle » et qui n’est rien moins qu’une totale mise au pas des dividus. Autrement dit, les projets offensifs de ce gouvernement sont d’une ampleur et d’une profondeur telles, elles risquent d’engendrer de telles régressions, que c’est au niveau anthropologique – c’est-à-dire dans la manière de se conduire, de vivre, de penser, d’imaginer, et même de résister – que ces bouleversements pourraient se traduire. D’où l’urgence de s’y opposer avec la dernière énergie, en ayant pleinement conscience des enjeux colossaux dont il s’agit.

Par ailleurs, « l’intérêt privé » qui s’érige en totem n’a jamais produit qu’une fétichisation du lien social, surtout depuis deux siècles. Encore faut-il qualifier sa dernière mutation pathogène : il s’agit d’une rationalité calculatrice – (et intrinsèquement transgressive puisqu’elle vise à dépasser toute limite et toute subjectivité) – qui a fini par structurer nos imaginaires. Mais en juin 36, en août 44 et en mai 68 – l’existence du vieux monde s’étant dissoute dans l’insurrection ou la grève générale – cette cage d’acier s’est instantanément désintégrée pour laisser place, fut-ce le temps d’un été, au début d’une expérience proprement renversante qui consiste quotidiennement à constater avec stupéfaction qu’il est non seulement possible de vivre autrement, mais que, de plus, le goût de la vie et de la beauté revient nous submerger, pour notre plus grand plaisir, comme s’il avait toujours été là, inscrit en nous. Et il l’est.

C’est tout cela qu’il nous ferait plaisir de retrouver en renouant le fil des résistances victorieuses et plus encore, si affinités partagées. Certes, destituer un système qui a été intériorisé depuis plusieurs siècles ne se fera pas en un seul soir, comme cela nous fut trop longtemps seriné. Mais pour que cela se produise, encore faudra-t-il, dans un premier temps, que cette guerre généralisée au vivant soit volontairement arrêtée.

En attendant, s’opposer radicalement à cette course folle vers l’abîme, c’est notre seule manière de rester humain, au jour le jour.

Bien à vous, Jean-Marc Royer [1]


[1Jean-Marc Royer : auteur de "Le monde comme projet Manhattan" et membre de Autre Futur.
Ses articles sur le site