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J’ai tenté de parler politique avec un "street-marketeur" du "charity-business"
lundi 22 octobre 2012, par
Vêtus un jour d’un T-shirt aux couleurs de Care, un autre jour à celles de la Croix rouge ou d’amnesty Internationnal, des "street-marketeurs", la plupart étudiants, vous abordent en ville, dans des lieux de fort passage. Ils travaillent dans une branche florissante de l’économie : le "Charity-business" ou marketing humanitaire.
Les organisations non gouvernementales, qui opèrent dans l’humanitaire, ont des perspectives de croissance prometteuses et offrent des "produits gratifiants" pour leurs contributeurs. [1]
Au nombre de 4000 en 1980, elles étaient environ 35000 en 2005. Pour prendre leur place sur un "marché étroit", elle se professionnalisent en faisant appel à des cadres de haut niveau pour les diriger et appliquer des techniques marketing-commerciales [2]. Formés en quelques heures, les street-marketeurs, véritables abeilles ouvrières, apprennent à aborder les prospects, à jouer sur la corde sensible de la "solidarité humanitaire" et à vous faire "participer au sauvetage d’un monde inégaliataire…" [3].
Pendant un an, dans le quartier des Halles, j’ai été abordé par des street marketeurs… témoignage :
Leur première action du "street-marketeur" consiste donc à vous aborder par quelques phrases anodines du genre : " Bonjour, Z’auriez pas deux minutes pour Action Contre la Faim ? " ou " Vous connaissez le travail de l’association Care ? "
Une fois le "client potentiel" capté, le programme se déroule comme dans les bonnes pubs. Le temps est compté et il faut rentabiliser la "mise sur le trottoir" de ces étudiants pour augmenter le "retour sur investissement" de leurs salaires [4].
En général "super sympa", s’adressant à vous comme comme à un "pote", il vous dresse le tableau de toutes les actions entreprises sur les 5 continents, du Bangladesh au Bénin, de la Birmanie à Haïti. Ils détaillent les grandes actions "solidaires" offertes à 55 millions de personnes pour construire, transformer, responsabiliser et rendre autonomes les plus démunis, tout en protégeant leurs droits économiques et sociaux… Touché pas de si belles actions, le client devrait alors demander "comment aider ?" et, si tout se déroule comme prévu dans le plan marketing, il doit sortir son porte-monnaie ou plutôt remplir un document l’engageant à verser régulièrement son obole [5].
Personnellement, après avoir sagement écouté et consulté les dépliants de pure communication-marketing, j’engage alors la discussion sur un autre terrain en posant une question simple : "Super vos actions, mais avez-vous une analyse ou une position politique face à ces problèmes auxquels vous venez en aide ?".
Le "street-marketeur", du tac au tac : "Ah non, nous, on ne fait pas de politique !"
Moi, tranquille et interrogateur : "Mais cette pauvreté et les effets que vous combattez ne s’inscrivent-ils pas dans un système et un schéma politique et économique ? Quand vous bossez pour Handicap International, vous ne dénoncez pas l’industrie de l’armement ? Quand vous bossez pour Action contre la faim, vous ne parlez pas non plus de la chasse aux couts de production toujours plus bas, recherchés par le profit des grandes compagnies ou la généralisation des OGM ?…"
Lui, légèrement mal à l’aise : "Oui, il y a des problèmes, mais on est là pour aider les gens et on ne peut pas laisser comme çà… Il faut faire quelque chose et nos donateurs ne veulent pas faire de politique "
Moi, insistant : "Quand vous dites que vous êtes là aussi pour responsabiliser les populations que vous aidez et vouloir les rendre autonomes. Mis à part les aider à entretenir des puits ou les cultures, est-ce que vous leur apportez aussi des enseignements pour avoir des analyses et des pratiques pour les aider à être autonomes et s’auto-organiser ?"
Le "street-marketeur", à ce moment, ne me considère plus du tout comme son "pote", mais cherche quand même à "faire signer" : "Mais notre action s’adresse aussi aux États sur lesquels on fait pression. C’est nous qui avons œuvré pour que les dons soient déduits des impôts et que les États prennent leur responsabilité…" L’argument devrait me faire plier. Cala fait bien 10 minutes que nous échangeons sur le trottoir et il regarde sa montre. J’en déduis qu’il est "hors délais".
Je continue : "Au fond, n’avez-vous pas l’impression que votre ONG, par ses actions seulement "bienfaitrices" ou "catho" assiste "en toute bonne foi" les systèmes qui génèrent la misère et qui, sachant que vous êtes là pour "arranger" la situation, peuvent alors continuer en "toute tranquillité", voire vous intégrer dans leurs plans et dérives économico-politiques ? Idem pour les donateurs qui après avoir déduit une part d’impôt et leur bonne conscience soulagée, ne se sentent pas plus concernés que ça ? "
"Et vous, vous faites quoi ?" me demande-t-il alors, visiblement agacé, avant de prendre congé avec un rapide "au revoir". Business is business, il file tout sourire, en direction d’une jeune fille à qui il lance un "Allez souriez, c’est vendredi ! , Vous connaissez le travail de notre association ? ".
Fin de l’échange Je continue ma route. À 500 mètres, il y a une street-marketeuse aux couleurs de MSF. Inutile de m’arrêter. Elle a reçu la même formation et devrait débiter le même discours apolitique réhabilitant l’esprit des Dames Patronnesses du XIXè siècle qui, alors que leurs maris exploitaient une main d’œuvre la semaine, elles venaient leur prodiguer de "bonnes œuvres" le dimanche après la messe…
Derrière une éthique de façade, le "charity business" se révèle être une machine bien huilée, mue par un souci d’efficacité aux techniques dignes d’une entreprise de démarchage à domicile. Pour garder son job, l’étudiant / "street marketeur" [6] se doit d’appliquer les consignes pour obtenir coûte que coûte la signature et le relevé d’identité bancaire de passants crédules. Morceaux choisis [7] :
- Dans la rue, il n’y a pas de délai de réflexion. Tu dois faire signer les gens tout de suite. Ils ont bien compris qu’on est là pour leur demander de l’argent. Inutile de tergiverser en leur parlant de renseignements complémentaires, de visite du site Internet, etc.
- En moyenne, une personne qui signe et ne se désiste pas dans la foulée maintient son prélèvement bancaire pendant… 5 ans ! C’est l’une des clés du « marketing de rue » : une fois recruté, le donateur s’avère très fidèle. Même s’il n’adhère plus tout à fait aux valeurs de l’association .
- Tu ne dois pas confondre recruteur de donateurs et militant : si quelqu’un manifeste une hostilité viscérale à l’égard de la Croix-Rouge ou des associations caritatives en général, n’insiste pas. Il vaut mieux passer à quelqu’un d’autre. Nous n’avons pas la prétention de changer les mentalités. Notre rôle est de multiplier les contacts pour maximiser nos chances de trouver des donateurs. Nous sommes des chercheurs d’or, pas des alchimistes, nous ne cherchons pas à changer le plomb en or.
- Dans la rue, ne vous mettez pas en situation d’infériorité. Les gens ne doivent pas s’arrêter par pitié à votre égard. Moi, je considère toujours qu’ils ont de la chance de me rencontrer. Je leur offre la possibilité de changer d’état d’esprit, d’être un peu moins égoïstes. S’ils ne veulent pas saisir cette chance, après tout, tant pis pour eux !
[1] Pour assurer leurs dépenses de gestion et de communication elles recherchent des financements provenant tant de "grands donateurs" publics et privés que du public. En concurrence entre elles pour trouver ces contributions tant convoités, elles adoptent des stratégies marketing, dérivées directement de celles des entreprises privées ; afin de conquérir des "parts de marché"… dans les dons. Elles doivent concevoir un marketing mix adapté intégrant à la fois une "gamme de produits" adaptée au marché (type d’actions humanitaires supposées intéresser tel ou tel segment de donateurs, dont les sujets d’intérêts peuvent varier en fonction de l’écho médiatique des évènements), que l’exploitation de techniques de communication adaptées à ces "cibles de clientèle".
[2] Les 20 premiers collecteurs de dons de l’Hexagone ont engrangé 1,1 milliard d’euros en 2007
[3] 53 % des Français donnent aux associations et 38 % le font régulièrement, c’est-à-dire au moins une fois par an. L’aide aux personnes en difficultés arrive en tête des causes soutenues, devant la santé, la recherche et l’aide au développement
[4] Les meilleurs recruteurs obtiennent 0,75 signature à l’heure en moyenne et les très bonnes équipes sont à 0,68.
[5] Quand un "recruteur de donateurs" vous demande votre RIB pour mettre en place un prélèvement mensuel, il faut près d’un an avant que l’association touche son premier euro. L’argent de vos 10 à 12 premiers versements ne va nullement à la cause soutenue mais dans les caisses de la société qui fait travailler les recruteurs…
[6] J’en ai même rencontré un qui portait un tatouage anarcho-syndicaliste sur l’avant bras. En phase avec ma position critique, il me confia sa difficulté de naviguer entre ses principes et son besoin d’argent…
[7] Pour découvrir l’univers du "street-marketing" et du "charity-business", lire "Donateurs, si vous saviez..." de Marc Reidiboym. ed Gobin Bertrand