En 1976, la clientèle africaine et antillaise est rejetée de la plupart des discothèques de Paris. Jean Michel Moulhac, directeur du plus grand nightclub de Paris, "le Chalet du Lac" inaugure alors "la Main Bleue", dans le centre commercial de la Mairie de Montreuil, qui devient la grande discothèque "noire" de la région parisienne. Dans ce local de 1.300m2, le décor est pratiquement inexistant : sol en asphalte et murs bruts de décoffrage. Un podium, en tubulures métalliques (type échafaudage) est monté pour recevoir des orchestres.
La musique est programmée par des disques-jockeys africains. L’ ambiance, l’habillage et la manière de danser y sont comparables à celles des boîtes de nuit de Harlem ou de Memphis, bien qu’il est à peu près certain que les clients n’ont jamais traversé l’Atlantique. Ils n’ont donc pas eu à réinventer…
"La nuit, sapez vous noir "
Dans son numéro de septembre/octobre 1976, Actuel, le magazine français de la Free Press, rend compte de cette discothèque :
" Building verre fumé dans un terrain vague, enseigne néon, portes à hublots, escalier de béton. C’est La Main Bleue à Montreuil, la boite des noirs qui succède à La Bohème, la boite aux lasers qui te peignent en vert-fluo. New York en banlieue, aussi démesuré, aussi froidement moderne, le son du Velvet en moins.
Au centre du manège, une vision : un homme noir vêtu de blanc phosphorescent ondule, glisse, se fractionne, bât l’air de ses grands membres comme une marionnette génialement saccadée. Il est pris dans un faisceau laser ovale.
Les personnages qui rentrent à La Main Bleue s’y montrent dans une tenue extravagante qui porte en elle des influences italiennes, anglaises, espagnoles, et qu’on ne trouve qu’à Paris. C’est un costume deux pièces en tissu souple et voyant, avec une veste longue aux épaules étroites ; la taille est haute, excessivement cintrée ; les pantalons larges. Cela ressemble aux types princier, romantique, prisunic, music-hall, montreur de foires, étudiant de Harvard, Monsieur Loyal, danseur de flamenco, torero.
Tout a commencé en 1962, quand les frères Renoma ont livré ce genre de costume au public, mais sous sa forme classique, serge bleu marine, écusson, pantalons de flanelle grise. Tandis qu’ils habillent les minets, un vieux tailleur juif invente déjà cette coupe étonnante qui redonne au complet veston sordide des années quarante, comme à ses débuts, un peu de noblesse et d’orgueil. Et les flambeurs de Belleville en achètent, dans un tissu à rayures, pour singer Al Capone.
1968 : le style Bonnie and Clyde n’est qu’une brève résurgence.
1969 : Les jeunes employés et les jeunes prolos qui flippent sur l’atelier et sortent en boîte le samedi Soir, jouent aux étudiants, alors très en vedette. Les prolos adoptent et adaptent le fameux costard des minets - les chaussures rondes remplacent les mocassins très chics, le front dégagé remplace la mèche sur l’œil. Des grandes villes, le mouvement des costards du Temple gagne les provinces.
Les Noirs de Paris adoptent le style en 1970, et apportent leurs trouvailles. Les vestons deviennent léopard, ils ont des revers démesurés, des manches en pagodes, des galons de soie, des volants, des boutons partout, auxquels s’ajoutent les gourmettes, les foulards, les colliers, les boots pointues, les bagues, les chapeaux. Sur les physiques décontractés des Africains, le costume devient frime et music-hall.
Trêve de baratin, je vais m’acheter mon costume cintré rouge. Moi aussi, je veux ces revers de satin noir bleutés, ces vestes longues qui volent pour découvrir une doublure en nylon blanc. Moi aussi, je veux des pantalons-jupes qui claquent sur des escarpins vernis, je veux renvoyer cette image ringarde et bariolée et m’ajouter aux vitrines des grands boulevards, et que les yeux figés des passants me servent de référence. "
1977, les dandys bohêmes investissent La Main Bleue
Les nightclubbers parisiens, qui oscillent entre disco et punkitude, déambulent entre le Sept, le Palace ou les Bains Douches [1]. "Exotisme" oblige, les dandys bohêmes traversent le périphérique, s’aventurent jusqu’à Montreuil, "en pleine zone" et investissent La Main Bleue. Karl Lagerfeld [2] y organisera une soirée "Moratoire noir" qui fera scandale à cause d’un spectacle de fist fucking.
Paloma Picasso [3], Mick Jagger [4], Alain Pacadis [5], Thierry Mugler [6], Eva Ionesco [7], Andy Warhol [8] ou Johnny Pigozzi [9] sont les nouveaux rois de la Main Bleue…
1980, la Rumba congolaise fait salle pleine à la Mutualité
La Main Bleue redevenue "blanche", la clientèle africaine revient sur Paris pour se déhancher désormais sur les rythmes lancinants déroulés par les guitares infatigables de la Rumba rock (ou Rumba congolaise), cet aller-retour de l’histoire musical entre les rythmes afro-antillais et ceux de Brazzaville ou de Kinshasa. Elle est parfois politique. "Independance Cha Cha" du Grand Kalle célébre le 30 juin 1960 : “ Nous avons obtenu l’indépendance / Nous voici enfin libres / À la Table Ronde nous avons gagné / Vive l’indépendance que nous avons gagnée ” …
Le TPOK Jazz, Franco, Tabu Ley Rochereau, Wenge Musica, Pepe Kallé ou Sam Mangwana déroulent leurs rythmes festifs en contrepoint à l’assourdissant punk ou à la mécanique Disco. La salle des fêtes de la Mairie du XIVème s’enflamme alors avec Pamelo Mounk’a, l’Élysée Montmartre parle lingala [10] et à la Maison de la Mutualité, les concerts du Grand Zaïko Langa Langa ne se terminent pas avant le 1er métro.
Entre deux sets, Djo Balard, le "Roi de la Sape", qui a délaissé les costumes de Renoma, présente ses créations vestimentaires et "Wilfried", un tailleur du quartier de la porte Saint-Martin, à ses heures producteur, se proclame "la griffe de l’homme". Les Sapeurs endossent des costumes de luxe et se chaussent en J.M. Weston [11].
2016 : Sape, Rumba congolaise et subversion vestimentaire
En 2015, une exposition ; Bord des mondes affichait la Sape au Palais de Tokyo à Paris. Les créateurs Jean-Jacques Castellbajac ou Paul Smith ne cachent pas leur source d’inspiration en rendant hommage aux sapeurs dans leurs collections. Le chanteur Stromae s’en inspirait pour sa collection capsule en 2014. En 2016, le rapeur Maître Gims réinterprète la Rumba rock et rend hommage aux Sapeurs Congolais (et à son père, chanteur du groupe Viva La Musica de Papa Wemba), dans son titre : "Sapés Comme Jamais"…
40 ans après, les DJ et les clients africains de la Main Bleue doivent avoir un sourire ironique en constatant ce "come back". En achetant leurs costumes sur le boulevard Barbès ou dans des ateliers du quartier et en dansant au son des orchestres congolais, ils se forgeaient leur propre culture vestimentaire et musicale pour exister dans une France où leur situation sociale était "de loin la plus défectueuse de toute la main-d’œuvre étrangère". [12]
Désormais, la sous-culture de l’apparence, des références, du costume ou de la tribu a fait des petits et quand on n’a ni maison ni voiture, il ne reste que soi, son corps, ses fringues, et l’affirmation d’un style, inventé, refait ou récupéré. Dans les capitales européennes, le style vintage, rétro-futuriste s’épanouit, avec une auto-réinvention du monde, de soi et d’une réappropriation de la vie. Lutter contre l’uniformisation, les grosses marques, le e-commerce globalisé, et même le rythme imposé par le néo-libéralisme, deviennent des "must", plus haut placés que la simple coquetterie ou l’élégance de fashionistas "en voie de ringardisation". S’habiller (se saper), s’érige désormais comme un manifeste général d’une vie marginale qui se veut inventive.
[Le vêtement], cet outil de distinction et de domination sociale est devenu, aujourd’hui, un outil de subversion sociale. Des gens dont on ne sait pas comment ils gagnent leur argent, soignent leur apparence pour être vus, et sortir de la misère…
Axelle Arnaut-Kabout, sociologue africaine, à propos de la Sape.