Un sujet de réflexion sur l’individu.
C’est un sujet bien peu abordé dans le mouvement ouvrier. Il convient de dire que, tout comme la réflexion égalité homme/femme a eu du mal à s’imposer, celle de la violence envers les personnes âgées dépendantes est marginalisée, voir tabou. Les raisons sont diverses, mais parmi elles, il se peut que ce sujet renvoi à l’avenir de chacun d’entre nous et nous mette mal à l’aise. La question de la mort qui est largement évacuée dans nos sociétés pose un voile opaque sur cette période de la vie qui la précède. Regarder la maltraitance des sujets dépendants c’est aussi déchirer ce voile. C’est effrayant.
La maltraitance active ou volontaire des personnes âgées permet à celles et ceux qui la pratiquent de rejeter les personnes dépendantes hors de l’humanité et ne pas avoir à supporter l’image de leur propre futur.
Il ne s’agit pas ici d’écrire à propos des personnes âgées dans la société et des problématiques liées à l’âge. Rappelons que c’est aux personnes âgées elles mêmes de s’exprimer sur les discriminations qu’elles subissent et à nous tous de les appuyer dans leurs luttes comme dans toutes les luttes pour l’émancipation.
Néanmoins nous aborderons la problématique générale de l’âge en préalable à notre sujet principal. Celui-ci contextualise la question de la maltraitance des personnes âgées et fait qu’on l’aborde différemment de la maltraitance des autres publics vulnérables, jeunes enfants ou certains personnes handicapées.
Le sujet central est bien celui de réfléchir à un phénomène massif, qui touche des personnes qui sont rendues vulnérables et parfois qui ne peuvent même plus s’exprimer sans intermédiaire. Notre propos est bien celui des personnes âgées vulnérables.
Qu’est ce qu’une personne âgée ?
Sur le « marché du travail » nous sommes seniors, d’après certains économistes, à partir de 37 ans. Le plus souvent (comme pour l’ANI [1] de 2005) c’est l’âge de 45 ans qui nous fait basculer dans le champ de senior. Cela peut faire sourire au regard d’une espérance de vie qui est beaucoup plus importante. Mais De facto cela impacte sur l’ensemble de nos comportements et du regard que nous portons sur nous mêmes en fonction de notre âge. Evoquer même le terme de senior, de salarié âgé, dévoile une société, où premièrement on segmentarise la population et deuxièmement on stigmatise tout ce qui ne renverrait pas à l’image de la personne idéale.
Il serait d’ailleurs très difficile de définir un type de personne idéale. La personne qui dépasse quarante, cinquante ans a le défaut de ne plus être assez jeune. La personne jeune, elle, a le défaut dans notre société médiatique d’être jeune et de poser de multiples problèmes, la plupart imaginaires ! Pour résumer il faudrait être jeune sans être jeune, mais surtout pas être vieux !
L’âge est aussi un regard et une perception sociale qui en Occident renvoi de plus en plus, à une image négative, paradoxalement, malgré son propre vieillissement généralisé.
Être une personne âgée c’est donc avant tout une convention ou une lecture sociétale. Nous sommes toujours la personne âgée de quelqu’un.
La seule approche scientifique est celle, médicale, qui constate en effet, qu’à partir de 85 ans en moyenne, en dehors de pathologies particulières, physiologiquement il y a des modifications qui font basculer les individus dans ce que les gériatres nomment le grand âge. L’ossature plus fragile, impose objectivement d’arrêter la plupart des activités physiques à risque (courses, marches rapides, vélos). Ce ralentissement physique impacte en conséquence tout le fonctionnement de l’individu, et peut même affecter conséquemment l’activité intellectuelle.
D’un autre côté, sur le plan intellectuel, justement et en opposition aux idées reçues, des études démontrent que :
– à âge égal de vieux américains réussiront moins bien des tests de maths et de logiques que de jeunes américains, tandis que des vieux chinois auront les mêmes résultats que les jeunes chinois.
C’est l’environnement culturel et l’image du vieux que renvoi et construit la société qui fait la différence. Hors pathologies et en ayant des activités diverses, la plasticité du cerveau [2] fait, que même si avec l’âge le vieillissement impacte sur l’intelligence, celle ci emprunte et crée d’autres chemins. Mentalement, si la personne reste active, en termes de désirs, de goûts, d’intelligence, le vieillissement n’est pas un affaiblissement. Ceci peut être même au contraire un atout, du fait de l’accumulation des expériences.
La plus puissante des maltraitances est sociétale et quelque part sources de toutes les autres.
Le regard et la place accordée aux vieux sont importants, et s’il n’y aucun souci à être noir, arabe, homo, vieux, la manière de qualifier la personne avec un certain ton pose problème. Il en est ainsi lorsque l’on dit : « l’arabe », « le juif », « le vieux ». Ce n’est pas le mot le problème mais le pronom qui ne désigne pas simplement un fait mais accentue une différence. En effet la société en diffusant l’idée que le vieillissement c’est aller vers un « moins bien », général et pas seulement un affaiblissement physique implique réellement que mentalement et physiquement beaucoup des personnes vieillissantes se moulent dans cette image de l’affaiblissement et l’amplifient, voir le produisent en partie. Nous nommons cela : l’effet Pygmalion.
En conclusion de notre préalable : la réflexion sur un changement radical de la société et des rapports de production devrait prendre en compte le vieillissement massif de la population (aujourd’hui en Occident, au Japon, en Chine, mais demain sur l’ensemble de la planète) et ses conséquences. Le syndicalisme révolutionnaire (mais plus largement l’ensemble des approches socialistes) qui se veut porteur d’un projet d’une société démocratique, du et dans le travail, doit également penser la contradiction de la retraite salariée en l’absence de l’exploitation capitaliste [3]
La maltraitance des personnes âgées
Après cette entrée en matière, nous voulons attirer l’attention sur la problématique de la maltraitance des personnes âgées vulnérables.
Pour assurer notre présentation, il est important de préciser que nous distinguons le terme de violence de celui de maltraitance.
Une personne âgée qui frappe un soignant, c’est un acte de violence. Un soignant qui frappe une personne âgée, ou non âgée, en pleine capacité de répondre, d’alerter, c’est également un acte de violence. Un soignant qui frappe une personne âgée qui est dans des conditions telles, qu’elle ne peut, soit se défendre, soit alerter, ou bien alerter mais ne pas être crue ou écoutée, c’est un acte de violence, bien sûr, mais qu’on va nommer plus spécifiquement maltraitance. Dans la définition de la maltraitance, il y a la notion, plus large que celle de violence qui est que le public victime est fragile ou vulnérable. C’est pour cela qu’on va parler de maltraitance également pour les enfants ou certaines personnes en situation de handicap. Par certains aspects, cette maltraitance recoupe celle des handicapés, et des jeunes enfants, mais pas entièrement.
Le terme de maltraitance est plus large que celui de violence car il n’est pas forcément lié à l’action d’un individu ou d‘un groupe d’individus, et il n’est pas obligatoirement volontaire, ou même conscientisé par les auteurs [4].
Au niveau international la maltraitance est classée en sept familles en distinguant ce qui est actif et ce qui est passif. La maltraitance est également classée en trois niveaux.
Les différentes formes de maltraitances des personnes âgées vulnérables.
Les sept familles de maltraitance sont :
-Premièrement les violences physiques, soit les coups, la contention abusive [5], morsures, pincements, brûlures, ligotage, soins brusques sans information ou préparation [6], non-satisfaction des demandes pour des besoins physiologiques, violences sexuelles, meurtre (dont euthanasie non choisi par la personne)
-Deuxièmement les violences morales / psychiques, soit les cris, les insultes, les silences, les chantages en tous genres, les manipulations, l’infériorisation, l’abus d’autorité, les comportements d’infantilisation, le non-respect de l’intimité, les injonctions paradoxales.
Troisièmement les violences médicales, médicamenteuses, par exemple l’abrutissement de personnes pour « simplifier » le fonctionnement d’un service, d’un domicile. Manque de soins de base, non-information sur les traitements ou les soins, abus de traitements sédatifs ou neuroleptiques, défaut de soins de rééducation, non prise en compte de la douleur.
Quatrièmement les violences financières / matérielles, tout ce qui est vol, abus, vente forcée, détournement.
Cinquièmement, les privations / violations de droits, soit imposer des tutelles ou déborder du cadre de la protection des majeurs ou encore construire une tutelle en dehors de tout cadre juridique et médical. Limitation de la liberté de la personne, privation de l’exercice des droits civiques, d’une pratique religieuse, philosophique, de loisirs en tous genres.
Sixièmement, les négligences actives, soit toutes formes de sévices, abus, abandons, manquements pratiqués avec la conscience de nuire. Cela comprend les mauvaises organisations d’un service d’aide à domicile ou d’établissement, dont les acteurs sont conscients des défauts de fonctionnement.
Septième et dernière famille : Les négligences passives, soit les négligences relevant de l’ignorance, de l’inattention de l’entourage. Cela comprend les mauvaises organisations d’un service, non conscientisé, l’absence de formation du personnel, de l’encadrement, l’absence d’information des familles, des aidants naturels.
Il y a en général trois niveaux admis dans les formes de la maltraitance. Premièrement on évoque les maltraitances évidentes et conscientes qui pour le sens commun tomberaient sous le coup d’une condamnation juridique et morale. Deuxièmement on parle des maltraitances par crise, un service désorganisé temporairement par manque de personnel, une fille ou un fils qui sous le coup de la colère ou de la tristesse gifle sa mère. Troisièmement on parle de maltraitances paradoxales, il s’agit de l’ensemble des maltraitances qui résultent de bienveillance, de la volonté de bien faire. Citons comme exemple un auxiliaire de vie qui, au domicile, fait tout à la place de la personne, en pensant bien faire, et l’entrainant ainsi dans une perte d’autonomie encore plus grande.
Une réflexion sur le sujet incontournable
Énumérer l’ensemble des familles de maltraitance n’indique pas leurs ampleurs respectives. Un rapport de 2011 du médiateur de la république rappelle qu’en Europe il existe une réelle explosion de la maltraitance financière des personnes âgées, notamment au sein des familles et plus particulièrement en Espagne, Italie et France.
Un autre rapport [7] de l’OMC de 2011 concernant la zone Europe [8], indique que le taux de maltraitance des personnes âgées [9] dépendantes pourrait atteindre 25% ! Dans le détail près de 9000 personnes âgées sont victimes d’homicides en Europe chaque année. 2,7% auraient subi des maltraitances physiques, 0,7% des violences sexuelles, 19,4% expriment avoir vécu une maltraitance mentale, psychique ou morale, et 3,8% une violence financière. Des millions de personnes sont concernées par chacune des maltraitances définies précédemment !
Le phénomène tout en étant largement ignoré du grand public est d’une grande ampleur et ne devrait pas être subsidiaire à une réflexion sur le changement social qu’il soit réformiste ou révolutionnaire, car celle ci peut être porteuse d’un grand intérêt pour cette problématique de l’alternative sociale même.
C’est la vision de la personne qui a perdu son autonomie au sein de notre société qui reste à construire. La pensée révolutionnaire s’est construite avec un petit nombre de « faibles ». Autrement dit, la pensée socialiste comme libérale s’est construire sur le travailleur ou individu qui dans la très large partie de son temps passé sur terre est censé être autonome. Le handicap, la perte d’autonomie sont supportables car minoritaires. L’angle d’approche que constitue le CARE nous permet un regard totalement différent, où la notion d’autonomie n’est pas conçue sur un mode binaire (on est ou on est pas autonome), mais sur un mode graduel et poly-centré (on est plus ou moins autonome et on est tous dépendant les uns des autres).
Renvoyer à une situation post-capitaliste la résolution d’un tel problème est absurde. Il s’agit d’un problème central du monde actuel et à venir. Premièrement, heureusement que, par exemple, les victimes du sexisme, du racisme, de l’homophobie n’ont pas attendu la révolution pour se battre ici et maintenant sur les problématiques qu’elles rencontraient en tant que. Deuxièmement, la maltraitance des personnes âgées faibles, renvoi à des problématiques d’exploitation capitaliste et donc tout comme les autres exploitations il convient de les combattre ici et maintenant, mais elle renvoi aussi à des problématiques fondamentales (quel que soit le mode de production) et donc là également il n’y a aucune raison d’attendre pour trouver des solutions.
Mais ceci doit être complété par le fait que nous devons différencier les victimes. Les personnes âgées non dépendantes, peuvent se mobiliser contre l’âgisme comme d’autres le font contre le patriarcat ou encore l’homophobie. Cependant personnes âgées en perte d’autonomie sont vulnérables, tout comme certaines personnes en situation de handicap ou de jeunes enfants et ne peuvent pas se défendre.
C’est cette seconde catégorie, croissante, qui, doit être prise en compte, dans la lutte ici et maintenant et dans la perspective d’une société libre. En effet, l’adage, « ne me libère pas je m’en charge » ou l’affirmation « l’émancipation des personnes dépendantes sera l’œuvre des personnes dépendantes elles-mêmes » ne sont pas possibles.
Des causes financières à la maltraitance ?
Une grande partie des maltraitances est due au manque de financements de l’aide à la dépendance. A titre de simples exemples : lorsque l’on couche (aider à se mettre au lit) une personne à 16h30 et qu’elle ne sera levée à 11h le lendemain faute de personnels ou d’organisation c’est une maltraitance ! De même lorsqu’on ne dispose que d’un quart d’heure pour aider à la toilette, car le financement est pour ¼ d’heure, là encore nous sommes dans une situation de maltraitance. Cette maltraitance, qui de surcroît culpabilise, une partie des salariés et les force à être entre bénévolat et salariat (car ces salariés restent en dehors des horaires de travail plus longtemps que prévu) et nie les droits des salariés, est une maltraitance organisée par le système qui veut de moins en moins redistribuer de la sphère de la production vers celle de l’aide aux plus faibles. Idem, il est à noter que la crise économique qui touche une partie de l’Europe pourrait expliquer qu’au sein des familles la maltraitance financière explose envers les plus faibles. Pas si rares du tout sont les témoignages des auxiliaires de vie à qui les familles reprochent ou ont reproché de trop bien s’occuper et de maintenir en vie la personne âgée. L’attente de l’héritage, même modeste, n’est plus taboue dans certains cas.
Une partie de la lutte contre la maltraitance des personnes âgée passe par une lutte d’amélioration des conditions de travail des salariés des différents services. Cela passe par une augmentation des financements des heures pour l’aide aux personnes âgées en perte d’autonomie. Nous devons lutter contre l’idée d’une cotisation qui irait aux assurances privées. La seule question sur ce sujet est : faut-il une cinquième branche de la sécurité sociale pour la dépendance, ou tout simplement rester sur la branche de l’assurance maladie ? Rappelons que la vieillesse n’est pas une maladie en soi et toute dépendance est un symptôme et une conséquence d’une maladie.
La redistribution doit se faire vers les plus faibles d’une société. Une meilleure répartition des richesses ce serait cela également. La maltraitance des personnes âgées est un résultat parmi d’autres, non pas de la baisse dans ce cas, mais de la non suffisante augmentation des budgets globaux des conseils généraux pour l’APA [10]
L’effet ciseau
Une autre conséquence du monde actuel est ce que je nommerais l’effet ciseau de la dépendance. D’un côté la médecine progresse très rapidement et il y a une augmentation de l’espérance de vie et donc la vie est prolongée, parfois à outrance. Cette même médecine, ou plutôt certains médecins, spécialistes, chirurgiens, les laboratoires, se font des rentes de situation de l’augmentation de la dépendance. Il y a un intérêt financier de certains de ces acteurs de l’accroissement de la dépendance des personnes âgées.
D’un autre côté le fait que les femmes travaillent beaucoup plus à l’extérieur depuis soixante ans (en plus des activités au sein du domicile) font qu’aujourd’hui elles sont rattrapées par cette usure supplémentaire et rejoignent les hommes en termes de pathologies liées au travail, aux comportements addictifs (sports, alcools, tabac). Cela accroît mécaniquement le nombre de personnes dépendantes. L’intensification de la productivité dans tous les secteurs depuis des années, la montée de la précarité et des inégalités, font que l’espérance de vie en bonne santé commence à baisser pour l’ensemble des anciens travailleurs [11].
Cela additionné au fait comme écrit précédemment que la médecine à la tarification, les laboratoires pharmaceutiques, des EPHAD, fabriquent au sens plein du terme, du « vieux dépendant » car cela rapporte [12], font qu’automatiquement, le phénomène de la dépendance va croître énormément.
Espérance de vie accrue, espérance de vie en bonne santé fragilisée donne une plus grande probabilité de subir de la maltraitance, sinon en valeur relative, tout du moins en valeur absolue, par ce seul fait.
Une société qui, face au vieillissement en mauvaise santé programmé, ne met pas en face les moyens va produire un développement de toutes les formes de la maltraitance.
Reconnaissons que la maltraitance physique et psychique est moindre dans les établissements qu’à l’aube des années 2000. Les cadres sont désormais beaucoup formés et sensibilisés à ce sujet. L’ANESM ou la FNG [13] produisent beaucoup de matériel didactique. Dans le même temps ces cadres refusent souvent d’admettre ou seulement à demi mots, les abus de tutelle, les abus de psychotropes, certaines contentions [14], comme des maltraitances. Ces formes de maltraitance sont mêmes parfois institutionnalisées, comme les médicamenteuses, la contention, ou celles liées à la conséquence du manque de personnel ou du manque de formation du personnel. La maltraitance financière est également souvent niée : « ça ne nous regardent pas » est le cri du cœur de la très grande majorité des professionnels ou voisins interrogés.
Pourtant des médecins gériatres attirent l’attention sur le fait que de mettre en place des organisations de services bientraitantes ne coûtent pas plus chers à terme dans l’établissement mais qu’il faut prendre un peu de temps pour former les gens et changer les habitudes. Ils le prouvent à travers maints exemples. Malheureusement les établissements fonctionnant à flux tendus ne pensent pas pouvoir changer. En sous effectifs, ils ne sont souvent pas en capacité d’inventer le déclic qui permettrait de changer sans coûts supplémentaires. Un acteur extérieur est souvent bienvenu pour aider au changement.
L’individu fragile dans la pensée socialiste
La restriction actuelle des budgets des états pose problème. Mais aussi la rapacité de certains des acteurs du médical et du pharmaceutique. Ce sont deux causes en termes de production de la maltraitance. Le monde économique dans lequel nous vivons est un facteur aggravant du phénomène. Cependant une des principales causes de la production et du maintien de la maltraitance est le fait qu’elle soit largement impensée par nous tous. Ceci dépasse la question du capitalisme.
La question du sujet faible et du dégoût qu’il peut nous inspirer avec comme conséquence la violence contre ce sujet est profondément enracinée [15] Nous sommes témoins au quotidien [16] que l’amour et le rejet ne sont pas incompatibles. La plus grande part de la maltraitance est intra familiale. Elle est parfois liée au manque de moyens mais pas seulement. La maltraitance intra familiale (ou au domicile) est le fait d’abord du ou de la conjointe, qui n’en peut plus. Puis cela provient des enfants qui hébergent ou vont voir quotidiennement leurs parents dépendants. Enfin ce peut être les proches, amis ou autres connaissances, et enfin les intervenants à domicile (surtout s’ils ne sont pas suffisamment formés).
Le niveau de vie, les ressources financières, ne permettent pas de résoudre entièrement les contradictions et les tensions que vivent les personnes de l’entourage de la personne âgée dépendante. Y compris avec beaucoup d’argent, l’épuisement est là !
La personne malade, souhaite rester au domicile, l’autre ne supporte plus cette présence continue mais ne se voit pas seul sans ce qu’était l’autre avant. Contradictions sont sources de tensions et l’amour coupable source de haine.
La prévention de la maltraitance a besoin, certes de moyens financiers, mais surtout d’éducation de nous tous et de préparation à cette phase de la vie qui sera de plus en plus courante et, parlons clair, de l’invention d’une autre culture.
Il n’est pas certain que la pensée libertaire tout comme l’ensemble des pensées socialistes conçoivent le faible, le dépendant comme phénomène massif. Les faibles sont vivants, mal, mais vivants dans notre monde, car il y a un mélange d’intérêts. Le capitalisme « de la santé » a intérêt à cette quantité croissante de malades et le christianisme qui inspire encore largement notre culture protège la vie à tout prix. Il y a synergie entre ces deux approches. Critiquer cette approche capitaliste et chrétienne, ne revient pas à dire que l’allongement de la vie n’est pas un progrès, mais que c’est le bien être des personnes qui comptent et non les intérêts qu’ils apportent : profit financier d’un côté, compassion de l’autre. La critique du salariat nous éclaire sur la critique du malade dépendant.
La résurgence d’un individualisme très fort, ou la construction d’un capitalisme froid, fait qu’on entend souvent autour de nous, « je ne me supporterais pas dans cet état, faudra me supprimer ». La réalité est que très rares sont les gens athées ou croyants qui ont envie de se supprimer. S’ils le pensent, ils repoussent toujours le moment, jusqu’à ce qu’ils ne peuvent plus penser ou décider. L’idée du suicide face à la dépendance est de facto une aporie, car il n’y a pas de temps T, pour le concrétiser. Un sujet s’enfonçant dans la grande dépendance voudra (en général) simultanément mourir et continuer à vivre et pense : « Je souffre, mais attendons au moins demain… ». Or si l’euthanasie ne nous choque pas, ou d’ailleurs toutes formes de suicides, pour nous cela ne peut être qu’en toute conscience et avec un minimum de recul ou répétition de la demande. Personne ne peut décider à notre place de notre mort ou se précipiter sur notre première demande à mourir pour la satisfaire.
La maltraitance des personnes âgées vulnérables est donc le résultat, également, de toutes ses contradictions qui travaillent les « encore bien portants » au contact des dépendants. Dégout. Empathie. Sympathie…
Il est urgent de construire une autre culture.
Que nous vivions en mode de production capitaliste ou sur des bases radicalement différentes, la place des personnes dépendantes doit être pensée et pensée dans un cadre bientraitant [17]. Nous ne sommes pas sûrs que les mouvements révolutionnaires du siècle passé auraient apporté une réponse satisfaisante, dans le respect de l’humanité telle que nous la concevons. La tendance eugéniste des mouvements ouvriers des années 1920/30, laissait peu de place aux faibles. Souvent en échangeant avec des personnes nées en Afrique sub-saharienne et qui travaillent en France dans ce domaine, elles [18] évoquent que la culture africaine vénère beaucoup plus la personne âgée. Certaines affirment que celle ci est sacrée. Les personnes âgées en Afrique ont (60 ans-70 ans) et sont très peu nombreuses au delà de cet âge. Elles travaillent jusqu’à la mort ou l’incapacité totale de le faire. Pour ces auxiliaires de vie, ce sont souvent des cris du cœur de personnes qui comparent les solidarités familiales et villageoises (ou de quartier) dans les deux contextes et ne comparent pas la solidarité via l’état. Il y a aussi une part d’idéalisation du « pays ». Le rapport aux vieux sera fortement impacté en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, tout comme en Europe, par le développement de la culture qui accompagne le capitalisme (consumérisme, individualisme…) dans le siècle à venir avec ses bons et ses mauvais aspects.
Notons que la profession d’auxiliaire de vie est en France touchée par un certain racisme qui attribue des qualités innées différentes aux noires, aux blanches, aux maghrébines. Avec des stéréotypes de certains responsables secteurs qui pensent, que les noires sont mieux pour telles types de vieux, les blanches pour telles autres…
Une plaisanterie de mauvais goût existe dit « s’il n’y avait pas d’étrangers il n’y aurait pas de racisme ». La chose est la même pour les personnes âgées dépendantes. Leur présence massive perturbe une société qui n’a pas pensé une place pour eux. Il y a une réelle montée de l’âgisme et une pensée trouble, sous jacente, mais qui petit à petit prend forme orale. Elle s’exprime sous des expressions telles que : « a quoi bon vivre dans cet état » et « ils nous coûtent chers » ou encore « il faut laisser la place aux plus jeunes ». Mais comme pour l’immigration, il faut faire le même travail qui a consisté à montrer la richesse de l’apport de nouvelles cultures, c’est à dire, inventer et mettre en avant, la richesse que produisent les anciennes générations, y compris lorsqu’elles sont en totale perte d’autonomie.
La perte d’autonomie n’est pas la perte d’humanité. L’humanité s’enrichit de sa différence et ce en totale opposition avec ce que pensaient les mouvements socialistes d’avant la seconde guerre mondiale, tous très influencés par l’eugénisme.
De manière triviale nous pouvons prendre le cas de la cécité. Personne ne souhaite être aveugle, tout le monde est d’accord de trouver des traitements contre les différentes pathologies. Par contre le fait qu’on ait intégré les aveugles, ou les sourds comme autre choses que des êtres maléfiques ou des personnes à charge a fait se développer des connaissances, telles que le braille, le langage des signes, qui enrichissent l’humanité et subsidiairement tous les humains de cultures plus étendues mais également nous rendent plus fort dans la définition de ce qu’est un être humain.
L’autonomie est un leurre, une approche idéologique, qui nous empêche de penser la richesse des personnes dites dépendantes. Soyons outrancier : si des personnes dans des EHPAD sont incapables de porter seules de la nourriture à leur bouche, les personnes soit disant normales, autonomes, qui lâchées dans la nature, même une nature féconde, seraient incapables de survivre, de se nourrir et s’abriter sont majoritaires dans nos sociétés !
L’évolution de notre champ de l’humanité (ce que nous mettons dans l’humanité) a incorporé au fur et à mesure de l’histoire : les esclaves, les femmes, les ethnies différentes, les enfants, les personnes handicapées. Poursuivre ce chemin va permettre de, si l’on se bat pour, d’intégrer les personnes âgées dépendantes. Et cet accroissement, ce refus de la maltraitance, car l’autre fait parti de l’humanité, modifiera par capillarité notre sensibilité et par conséquent notre richesse. En premier lieu, celles et ceux qui au quotidien travaillent auprès des personnes dépendantes, s’enrichissent et diffuseront cette culture.
Mais sans que ce soit entièrement dissocié, la technique, permet aussi d’accroître cette richesse. L’invention du braille ou du langage des signes, qui certes est plus liée à l’acceptation de l’autre qu’à vraiment une invention technologique est un exemple. Notons que l’exemple le plus frappant est celui de Stephen Hawking. Ce scientifique aurait dû en l’absence de la médecine moderne être mort depuis longtemps. Mais surtout et ce qui de manière hallucinante ne vient à l’esprit de personne est qu’il apporte une richesse évidente par ces idées (en équipe bien sûr) à la science et à l’humanité alors qu’il est d’un niveau de dépendance physique extrêmement élevé. Cet exemple nous montre, que la bientraitance, la lutte contre la maltraitance, le fait de prendre en compte l’individu dans l’humanité, pourrait être multipliés et accroître considérablement notre richesse collective. Combien de centaines de milliers d’être humains dans nos mouroirs sur terre ne sont pas écoutés tandis qu’ils peuvent encore balbutier, alors que Stephen Hawking n’est même plus capable de cligner un œil ? Parce qu’il y a souffrance et absence d’expression apparente (et d’aide à cette expression) on nie même que ces personnes soient capables de penser et de nous apporter alors que nous avons encore le contre exemple le plus flagrant devant nous !
Pour un individualisme social ?
La question de la maltraitance des personnes âgées vulnérables nous renvoi donc à la place de l’individu dans la société. Ni état, ni famille qui ne soient pas choisi, aurait dit Bakounine. Si l’éclatement des clans et des tribus, vers la famille mononucléaire a été un progrès, la famille peut aussi être un frein à la libéralisation de l’individu. Nous confondons trop souvent l’individualisme et l’importance croissante de l’individu libre dans nos sociétés. Le premier est pour nous négatif. Il est l’atomisation et la soumission de tous au marché fétichisé. Le second est un progrès, c’est l’émancipation de l’individu par rapport aux groupes divers. Cependant, dans une société où les individus fragiles sont très nombreux, comment s’entendent leurs places dans les collectifs ?
Parmi ces collectifs, il y a la famille. Aujourd’hui la possibilité de choisir d’avoir ou non des enfants, peut impliquer une certaine logique à l’obligation alimentaire envers ses descendants. Par contre, on ne choisit ni ses frères et sœurs ni ses parents. L’obligation alimentaire envers ses ascendants est souvent mal vécue. L’obligation alimentaire (dans le cadre juridique) est mal vécue parce qu’obligation et ce qu’il y ait ou non de l’amour entre les deux générations. Cette obligation légale, accompagnée d’obligation morale (liée à la culture et/ou à la religion), puisqu’obligation est une importante source de maltraitance envers les personnes âgées.
La solidarité familiale, tout comme la solidarité amicale, doit être possible évidemment, mais complémentaire à une solidarité sociétale : l’ensemble des individus sont solidaires de l’ensemble des individus. Les individus sans-enfants de par leurs contributions (cotisations sur le salaire, impôts) participent autant que les parents au financement de l’éducation nationale. Pour nous, même s’il faudrait dépasser le cadre étatique, c’est un mode de fonctionnement solidaire que nous défendons. Pourquoi les enfants, qu’ils aiment ou non leur parents, devraient être obligés de participer financièrement de manière supplémentaire aux autres actifs. Pourquoi les maisons de retraites, même publiques, pourquoi l’aide à domicile même importante, reposent plus sur les enfants des parents dépendants que sur les autres actifs ? Même lorsque les enfants aiment leurs parents-et rappelons le : pourquoi devrait-on aimer sa famille ?-cette obligation légale et morale ici, plus ou moins religieuse ailleurs, conduit au rejet de l’autre et en conséquence à l’une ou l’autre forme de maltraitance. La culpabilisation de la génération des vieux actifs ou jeunes retraités par la société, sur le style « la famille est la cellule de base de la société, c’est là que doivent d’abord s’exercer les solidarités », conduit à la frustration et l’exacerbation des tensions. Cette génération, qui compte et calcule ses années d’espérance de vie en bonne santé a envie à juste titre d’en profiter et de jouir du temps qui lui reste. Le matérialisme, autrement dit la conscience qu’il n’y a que la matière dans le temps présent, se traduit aussi parfois par un comportement consumériste qui délaisse des êtres proches. Nous n’avons pas juger ou poser une morale sur ces individus. Mais leur faire reposer le poids de la génération qui s’en va, dans le cadre restreint des solidarités familiales est une source importante des maltraitances. La famille protège autant qu’elle enferme et peu de choses en sortent. Au delà des violences physiques directes, réelles mais minoritaires, ce sont surtout au sein de la famille des violences affectives, du chantage à l’abandon, du racket. Nous avons souvent des témoignages d’auxiliaires de vie, décrivant des personnes âgées quasiment enfermées dans du chantage et qui vivent comme en prison, mais supplient les intervenants (les aides à domicile témoins) de ne rien dire de cette situation. Ce sont les mêmes processus que dans les violences conjugales, avec en sus, le fait que les personnes ne peuvent souvent même plus se mouvoir.
Penser l’individu, développer l’individualisme social, c’est prévenir à long terme des maltraitances.
Conclusion
Si nous ne faisons pas cela : inventer cette nouvelle culture ou l’individu quel que soit son état physique et mental est souverain dans ses choix et inscrit dans une solidarité sociale (dépassant les cadres étatiques, familiaux, d’entreprise, communaux). La seule barrière protectrice actuelle des personnes dépendantes est celle de l’intérêt du capital pharmaceutique à garder vivant des tiroirs caisses et le fond judéo-chrétien (caritarisme) dont nous connaissons les limites.
Les libertaires qui pensent pourtant beaucoup l’individu, le pense, en général selon les types classiques : enfance puis travailleur actif dans le collectif. Cette absence de regard sur l’inactif vieux (inactif selon les critères traditionnels) de longue durée conduit à des impasses. La première impasse est que, tant que la société est capitaliste, la réponse est simpliste pour les révolutionnaires classiques, c’est au capital de payer pour les faibles, sans prendre suffisamment en compte que le manque d’argent n’est pas tout.
La seconde impasse est que, dans un autre futur a-capitaliste, une société du travail démocratique sans réflexions sur ce sujet et sur les bases posées jadis par le mouvement ouvrier, serait tentée de résoudre le problème de la maltraitance des personnes âgées vulnérables par la suppression de la cause du problème !
C’est pour cela et parce que nous luttons contre les idéologies religieuses (la morale) et le capitalisme (la propriété), qu’il nous est indispensable de penser la richesse sociale, sociétale et économique, qu’apportent ceux et celles qui sont non seulement en dehors du travail, mais en plus en dehors de toute autonomie classique [19].
La maltraitance des personnes âgées sera combattue par l’éducation, par la diffusion d’une nouvelle culture, diffusant l’idée, qu’on ne « garde pas les vieux par compassion ou par devoir », mais bien parce qu’ils font partie de la richesse du collectif humain, qu’ils sont toujours humains [20].
Cyrille Gallion