Durant l’année scolaire 2011-2012, se donnait à l’EHESS un premier séminaire sur l’Anthropocène. Après les cours, les discussions allaient bon train sur le boulevard Raspail, car si d’un côté cette notion avait le mérite de rappeler que tous les dérèglements bio-géophysiques – dont le réchauffement climatique – ne tombaient pas du ciel, il était vite apparu que leurs causes, même historicisées, avaient tendance à rester dans la stratosphère des idées ou à être logées dans l’éternelle « nature humaine ». C’est donc avec plaisir que nous avions accueilli, en juillet 2015, la parution d’un article en anglais de Daniel Cunha [1] qui se proposait d’analyser cette notion et de rappeler la place du capitalisme dans ces phénomènes bio-géophysiques.
… Nous avions dû déchanter.
Mais puisqu’il est question que cet article que nous avions alors traduit paraisse en français, il nous a semblé important d’en faire la critique.
1 - Une gigantesque falsification de l’histoire présente encore l’introduction du capitalisme thermo-industriel en Europe à la fin du XVIIIe siècle [2] comme un progrès – c’est sa version bourgeoise – ou comme une nécessité historique avant d’atteindre l’âge d’or socialiste, c’est sa version marxiste d’antan. Sous le nom de « révolution industrielle » qu’elles ont en partage, ces deux versions de l’histoire ont également en commun d’avoir enrobé du prestige politique de la « modernité » ce qui doit être en réalité comparé aux désastres provoqués par la colonisation [3] en Afrique et ailleurs, à savoir un anéantissement de toutes les formes organiques de l’existence, un démembrement rapide et violent des communautés, une déstructuration des rapports au monde, à la Terre, au vivant, ce qui a finalement culminé dans la réduction de toutes les activités humaines au substantif de travail, une catégorie qui ne fait que dissimuler sa réalité, la misère du salariat [4]. Pour s’en faire une idée, il n’est qu’à lire le rapport sur la condition ouvrière des années 1830 que René Villermé raporte de son périple dans les principales villes textiles de France [5].
Cette falsification de l’histoire n’est pas un point de détail car ses diverses conséquences sont encore importantes à présent. En effet, ce qui continue d’être largement incompris, c’est que l’avènement du capitalisme thermo-industriel a précipité la réduction du vivant à une « variable d’ajustement » dans les comptes du Capital et finalement à une « abstraction vivante », hors-sol, ce qui fut et reste, en soi, profondément transgressif, dissolvant, dévastateur et mortifère. C’est la raison pour laquelle tous ceux qui s’opposaient à cette dynamique capitaliste – des Luddites aux romantiques – s’opposaient plus ou moins consciemment à cette déshumanisation en marche. Parce qu’ils restent dans la lignée progressiste ou marxiste d’antan, certains affublent encore ces résistances et leurs filiations théoriques, politiques ou philosophiques, de « critique artiste » [6]. En fait, continuer d’utiliser ces termes, c’est avouer ne rien avoir compris à l’essence du capitalisme thermo-industriel et c’est surtout continuer de bloquer le travail d’élaboration en vue d’un Autre Futur. Car comment repenser le monde, s’il règne la plus totale confusion sur la nature de ce que nous avons perdu avec l’avènement du capitalisme ?
Ainsi, lorsque Daniel Cunha écrit que « le développement des forces productives est aussi un développement des forces destructrices », il en néglige malheureusement la réalité historique, la portée théorique et n’est donc pas en mesure d’en tirer les conséquences. Autrement, il n’aurait pas manqué de s’interroger sur les critères permettant de déterminer les points de bascule ou de rupture qui mènent ces « forces destructrices » à mettre en cause la vie sur Terre, puisque c’est ce dont il est clairement question à présent. Il est possible de formuler autrement cette remarque méthodologique : cette destructivité du capitalisme industriel est-elle toujours identique à elle-même depuis ses débuts à Sao Tomé au XVIe siècle, ou bien s’est-il produit un « saut » de cette destructivité au point de remettre en question la vie sur Terre ? Et dans l’affirmative, à quel moment ce tournant s’est-il produit ? Autrement dit, et plus généralement, l’Histoire serait-elle un long fleuve tranquille, sans méandres, sans cataractes, et qui n’a jamais changé de lit ?
Une autre version tout aussi contestable de cette anhistoricité, consiste à penser qu’une « crise permanente » est consubstantielle au mode de production capitaliste et que ses crises incessantes sont en train de s’approfondir à tel point que celui-ci est condamné à brève échéance. Ainsi, on entend dire depuis deux siècles : « Le capitalisme est en train de scier la branche sur laquelle il est assis ». La scie doit être diablement usée et l’on se demande même si elle peut encore servir. Trêve de plaisanterie, il serait profitable de lire à ce sujet Shlomo Sand [7] qui explique en détail ce qu’est une rupture historique et la manière dont elle se caractérise. Car il y a eu des ruptures historiques depuis deux siècles.
En outre, s’agissant du capitalisme, il serait plus pertinent de parler d’une indexation de ce mode de production sur la mort plutôt que d’une simple destructivité, surtout depuis que s’est instaurée une « guerre généralisée au vivant » après 1945 : que l’on pense à ce propos à la soi-disant « révolution verte [8] », à l’automobile, au nucléaire, à l’envahissement marchand ou à ses applications jusques et y compris dans l’intimité psychique et la physiologie cérébrale des dividus.
Enfin, peut-on encore penser qu’un « développement de ces forces » (un langage emprunté au corpus de la science physique) qui sont majoritairement devenues destructrices, pourrait s’avérer souhaitable et légitime, comme par magie, et du seul fait d’une « sortie du capitalisme » [9] dont nous aimerions bien, là aussi, connaître quelques critères nous permettant de l’identifier, de manière au moins à nous en apercevoir. En d’autres termes, le fait de « sortir du capitalisme » pourrait-il de facto opérer une transmutation de la destructivité (de ces « forces ») en positivité ? Nous voyons bien qu’ici la téléologie, voire la théologie pointe le bout de son nez comme ce fut le cas dans les marxismes vulgaires depuis plus d’un siècle et demi.
En fait, postuler une dualité des « forces productives » (pensons au nucléaire [10]), c’est encourager la croyance en une possibilité miraculeuse de retournement positif qu’une volonté politique nouvelle suffirait à faire advenir. On sent bien dans ces propos la toute puissance attribuée à ce type de « nouveau pouvoir » et qui fait froid dans le dos. Lénine ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que le socialisme à venir, c’était les soviets plus l’électricité. On a vu ce que cela a engendré en URSS. Ce que l’on sait moins, c’est que dès le printemps 1918, celui-ci faisait envoyer dans tout le pays des circulaires recommandant l’adoption de l’organisation scientifique du travail – le taylorisme – c’est-à-dire le nec plus ultra du capitalisme que Ford mettait en œuvre au même moment outre-Atlantique [11].
L’illusion concernant le « développement de ces forces productives » et leur retournement positif, on la voit concrètement à l’œuvre lorsque Daniel Cunha affirme « qu’il n’y a pas de contrainte technique à une transition solaire complète en deux ou trois décennies… ». Or, il est désormais reconnu que la production d’électricité d’origine photovoltaïque n’est ni soutenable, ni souhaitable [12]. D’autre part, cette manière de poser le problème sous forme de « transition » n’est pas adaptée à la gravité de la situation qui implique davantage une révolution qu’une transition. Sans compter que, dans le devenir des sociétés humaines, il ne se produit jamais de transition au sens plein du terme, mais un « chevauchement » de différents processus, un recouvrement ou ce qu’on appelle en Histoire un « tuilage » des phénomènes les uns par rapport aux autres.
Certes, la violence accolée au mot de révolution depuis 1794 (et que la contre-révolution internationale des années 1973-1989 a réactualisée [13]) lui fait préférer le mot de transition ou de « sortie » (du capitalisme), mais en l’absence d’un examen critique qui reste d’ailleurs à faire, ce n’est pas une raison suffisante pour l’abandonner.
Autre exemple. Si Daniel Cunha remarque à juste titre l’utilisation du concept d’équivalent [universel] carbone par le giec (en réalité il s’agit de la tonne équivalent de co2), il en reste malheureusement à cette constatation. Cela aurait pourtant pu le conduire à évoquer le rôle concret, majeur et longtemps sous-estimé du méthane [14]. Or ce gaz est 28 fois plus calorifique que le co2 sur une période de 100 ans. Cette sous-estimation a longtemps participé à mettre sous le boisseau tous les détriments de l’élevage animal – principal responsable des émissions de méthane – dont Valérie Chansigaud, [15] fait remarquer qu’il constitue aujourd’hui 90% de la biomasse de la mégafaune sur Terre.
Cela aurait également pu le conduire à évoquer cette source d’énergie fossile et carbonée (contrairement à ce qu’avancent les nucléocrates) qu’utilise l’industrie nucléaire – l’uranium – et de ses effets délétères passés, présents et à venir. Parler des conséquences destructrices du capitalisme et ne rien dire de l’industrie nucléaire constitue non seulement un vrai tour de force, mais aussi une propension à camper sur le belvédère de la critique abstraite.
2 – Dans les lignes qui suivent, nous citons mot à mot, avec exactitude et dans l’ordre où elles sont énoncées, les étapes du raisonnement de Daniel Cunha :
– a - « Dans ce scénario [Kyoto], il est de plus en plus probable que l’application d’une "technologie de rattrapage" soit finalement nécessaire…
– b - Par conséquent, ce qui vient à l’esprit est la géo-ingénierie, la technologie ultime de "rattrapage"…
– c - Il y a d’énormes risques liés à cette approche, car le système climatique et ses sous-systèmes ne sont pas entièrement compris et sont soumis à […] des transitions brusques, et au chaos [... phénomènes] qui ne sont pas rationnellement accessibles…
– d - Compte tenu de son coût relativement faible, cependant, il est probable que le capitalisme assume le risque de l’entreprise comme d’habitude afin de préserver sa quête fétichiste de bénéfices, en gardant la géo-ingénierie comme une sorte de solution miracle au réchauffement climatique.
– e – [Mais] les mécanismes étatiques et de marché risquent d’échouer à éviter un changement climatique catastrophique.
– f - synthétiser les interactions complexes, la matière et les flux d’énergie qui constituent des écosystèmes de caractéristiques et d’échelles différentes avec leurs histoires naturelles spécifiques, n’est pas du tout une tâche triviale… »
Tout un chacun peut constater (et vérifier) le glissement progressif qui s’opère sous la plume de Daniel Cunha depuis la critique des accords de Kyoto jusqu’à la phrase qui consiste à nous faire remarquer que prendre le contrôle des écosystèmes ne sera pas une tâche triviale. Ce qui sous-entend qu’il y a là une certaine difficulté et que nous serions bien inspirés de nous y atteler dès maintenant, conclusion que la dernière partie de son article confirme, à notre grand étonnement. Car selon l’auteur, l’Anthropocène serait un « concept contradictoire », « une promesse non tenue », un concept « imprécis », recouvrant – les mots sont lâchés – une rupture « non planifiée, non intentionnelle, non contrôlée » [16].
En somme, les partisans de l’Anthropocène ne se donneraient pas les moyens d’une fin plus rationnelle et mieux maîtrisée. Cet argumentaire, ce fétichisme de la rationalité nous fait dire que la déconstruction de ce qui fait aussi la pérennité du capitalisme thermo-industriel, à savoir la structuration des imaginaires actuels par la rationalité calculatrice et transgressive, [17] prendra quelques temps…
Par ailleurs, il serait bien naïf de croire que toute « technologie reconfigurée et socialisée ne serait plus déterminée par la rentabilité, mais serait la traduction technique des nouvelles valeurs et aurait tendance à devenir de l’art ». Serait-il possible, par exemple, de reconfigurer l’industrie nucléaire, automobile, chimique ou spatiale afin qu’elles deviennent des activités artistiques ? Quant aux technologies électriques, électromécaniques, pneumatiques, hydrauliques, éoliennes, marée-motrices… elles resteront toujours des technologies dont les contraintes, les avantages et les inconvénients ne changeront pas, quels que soient les choix socio-politiques à venir. Certaines d’entre-elles, comme la fission, la fusion atomique ou le photovoltaïque devraient tout simplement être définitivement abandonnées. D’une manière plus générale il serait d’ailleurs souhaitable que l’usage futur des objets techniques soit passé au tamis du bien-être et du bonheur : par exemple, était-on moins heureux avant l’invention du téléphone portable ? Questions subsidiaires : pour quelle raison fut-il inventé et quelle place tient-il dans l’évolution des relations sociales et du capitalisme contemporain ?
3 - La grande majorité des désastres écologiques en cours, y compris la sixième extinction massive des espèces ne sera évidemment pas stoppée par des innovations techniques mais par la subversion de la « forme valeur » et celle d’un type d’existence inadapté, dont la recherche du « contrôle », de la « maîtrise » [de la nature], ou de « la richesse matérielle » font partie.
Lorsque Daniel Cunha écrit « les technologies … pourraient être utilisées pour façonner un monde de richesse matérielle abondante … un temps social gratuit et abondant en raison de la très haute automatisation des forces productives … tous sous contrôle social », on croirait lire les revues de vulgarisation scientifique des années 1930 à 1960 [18]. Viser encore et toujours plus haut et plus fort que le capitalisme, dénote que les bases de cet ancien rapport au monde ne sont pas mises en question car il s’agit encore de le dominer, fusse à d’autres fins et sous d’autres formes, théoriquement et politiquement vertueuses, bien sûr.
Il est essentiel de se demander pourquoi les anciens démons qui prospéraient sous « le règne du toujours plus » ne referaient pas surface, les mêmes causes produisant en général les mêmes effets. En outre, l’argumentation frise parfois le non-sens : envisager, par exemple, de prendre « le contrôle réel des cycles bio-géophysiques de la planète » ou le « contrôle conscient des cycles de ressources planétaires » dont certaines ne viennent « à maturité » qu’au bout de plusieurs centaines de millions d’années (charbon, pétrole), c’est rester dans la démesure de cette volonté de contrôle (un terme qui revient à dix-sept reprises) et qui contribue de manière décisive à placer l’être humain en dehors de cette « nature » (ou ce qu’il en reste). Au passage, ranger ces phénomènes naturels dans la catégorie des « ressources planétaires » c’est déjà les chosifier, en faire des abstractions, avant même de se poser la question de savoir s’il serait bon de les extraire du sol.
Enfin, il faut ardemment souhaiter que nous n’atteignions jamais une « très haute automatisation des forces productives », ce qui serait le signe d’une division sociale du travail encore plus intense qu’elle ne l’est à présent, aggravant l’artificialité de la vie hors-sol telle qu’elle s’est développée depuis que les villes sont nées, il y a cinq millénaires, et où nous sommes délibérément parqués depuis deux siècles par le capitalisme thermo-industriel. Il serait en tous cas préférable de se demander comment vivre autrement et que faire de cet héritage empoisonné.
En résumé, aucune collection de technologies et de techniques ne nous aidera à façonner un monde meilleur. Proposer d’y placer tous ses espoirs revient au surplus à proroger l’aliénation des foules de croyants actuels, ce qui, au demeurant, n’est pas d’une folle originalité : les transhumanistes font mieux, de ce point de vue. On voit donc bien de quels paradigmes procède l’extension de cette « politique de gauche à la mécanique aveugle de la nature » et où elle mènerait le monde. Ce qui étonne, c’est que ce progressisme fasse encore recette…
4 - L’argumentaire est tout aussi problématique lorsqu’il est affirmé que « la civilisation est adaptée aux conditions de l’Holocène [19] qui prévalaient dans les dix mille dernières années ».
À croire qu’aucune civilisation n’a existé avant l’Holocène ou qu’il n’y en a eu qu’une seule depuis. Ou bien que c’est le climat de cette période qui a permis la naissance des civilisations. Ou, plus classiquement, que toute civilisation ne peut se concevoir sans une sédentarisation agro-pastorale sur le modèle Eurasien, ce que le XIXe siècle a baptisé « révolution néolithique » parce qu’il y voyait un « progrès de l’Humanité » par rapport aux chasseurs-cueilleurs nomades. Cette vision linéaire, progressiste et naïvement évolutionniste de l’histoire (du premier primate à Homo Sapiens [20]) a été totalement réévaluée depuis quelques décennies [21] et là encore, cette « révolution » n’en a pas réellement été une, tant du point de vue temporel [22] que du point de vue culturel. Pour ne prendre qu’un exemple dans ce domaine, il y a 17 000 ans au Japon, les Jōmons, qui étaient chasseurs, cueilleurs, pêcheurs et collecteurs, c’est-à-dire sans agro-pastoralisme, n’en étaient pas moins sédentaires. Ceux-là ne se sont pas laissés domestiquer par l’agriculture ou l’élevage, comme dirait James C. Scott. N’empêche qu’ils possédaient de très belles céramiques, maîtrisaient la technique complexe de la laque (une plante particulièrement toxique), fabriquaient des petits silos et regroupaient leurs habitats en petits villages de plusieurs centaines de personnes.
À travers le substantif de civilisation, Daniel Cunha fait-il référence à toute organisation/culture humaine ? Dans ce cas, la grotte Chauvet (première occupation il y a 37 000 ans) dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle traduit déjà un haut degré de culture et un certain degré de stratification sociale [23] n’a pas attendu l’avènement de l’Holocène, loin s’en faut.
En utilisant le substantif de civilisation, Daniel Cunha fait-il plus probablement et plus classiquement référence à la naissance des villes et à l’usage de l’écriture au cours de la seconde moitié du ive millénaire avant notre ère en Mésopotamie ? Si c’est le cas, il serait alors nécessaire de rappeler que de nombreuses civilisations ont existé depuis et se sont éteintes comme Valéry l’a proféré à la face du monde occidentalisé en 1919 [24]. Etait-ce simplement parce qu’elles n’étaient pas adaptées à leurs « conditions environnementales », celles de l’Holocène (qui n’ont pas significativement varié au cours de ces derniers millénaires) ? Nous savons bien que non, il suffit de penser à l’histoire égyptienne.
Quoi qu’il en soit, quitte à faire référence à la notion de « civilisation », mieux vaudrait la mettre au pluriel afin d’éviter tout reproche d’ethnocentrisme européen ou d’évolutionnisme ingénu. En outre, toute une conception progressiste de l’histoire des civilisations fait largement abstraction du fait que l’existence citadine est par essence hors-sol, ce qui est en soi un facteur non négligeable de l’artificialisation des rapports sociaux et des rapports entre les êtres humains et « la nature ». Allons plus loin : l’inexistence de l’écriture et des villes signerait-elle un degré moindre d’évolution ou de « civilisation » comme un certain président l’a publiquement laissé entendre ?
5 - Daniel Cunha écrit par ailleurs : « le fétichisme de la marchandise ... ne se trouve pas dans nos esprits, […] mais dans notre réalité sociale elle-même. Voilà pourquoi toutes les preuves scientifiques du dérèglement écologique, toujours recueillies après coup, ne pourront être capables d’arrêter la dynamique destructrice du capital, démontrant ainsi à un degré caricatural l’inutilité de la connaissance », ce qui est quotidiennement observable par tout un chacun. Au point, par exemple, qu’en novembre 2017, les rapporteurs du giec ont recouru à la signature de quinze mille de leurs pairs afin de donner plus de poids à leurs travaux dont la crédibilité, dans les circonstances actuelles, est remise en question, sans parler du travail de sape incessant des puissants marchands de doute.
Mais il est de fait que le mode de connaissance scientifique moderne [25] a introduit un double régime de vérité qui achève de disloquer la base des relations sociales. En effet, d’un côté, il nous est constamment seriné qu’hors « la science » point de vérité objective, ce qui discrédite à priori tous les savoirs vernaculaires ou tout autre mode de connaissance (et bien sûr, tout locuteur qui ne s’en réclamerait pas).
De l’autre côté, lorsqu’un chercheur est interrogé plus précisément à ce sujet, il s’empresse de marteler que le doute fait partie de la méthode scientifique et qu’il n’existe donc pas de vérité qui soit éternelle ou valable pour l’ensemble du réel. On comprendra que dans ces conditions, la notion même de vérité s’est finalement trouvée peu à peu accaparée ou identifiée à une caste, mais marginalisée, décrédibilisée pour tous les autres. « L’absence de vérité » s’est donc insinuée partout, ce qui a ouvert de fait un boulevard haussmannien à l’amoralisme et à la duplicité, valeurs cardinales d’une division du travail toujours plus profonde que la « culture d’entreprise » voudrait cacher sous le tapis. Autrement dit, le fait que « nous ne croyons plus à ce que nous savons » découle de la mise en cause des régimes de vérité par le mode de connaissance scientifique et du fait que toute « croyance » ou tout paradigme n’est pris en considération que s’il peut faire l’objet d’une valorisation dans un système qui est majoritairement structuré par la rationalité calculatrice et transgressive.
Mais là n’est pas le plus important du point de vue théorique, car ce dont il s’agit, ce sont des fondements même du mode de connaissance scientifique moderne et du capitalisme.
Daniel Cunha écrit : « l’objectivation du temps de l’espace, de la vie sociale et… l’abstraction/réduction des qualités écologiques, sociales et sensibles de la matière… [débouchent sur] la virtualisation de toute matérialité. » On ne peut que partager cette remarque car cette objectivation, cette abstraction, cette virtualisation sont consubstantielles au Capital. Encore faut-il remarquer que ces objectivations n’auraient pu être menées à bien sans le secours du mode de connaissance scientifique moderne qui en a fait le socle de ses axiomes au XVIIe siècle avec Galilée.
Plus fondamentalement, ce qui n’est pas encore reconnu comme tel dans la critique radicale du capitalisme, pour de multiples raisons de tous ordres, c’est l’isomorphisme structurel qui existe entre capitalisme thermo-industriel et mode de connaissance scientifique. La question dépasse donc, et de très loin, la seule « opposition ou volonté politique ». Qu’est-ce à dire ?
6 - L’objet du mode de connaissance scientifique moderne, c’est de rendre compte du réel (ou d’un champ délimité du réel) par une relation abstraite et commensurable, soit par exemple E = mc2. Dans ce mode de connaissance, une logique formelle, réductionniste et objectivante est à l’œuvre (Galilée), qui n’admet strictement aucune limite que sa propre formalisation. En conséquence, ce mode de connaissance conduit inexorablement vers une exploration intime de la matière (et sa modification profonde) sans aucune borne assignable (« on n’arrête pas la science »). C’est une différence essentielle par rapport à la nature et à l’usage de toute technique, qu’elle soit passée, présente et à venir [26].
Autrement dit, malgré toutes les techniques nécessaires à leur réalisation, les ogm n’existeraient pas sans le mode de connaissance scientifique. En effet, pour créer ces chimères, il a été nécessaire, non seulement de connaître l’existence des gènes, mais aussi leur composition moléculaire afin de les modifier. En fait, c’est de manière intrinsèque que le mode de connaissance scientifique est triplement transgressif : par son objet (rendre compte d’un réel inatteignable), par la logique formelle qu’il met en œuvre et par l’exploration intime de la matière qu’il permet, et même qu’il induit. Toute subjectivité, c’est-à-dire toute vie étant exclue de la démarche, aucune finitude ne saurait être assez puissante pour poser une limite. Pour le dire en remontant la chaîne causale, la transgressivité inhérente à la rationalité calculatrice est le fruit d’un réductionnisme sans limite qui n’aura jamais à répondre que de lui-même. C’est sur cette transgressivité intrinsèque du mode de connaissance scientifique que le mouvement eugéniste s’est construit, ce qui l’a finalement entraîné à proposer une sélection des êtres humains sur le modèle de l’élevage animal. Il y a évidemment plus qu’une coïncidence dans le fait que les premiers bailleurs de fonds de l’eugénisme furent les éleveurs de bétail étatsuniens, l’American Breeders Association, en 1903 (et que le premier travail à la chaîne fut mis au point dans les abattoirs de Chicago en 1865).
Il existe donc ce que l’on peut appeler un isomorphisme structurel entre capitalisme et mode de connaissance scientifique ; il se repère au fait que tous deux poursuivent une finalité fondamentalement identique : réduire le réel à une abstraction, même si les méthodes, les résultats et les présupposés moraux peuvent être différents. Autrement dit, dans les deux cas, il s’agit d’opérations qui chosifient le vivant. Mais un facteur complémentaire permet de comprendre l’extraordinaire puissance qui s’est dégagée de cette synergie dont « la triple alliance » [27] a bénéficié et qui lui a permis d’être motrice dans la rapide mutation des relations sociales, au point que celles-ci ont été majoritairement structurées par le capitalisme dès la fin du XIXe siècle. Il s’agit de l’étayage de ce phénomène qui se niche au creux de chaque inconscient et qui peut être synthétiquement exprimé de la manière suivante : « la rationalité calculatrice et transgressive au fondement du capitalisme et du mode de connaissance scientifique est identique à celle qui structure en profondeur l’imaginaire occidentalisé » [28]. Les deux derniers siècles auront été décisifs dans ce façonnage des esprits. Pour tenter d’en rendre compte en peu de mots, il n’est qu’à rappeler que l’imaginaire d’un citadin du début du XXIe siècle n’a plus grand chose à voir avec celui d’un paysan de la fin du XVIIIe siècle. Il y a là quelque chose de fondamental si l’on désire rendre compte de la pérennité du capitalisme, mais il ne faudrait pas croire pour autant que cet imaginaire soit immuable ; au contraire, il constitue le talon d’Achille du système.
Contrairement à ce qu’avance Daniel Cunha, la géo-ingénierie et la technologie de pointe ne seront jamais libérées de « la raison instrumentale » car elles en sont intrinsèquement le produit ; faire appel en conclusion aux mânes d’Adorno, Fourier, Benjamin ou Marcuse n’y pourra rien changer, surtout lorsque l’épilogue est un rappel de la dévotion scientiste telle qu’elle pouvait naguère se manifester [29].
Jean-Marc Royer, octobre 2018, revu en février 2020.