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Contribution à l’histoire de la CNT française, de 1946 à 1954, par un de ses militants
samedi 29 novembre 2014, par
Souvenirs militants et quotidiens d’Amédée, syndicaliste à la CNT de 1946 à 1954, qui confia ses souvenir en 1974.
Ces paroles furent recueillies par Jacques Caroux-Destray qui lui consacra un ouvrage : « Un couple ouvrier traditionnel, la vieille garde autogestionnaire », publié aux éditions Anthropos, en 1974.
Création de la CNT
La CGT-SR [1] n’existait plus. En 1940, elle s’était dissoute d’elle-même.
Elle n’avait plus d’activité, et comme elle n’acceptait pas, elle, l’intégration, elle n’avait plus aucune possibilité d’action. Inutile de dire aussi que les militants qui composaient la CGT-SR, qui étaient responsables de l’organisation, étaient marqués en tant que militants anarcho-syndicalistes, et qu’il avait été préférable pour eux de prendre de la distance.
Pierre Besnard [2], à ce moment, vu les deux expériences de scission, estimait qu’il était inutile de recréer une nouvelle scission, qu’il y avait assez de l’existence de deux organisations, la CGT et la CFTC, et qu’il fallait plutôt militer au sein de la CGT que de reconstituer la CGT-SR. Les copains sont donc tous restés à la CGT ou ont repris leur carte à la CGT s’ils avaient cessé d’être organisés pendant l’Occupation.
Mais, au bout d’un certain temps, il est devenu impossible de continuer à vivre dans les conditions imposées par les communistes. Alors, on a décidé la reconstitution de comités de défense syndicaliste. On se réunissait rue de la Douane, parce qu’un copain qui était directeur d’une coopérative ouvrière d’électricité, au 6, rue de la Douane, avait là des locaux dont on pouvait disposer pour faire des réunions. Ces comités de défense syndicaliste ont eu un certain succès à travers toute la France. A ce moment-là, j’ai été nommé secrétaire des CDS et on avait des relations à Toulouse, Marseille, Bordeaux, Angers, Lyon, enfin dans les principales villes de France.
L’entrée des trotskistes dans ces CDS a posé les mêmes problèmes qui se sont toujours posés dès qu’on constituait un organisme ouvert à tous. Du moment que tu étais syndiqué et que tu estimais ne pas pouvoir subir l’ingérence des communistes au sein de l’organisation syndicale, les CDS étaient ouverts. Dans une certaine mesure, cela a permis le groupement de copains qui ont constitué Force ouvrière. Nous avons donc dû, du fait que c’était surtout nous, les copains anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires, qui avions constitué ces CDS, les dissoudre pour pouvoir nous débarrasser des trotskistes qui faisaient le même travail au sein des comités que les communistes faisaient au sein des syndicats, avant la prise en main par eux de l’organisation confédérale.
À la suite de la disparition des CDS, les anciens copains parisiens de la CGT-SR avaient malgré tout conservé l’espoir de la reconstituer. Et ils s’opposaient à la position de Besnard qui voulait qu’on milite au sein de l’organisation et qui ne voulait pas en recréer une nouvelle qui, dans le fond, n’aurait pas la possibilité d’avoir une activité sur le terrain syndical plus importante que ne l’avait eue la CGT-SR. La CGT-SR était toujours restée, comme toute organisation minoritaire, pour ainsi dire inefficace sur le plan syndical. Mais, à ce moment-là, les copains ont donc décidé la formation de la Fédération syndicaliste française, II y a eu quelques sections de reconstituées à Bordeaux, Toulouse, Lyon, Marseille, Lille, Saint-Nazaire. Mais, malgré tout, sans grand succès.
C’était surtout les copains des Métaux qui l’avaient constituée. A la Fédération syndicaliste de Paris, les copains étaient environ 2 000 adhérents. Ça faisait quand même une bonne organisation pour un syndicat.
Les copains du bâtiment, eux aussi, se sont organisés au sein de cette Fédération syndicaliste et ont réussi également à reconstituer le syndicat unifié du bâtiment, c’est-à-dire l’ancien SUB, qui avait eu une activité très importante après la guerre de 1914, surtout au temps de l’autonomie.
En majorité, nous étions restés syndiqués à la CGT, mais nous gardions des contacts avec les copains et nous avions refait paraître, du temps des comités de défense syndicaliste, la Bataille syndicaliste, qui avait été l’organe de la CGT d’avant la guerre de 14. Après différents copains qui en avaient assumé la responsabilité, j’avais été nommé administrateur de la Bataille syndicaliste. On la faisait paraître chez Bidault, une imprimerie qui était rue de Bretagne et qui avant la guerre de 39 publiait la brochure mensuelle. C’était un drôle de boulot parce que nous n’avions pas de linotypie. Tout était composé à la main. On sortait sur quatre pages, en format des journaux de l’époque. Ça faisait du boulot.
Il y avait automatiquement les articles de Pierre Besnard qui, lui, était le copain capable, des articles de Foncier et de différents copains qui étaient bien aussi.
Nous sommes arrivés comme ça en 1945, 1946 où, à la suite de la constitution de la Fédération syndicaliste, vu l’importance toute relative que prenaient le syndicat des métaux, le SUB et consort dans toutes les villes, les copains sont revenus à leur idée et nous avons fait une conférence nationale en mai 46 à Paris où il fut décidé, malgré l’opposition de Pierre Besnard et de quelques-uns dont moi-même – parce que j’étais partisan de rester à la CGT, j’estimais que c’était une erreur de reconstituer la CGT-SR - de constituer la CNT. Certains copains voulaient reprendre le titre de la CGT-SR. Mais il n’avait pas été très connu et il a été repoussé. Les copains se sont ralliés à une proposition de Toulouse, je crois, de prendre le titre de CNT en souvenir de la lutte menée par la CNT espagnole pendant la guerre civile. C’était l’organisation provisoire de la CNT, en prévision de la constitution définitive par un congrès qui a été tenu au mois de décembre 46. Les statuts ont été déposés et c’est devenu en somme une organisation effective.
À la suite de l’annonce de la constitution d’une organisation syndicale s’opposant à la CGT, il y a eu afflux. A ce moment-là, on avait un copain, Julien, qui avait constitué pendant l’Occupation - pour essayer de se libérer un peu et de ne pas risquer sa réquisition par les armées d’occupation et son expédition en Allemagne - une coopérative ouvrière de bijouterie, parce qu’il était bijoutier de son métier et sa femme aussi.
Sa coopérative était rue Sainte-Marthe. Il avait un logement qui lui servait d’atelier et, au rez-de-chaussée, il y avait une boutique qu’il a mise à notre disposition pour faire le siège de notre organisation. La CNT avait donc ses assises au 22 de la place Sainte-Marthe, dans le XXe, à Belleville. Il y avait la queue. Les gars venaient se renseigner. Beaucoup de gens étaient trompés par le titre de CNT, parce qu’avant la guerre, il y avait eu une Confédération nationale du travail qui avait son siège boulevard Richard-Lenoir, et qui était une organisation de jaunes, c’est-à-dire de briseurs de grèves. Et il venait aussi ceux qui avaient été exclus de la C.G.T., qui avaient participé à la Charte du travail ou qui avaient tant soit peu soutenu le gouvernement de Vichy, qui eux aussi essayaient de se regrouper. Une fois, un ingénieur d’une usine de Melun est venu pour adhérer à la CNT, avec cinquante adhésions.
« Mais, avant toute chose, il faut que tu saches ce qu’est l’organisation et ses statuts. »
On lui donne les cartes et les timbres : « Tu donneras connaissance des statuts de l’organisation, ensuite tu feras payer les copains.... »
Le gars est parti ; et ma foi il nous a retourné le matériel qu’on lui avait confié, mais on ne l’a jamais revu. Il s’était trompé. D’après ce que les copains ont pensé, ça devait être un gars qui avait été responsable d’organisation à la Charte du travail. D’ailleurs, par la suite, ils ont constitué la CIT, la Confédération indépendante du travail, dont l’organe était Travail et Liberté.
Donc, les gars étaient attirés par la CNT. Mais la difficulté était que la majorité des copains responsables en province étaient en même temps responsables de la Fédération anarchiste. Beaucoup, par la suite - aussitôt on a accolé à la CNT l’étiquette anarchiste - ont dit qu’il n’y avait pas de raison de quitter la CGT qui était aux mains des communistes, pour entrer dans une organisation tombée sous la coupe des anarchistes.
Il y a eu des prises de contact en 1947, avant la constitution de FO ou à la suite : avec Mourguès des PTT et Laurent de la Fédération autonome des chemins de fer. On a désigné une délégation pour les rencontrer et ils ont discuté des possibilités de l’entrée des PTT et de la Fédération autonome des cheminots dans la CNT. C’était un drôle de morceau. D’après le rapport qui nous a été fait par la délégation, ça tournait autour du pot. A un moment donné, Jacquelin, qui était à l’époque le secrétaire de la CNT, dit : « Ici, nous sommes entre militants, nous n’avons donc pas à mettre nos drapeaux dans notre poche. Vous savez très bien qu’à la CNT, nous sommes des anarchistes et que nous avons constitué l’organisation en tant qu’anarchistes, pour recréer l’organisation syndicaliste révolutionnaire qui est nécessaire dans ce pays. »
Automatiquement, il y a eu raidissement de la part de Mourguès et de Laurent. Le ton de la discussion a évolué et les délégations des PTT et des cheminots se sont retirées en disant qu’ils en référeraient à leur conseil. On n’en a jamais réentendu parler. Les gars n’étaient pas bons, surtout Mourguès qui n’avait rien d’un libertaire. Ils sont rentrés par la suite à FO.
La lutte entre les deux tendances de la CNT
Puisque la majorité avait décidé la constitution de la CNT et qu’on avait été battus, j’avais appliqué la décision. J’ai donc adhéré et je faisais partie de la Commission administrative confédérale. En même temps, j’assurais la responsabilité du syndicat des transports. Le congrès constitutif s’était tenu à Paris en 46. En 48, il s’est tenu à Toulouse.
Puis il y a eu le congrès extraordinaire de 49 à Paris, auquel je n’ai pas pu assister, sauf à la dernière journée, car j’étais à la clinique, opéré de deux éventrations. A cette époque, une opposition était née au sein du syndicat. Elle s’était déjà manifestée lors de la constitution de la CNT, au sujet de la discussion des statuts.
P. Besnard avait établi une charte : comme il y a eu la Charte d’Amiens, la Charte de Lyon lors de la constitution de la CGT-SR, il y eut la Charte de Paris lors de la constitution de la CNT. Et lors de la discussion sur la Charte de Paris, il avait été admis par le congrès, dans le paragraphe sur l’indépendance du syndicalisme, que l’organisation était pour l’indépendance du syndicalisme vis-à-vis de tous les partis politiques, sectes philosophiques ou religieuses, c’est-à-dire qu’il reprenait les termes de la Charte de Lyon et ceux de la Charte d’Amiens. Cette question de l’indépendance du syndicalisme tombait à l’article 7. Mais des copains sont intervenus et ont mené la bagarre contre l’adoption de l’article 7 tel qu’il était rédigé, et ceci était mené par les camarades qui étaient anarchistes avant d’être syndicalistes. C’étaient des anarchistes syndicalistes et non pas des syndicalistes révolutionnaires ou des syndicalistes anarchistes. Dans l’ensemble, ils étaient majoritaires, puisque les copains responsables de province étaient en même temps responsables de la CNT et de la Fédération anarchiste. Bouyer était intervenu : « Si nous acceptons l’article 7 dans sa teneur actuelle, il sera impossible à un camarade responsable de la Fédération anarchiste d’être responsable de la confédération. Nous ne pouvons l’admettre. »
Alors, nous avons été battus et la rédaction de l’article 7 était composée de telle façon que ça donnait même la possibilité aux communistes de s’emparer de la Confédération, parce qu’il disait : « La Confédération est indépendante de tout parti politique, sectes philosophiques ou religieuses ne se réclamant pas de la lutte des classes. »
C’était la porte ouverte à tout. A cause de cela, pas mal de copains – il y en a juste un qui a démissionné, Julien - qui étaient proposés par leur syndicat à la Commission administrative ont retiré leur candidature.
Après, lors de l’élection de la Commission administrative, ils ont été remplacés par des copains qui étaient anarchistes. D’autre part, au congrès de 49, Jacquelin a été désigné comme secrétaire, contre la candidature de Retaux qui ralliait le vote des syndicalistes révolutionnaires, des syndicalistes libertaires. Retaux, qui occupait ce poste, était un responsable communiste qui ayant compris que sa place était ailleurs, s’était tourné vers le syndicalisme et avait travaillé dans ses rangs.
Je n’étais pas d’accord avec la position prise par les copains qui s’étaient retirés. Puisqu’il y avait eu opposition et victoire des anarchistes - moi, je disais des politiques - sur les syndicalistes révolutionnaires, il était au contraire nécessaire d’être à la Commission administrative justement pour faire revenir l’organisation sur cette décision. Alors, je suis resté à la Commission administrative, ce qui fait que j’étais le seul représentant en son sein de la tendance syndicaliste révolutionnaire, et j’étais en but à l’animosité des autres parce que je n’étais pas d’accord avec eux.
On a donc continué à se battre au sein de la CNT pour essayer de faire changer les statuts. Au congrès de 1950, à Bordeaux, on a désigné la Commission administrative et j’ai été élu secrétaire de la Confédération, tout en conservant ma responsabilité au sein du syndicat des transports. Là, nous avons rénové le bureau. Entre-temps, Julien, sous la pression des copains et de moi-même, avait réintégré ; il avait liquidé sa coopérative et était rentré à l’Officiel comme correcteur. Il avait du temps libre, et il a été désigné comme rédacteur du Combat syndicaliste. Yvette, une copine des employés, en était nommée administratrice. A ce moment-là, nous avons ressorti le Combat syndicaliste, qui avait une parution mensuelle.
Julien et moi-même sommes intervenus, par l’intermédiaire de copains des PTT, auprès des PTT et du fisc, pour qu’ils reconnaissent la Bataille syndicaliste comme organe de fédération, c’est-à-dire pour ne pas payer d’impôt et bénéficier du tarif postal. Nous avions aussi demandé à la Ville de Paris la reconnaissance du syndicat des transports afin de pouvoir bénéficier des tickets-matières pour les stencils, le papier, pour l’impression du journal, au lieu d’être obligés de les acheter.
Nous avons réussi au Congrès de 52, à Lyon, à faire admettre l’article 7 selon sa rédaction initiale. Mais il était trop tard à cause du travail fait par ceux qui nous avaient précédés. Nous avions décidé, à la suite du congrès de Paris de 49, de prendre des contacts avec les autonomes. Les copains de Bordeaux avaient constitué un comité d’action syndicaliste qui comprenait forcément les copains de la CNT, certains camarades de FO, des copains autonomes, des municipaux. Les copains de Bordeaux contrôlaient à l’époque trente mille gars... Le bureau de ce comité comprenait trois copains de la tendance anarcho-syndicaliste, un copain des autonomes, un des municipaux, et un copain de FO. Donc le comité local était sous l’influence des copains libertaires.
A Toulouse, c’était pareil, à Lyon, à Saint-Nazaire, à Saint-Etienne aussi. Mais, au mois de novembre, le CCN [3] a donné ordre à Bordeaux, ainsi qu’aux autres, de se retirer du comité d’action : il était anormal, de par les statuts de la confédération, d’avoir des rapports avec des organisations réformistes qui reconnaissaient l’Etat, etc. Ce qui a valu une chute verticale des adhésions dans la région bordelaise, dans la région de Toulouse et ailleurs. La majorité des copains est soit partie dans la nature, soit a adhéré à Force ouvrière ou aux autonomes. C’était fini, il n’y avait plus qu’une minorité de copains qui ont continué à mener l’activité. A Saint-Etienne, ils n’ont pas tenu compte des décisions du CCN et ils ont continué leur travail. Ils avaient demandé des subventions à la ville, ce qui leur permettait d’avoir une certaine activité.
La CNT était reconnue dans cette ville et avait une certaine importance. Ils s’étaient bien débrouillés sur le plan local.
Nous avions aussi constitué en 53, avec différents copains, le Comité de défense sociale et d’entraide dont j’étais le secrétaire. Il y a eu bagarre déclenchée par Fauchois que nous avions pris au congrès de Bordeaux comme secrétaire à la propagande, parce qu’il pouvait voyager gratuitement du fait qu’il était cheminot. Ça ne coûtait pas un sou à la Confédération et ça lui a permis de faire un travail de sape en province et surtout à Marseille. Là, ils ont mené la lutte contre nous, non pas en tant que responsables de l’organisation, mais en tant que responsables du Comité de défense sociale et d’entraide, parce que nous avions considéré qu’il était nécessaire de constituer un comité de solidarité pour les militants qui étaient malades ou qui pouvaient être victimes de la répression. En somme, nous avions pour but de nous insurger contre toute forme de répression ou d’atteinte à la liberté de l’individu. C’est ainsi qu’on a pris nettement position contre la guerre d’Algérie. Nous avons été les premiers, au comité de défense sociale, à organiser un meeting aux Sociétés savantes contre la guerre du Maroc, à ce moment-là. Après, il y a eu l’affaire de Tunisie, la déposition du roi du Maroc et la révolte algérienne. Dès le départ, nous avions pris position là-dessus.
C’est sur ce point qu’ils nous ont donc attaqués ; tout individu de toute organisation pouvait adhérer au Comité de défense sociale ; ce n’était pas une organisation spécifique, c’était une organisation de solidarité, de défense de la liberté de l’individu. Tu avais des membres qui n’avaient aucun rapport avec nous en tant que libertaires ou syndicalistes révolutionnaires, ou simplement syndicalistes. Ils nous ont donc accusés de toucher de l’argent de l’Amérique. Les copains de province, à Marseille, à Lyon, qui étaient au courant de cette activité extra-confédérale, étaient d’accord avec nous, mais comme à la CNT, chaque syndicat avait une voix, quel que soit le nombre de ses adhérents - c’est normal en somme, sinon les petits syndicats sont écrasés par les gros, mais cela permet l’apparition de syndicats-fantômes, où il y a deux ou trois adhérents qui comptent pour une voix -, nous avons été battus.
À Lyon, les copains syndicalistes avaient été mis dans l’obligation de restreindre leur activité à cause de l’attaque postale où des flics ont été tués. D’après l’enquête, ça avait été fait par les copains espagnols et le mouvement s’était trouvé un peu décapité.
Il est donc apparu une majorité contre le bureau confédéral en exercice.
Nous avons été visés, et j’ai été remplacé au secrétariat de la confédération par Fauchois, en 56, au Congrès de Narbonne. Fauchois était secrétaire de la fédération des cheminots. Il était de la tendance anarchiste, mais nous ne savions pas ce qu’il était vraiment car c’est un gars qui ne s’est syndiqué qu’à 52 ans, alors qu’il était près de la retraite... Fauchois n’était pas bête, il avait du bagou, mais il a été impossible de savoir d’où il venait. A ce moment-là, il travaillait au Nord. Il avait été amené par les copains des cheminots qui menaient une certaine activité à la gare d’Austerlitz où il y avait un bon noyau. Tu avais aussi des copains de l’Est. Mais le plus fort noyau était à Austerlitz. Par la suite, nous avons été amenés à nous séparer des responsables de la section syndicale d’Austerlitz parce qu’ils ont eu des positions en désaccord avec celles d’un syndicaliste, même ne se disant pas révolutionnaire.
À la suite du congrès de Narbonne, en 1956, le bureau fédéral en exercice a donc été remplacé par un autre. C’était la victoire de la tendance plus anarchiste que syndicaliste. Au départ, lors du congrès constitutif, victoire des anarchistes par le refus de l’article 7 sur l’indépendance du syndicalisme, et à partir du congrès de Toulouse en 48, reprise en main par la tendance syndicaliste, anarcho-syndicaliste et syndicaliste libertaire révolutionnaire jusqu’en 1952-54. A partir de ce moment-là, renversement. Pourquoi ? Parce que pendant le temps où nous avons été à la direction de l’organisation syndicale, nous avons essayé de réorienter la Confédération sur le mouvement syndicaliste pur.
Exclusion de la CNT
Après le congrès de Narbonne, nous avons continué notre activité au sein de la deuxième région - la région parisienne - et au sein du Comité de défense sociale et d’entraide. Là, forcément, opposition de plus en plus grande entre les deux tendances. Et nous arrivons au congrès de Marseille : après des discussions terribles, des empoignades verbales assez orageuses, différents syndicats de la région marseillaise et de la région parisienne, tels que le syndicat des employés, le syndicat des cheminots d’Austerlitz, Saint-Lazare, Nord, Est, etc., et différents syndicats de la région de l’Ouest, de Saint-Nazaire, Nantes, ont été beaucoup plus loin.
Ils ont demandé l’exclusion du syndicat des transports dont j’étais le secrétaire, du syndicat du bâtiment, du syndicat des métaux, qui étaient aux mains des syndicalistes révolutionnaires et de la tendance anarcho-syndicaliste, mais beaucoup plus syndicaliste qu’anarchiste. En définitive, ils demandaient l’exclusion de toute la tendance syndicaliste révolutionnaire. A ce moment-là, j’ai cessé toute activité puisque cela ne correspondait plus à rien du tout en tant que syndicalisme tel que nous le concevions.
Critique des positions prises par la CNT et de l’anarcho-syndicalisme
En 46, nous avions reçu du ministère du Travail des imprimés à remplir, sur l’activité de l’organisation pendant l’Occupation. Elle n’existait pas, mais la CGT-SR existait. En somme, la CNT était la continuation de la CGT-SR et elle avait la possibilité de demander la représentativité, au même titre qu’elle avait été accordée à la CGT et à la CFTC. J’ai défendu cette position au sein de la Commission administrative. J’ai été traité de collaborateur, de réformiste... Les imprimés n’ont pas été remplis. Si nous avions eu la représentativité, lors de la répartition des fonds syndicaux accumulés par la Charte du travail, nous aurions touché une partie de cette somme, ce qui nous aurait bien arrangés pour pouvoir faire la propagande et l’agitation nécessaires, pour reprendre des mots d’ordre sur des revendications qui étaient plus que nécessaires. Les buts de la CNT étaient le retour immédiat aux quarante heures, avec discussion pour la semaine de trente heures, c’est-à-dire six heures par jour ; la retraite à cinquante ans ; la sécurité sociale gratuite, payée par les patrons. Parce qu’à l’heure actuelle, même en ne payant que le ticket modérateur, un ouvrier a du mal à se faire soigner, ou est obligé d’aller à l’hôpital, et les conditions dans lesquelles on est soigné à l’hôpital sont le plus souvent déplorables. Pour reprendre, j’estimais qu’en essayant d’avoir la représentativité, ça nous donnait non seulement la possibilité de toucher les subventions de la Ville de Paris, d’avoir droit à des locaux à la Bourse du Travail, mais aussi la possibilité d’avoir accès à la presse et à la radio au même titre que la CGT, la CFTC et FO par la suite.
En parlant de la presse, il y avait eu un article paru dans Vues et Images du monde : « Les anars mènent la danse », où ils montraient un défilé du 1er-Mai organisé par la CGT. Il n’y avait pas de banderoles, et ils avaient mis la carte de la CNT en surimpression. Tu pouvais croire que c’était les copains anarchistes. Cet article faisait ressortir l’influence des anarchistes dans la constitution de la CNT. De plus, à la suite du congrès, Jacquelin, le secrétaire de la Fédération anarchiste de Paris, et Bouyer, qui était aussi responsable, ont sorti Le Combat syndicaliste. On en a sorti 30 000 pour le 1er-Mai 47 et ça a été un bouillon ! Ça a vidé nos possibilités de réimpression du journal. Ils se sont alors servi de la quatrième page du Libertaire - l’organe de la Fédération anarchiste – pour donner les informations de la CNT. Automatiquement ça nous a mis une étiquette dans le dos : anarchistes. C’était fini.
Donc, la CNT étant marquée « anarchiste », c’était terminé ! Et le refus de la représentativité nous coupait toute possibilité de nous exprimer ouvertement, légalement. Les copains disaient que, du moment qu’ils ne reconnaissaient pas l’Etat, ils n’avaient rien à faire de la représentativité. Dans une certaine mesure, en tant qu’anarchistes, ils étaient en accord avec leurs conceptions, mais en tant que responsables d’organisation syndicale, c’était une erreur. Parce que si le syndicat est révolutionnaire dans sa finalité, il est réformiste dans son action journalière. La moindre amélioration est du réformisme. C’est une réforme que tu apportes à la structure actuelle de la société.
L’affaire des PTT et des cheminots avait été une erreur dans une certaine mesure, car les copains à la CNT se déclaraient contre tout. Pour éviter toute contamination par la collaboration, la CNT refusait tout : elle refusait les comités d’entreprise, elle refusait les conseils de prud’hommes, les commissions paritaires. C’est tout juste si elle acceptait les délégués d’atelier. Ce n’était pas possible. Il y avait des copains du syndicat, de la métallurgie ou du SUB qui venaient pour avoir des renseignements juridiques : nous étions dans l’impossibilité de les renseigner parce que nous n’avions pas ces renseignements, à part ce qu’on pouvait lire dans les journaux. On était obligés de les envoyer soit à FO, soit à la CGT. Ce n’était pas possible, on ne remplissait plus le rôle qui nous était assigné.
On était donc condamnés à rester minoritaires, à n’avoir aucune influence dans le mouvement ouvrier. C’est exactement le même problème qui se pose actuellement, à la suite des événements de Mai 68, avec la constitution de l’Alliance ouvrière, composée d’étudiants, d’hommes de la Fédération anarchiste et surtout du groupe Louise-Michel, dont Joyeux est un peu l’âme. Ils sont anarchistes, ils sont pour la révolution. Mais ils sont anarchistes avant d’être syndicalistes ; d’ailleurs ils nient au syndicalisme (tout au moins au syndicalisme actuel) la possibilité d’instaurer la société libertaire.
Je suis aussi opposé à ces gens-là qu’aux communistes. C’est ce qui a fait qu’au sein de la CNT, il y a eu friction entre eux et les copains syndicalistes révolutionnaires qui étaient avant tout syndicalistes, qui étaient d’école libertaire, sans être anarchistes à proprement parler.
J’étais beaucoup plus anarchiste, si tu veux, de 18 à 25 ans, jusqu’en 36 même, que par la suite. Après 36, avec les responsabilités syndicales, je me suis aperçu que le travail était là et pas ailleurs. C’était par le syndicat qu’on pouvait arriver à envisager la constitution d’une société meilleure, et tout le reste était de la foutaise. Le syndicat ne groupe en son sein que des producteurs, et qu’est-ce qui fait la société ? Ce sont les producteurs. Avant d’être consommateur, il faut que tu sois producteur. Pour consommer, il faut produire. D’ailleurs, c’était un peu l’idée de Pierre Besnard de constituer à côté de l’organisation professionnelle proprement dite des producteurs, l’organisation des consommateurs. Il fallait que les consommateurs et les producteurs soient ensemble pour définir en commun les nécessités de production : ne pas produire plus qu’il n’était nécessaire, mais ne pas produire moins non plus, à seule fin que chacun ait la répartition nécessaire à ses besoins.
Les anarchistes, au début, n’avaient pas vu les nécessités du système productif, mais la situation n’était pas la même. Il faut reconnaître qu’à l’époque où la philosophie anarchiste a pris naissance, il n’y avait pas véritablement d’industrie, il n’y avait pas d’ouvriers en somme. Tu avais des artisans qui avaient deux, trois ou quatre ouvriers. Et encore, bien souvent, c’était des membres de la famille. L’importance de l’organisation syndicale des producteurs ne s’est fait sentir qu’après la révolution industrielle du XIXe siècle et au début du XXe. Beaucoup de militants ont été marqués par la pensée anarchiste. Au départ, les anarchistes étaient surtout des individualistes. Ils ne voyaient pas la collectivité. Ce n’était pas pareil. Il a fallu une certaine évolution et la constitution, par la force des choses, de la classe ouvrière, pour arriver à la nécessité de cette organisation.
Dans l’anarcho-syndicalisme, comme dans tout mouvement, il y a eu des erreurs. Le principal reproche à lui faire est surtout un manque d’organisation et certaines rêveries. Dans le fond, je crois - ce n’est pas l’opinion de tous mais de certains dont je suis - qu’on ne pourra pas instaurer l’idéal libertaire tel que nous le concevons tant qu’il n’y aura pas eu auparavant évolution des individus, évolution de l’homme, tant que l’homme n’aura pas pris conscience de sa personnalité et de ce qu’il représente, c’est-à-dire tant qu’il ne sera pas véritablement un homme.
Dans une certaine mesure, c’est normal, tu ne peux pas faire une nouvelle société avec les mêmes individus. Il est obligatoire que l’individu change de comportement, d’esprit, et qu’il voie véritablement les choses. Le christianisme a deux mille ans d’existence et si nous nous rapportons aux Évangiles et à tout le reste, ce que pensait le Christ n’est pas encore réalisé.
On peut dire que l’expérience de la CNT s’est soldée dans son ensemble par un échec. Elle n’a pas eu plus d’influence que n’a pu en avoir la CGT-SR. On peut même dire que la CGT-SR a eu plus d’importance que la CNT du fait de la guerre civile d’Espagne qui a créé une certaine activité parmi les copains. La CNT a pourtant eu dans les deux premières années de sa constitution un certain rayonnement, mais elle aurait pu en avoir un plus grand. Nous pouvons dire qu’en 1947, elle groupait en France pas loin de 100 000 adhérents. Par la suite, à cause de la position trop rigide de l’organisation, elle s’est restreinte pour devenir squelettique et, à l’heure actuelle, elle n’a plus d’activité syndicale à proprement parler.
À force de tout refuser, on se condamne. La CNT existe toujours en tant que telle, avec son siège, rue de la Tour-d’Auvergne (parce que par la suite nous avions eu la possibilité par souscription de prendre une boutique au 30 de cette rue, grâce à un copain peintre).
Cependant, depuis les événements de 68, elle reprend grâce à l’apport des jeunes qui ont été enthousiasmés en Mai par la philosophie anarchiste. Ils ont été à la CNT et là tu trouves quand même des éléments actifs, ne serait-ce que les camarades espagnols qui, eux, participent toujours à la vie active de l’organisation. D’ailleurs, le siège du Combat syndicaliste, qui est l’organe de la CNT, est maintenant transféré au 24 de la rue
Sainte-Marthe, où le local appartient à des copains espagnols.
Après avoir été exclu de la CNT, j’ai pris ma carte à FO. J’y suis resté un an. J’étais adhérent au syndicat du Livre, puisque j’étais chez Golhen. En somme, j’avais repris non pas mon métier, puisque je travaille dans un bureau, au service livraison et commandes, mais enfin j’étais revenu au Livre, sans travailler aux machines, du fait d’ailleurs que je ne connaissais rien à l’héliogravure, puisque le patron s’y était spécialisé.
C’est une partie de moi-même qui est restée à la CNT. Même encore aujourd’hui - ça va faire bientôt près de quinze ans -, je regrette malgré tout la CNT, comme les copains qui ont constitué la CGT-SR en 1926 regrettent toujours la CGT-SR. Pourquoi ? Parce qu’il y avait une ambiance, aussi bien à la CGT-SR qu’à la CNT. Tous les militants se connaissaient.
On savait ce qu’on valait les uns les autres, on savait qu’on pouvait compter sur l’un et l’autre. On formait un tout, même malgré les bagarres qui pouvaient nous opposer avec les copains de la tendance spécifique. Même avec eux, nous avions une certaine camaraderie. Ils avaient cette position, c’était leur droit, c’était une lutte de tendances où chacun voulait faire dominer son point de vue. Mais, en dehors de ça, nous reconnaissions l’honnêteté de l’un et de l’autre. Alors, ça nous a attristés, ça nous a vraiment marqués.
Une partie des copains qui ont quitté la CNT par la force des choses - puisque nous étions exclus en tant que responsables des syndicats du bâtiment, des transports, du Livre, des métaux - est partie dans la nature puisqu’ils n’ont pas repris de carte. D’autres, la majorité, sont rentrés à FO, pour la raison suivante : la majorité des copains de FO est de tendance socialiste et tu peux travailler beaucoup mieux avec les copains socialistes qu’avec les copains communistes. Il y a beaucoup plus de compréhension, de liberté oratoire, de liberté de pensée avec les ex-confédérés, ceux qu’on appelait les réformistes, qu’avec les ex-unitaires. Les copains préféraient donc aller à FO. Ils retrouvaient d’anciens copains avec lesquels ils avaient milité, parce qu’il y avait pas mal de copains libertaires à FO. Ça a permis à certains de pouvoir faire un travail de propagande au sein des syndicats composant FO. Il est à noter qu’à FO, tu as des syndicats qui ont une position plus révolutionnaire que d’autres, qui ont dans leur sein des copains de tendance libertaire ou même de la tendance syndicaliste - lutte de classes, qui s’étaient constituée après les événements de 36. En 37, 38, une minorité s’était ralliée autour de comités syndicalistes - lutte de classes.
Je suis donc resté un an à FO. L’ambiance ne me convenait pas. Alors, j’ai quitté FO et comme, à ce moment-là, le patron est parti en province, il a changé son activité et il a modifié sa raison sociale. Il était imprimeur en héliogravure, adhérent à la chambre des maîtres imprimeurs du boulevard Saint-Germain. Il a quitté pour adhérer à la Fédération du papier-carton, aux spécialistes d’impression d’étiquettes pour emballages et de transformation du papier. Au papier-carton, il n’y avait plus rien de comparable avec le Livre au point de vue syndical, pour les conventions collectives, les us et coutumes de la corporation. Et comme il n’y avait pas à ce moment-là à FO de syndicat papier-carton constitué, j’ai donc quitté FO pour me syndiquer à la CGT.
Depuis que je suis adhérent à la CGT au papier-carton, je ne milite plus.
Je me contente de payer mes cotisations, étant tout seul au siège social à Paris, puisque toute l’activité de la maison se fait en province. Je ne connais pas de syndiqué de là-bas. J’ai cessé toute activité dans l’organisation syndicale proprement dite, mais je continue à m’occuper de la question dans l’Union syndicaliste que nous avons constituée avec les copains de FO, de la CGT, de la CFDT, dont le siège est rue Jean-Robert, qui actuellement a pris des contacts avec l’Alliance syndicaliste libertaire qui s’est constituée à la suite des événements de Mai 68.
1974
Les oppositions qui ont secoué la CNT française au début des années cinquante ont contribué à sa marginalisation. Son activité majeure se résumant à l’organisation de la solidarité avec la CNT d’Espagne en lutte contre la dictature franquiste, elle négligeait son implantation dans le mouvement ouvrier en France.
Il y a eu "1968" et des progrès dans la voie d’une implantation dans le mouvement social.
Il y a eu "Mai 2000", une "année rouge et noir", avec un 1er Mai qui rassembla plus de 5000 personnes, venant de toute la France ou de délégations du monde entier. Et les espoirs d’un renouveau étaient permis.
Mais depuis, comme l’évoquait déjà Amédée, "à cause de la position trop rigide de l’organisation, elle s’est restreinte…".
[1] CGT-SR : Confédération Générale du Travail - Syndicaliste
Révolutionnaire, organisation constituée en 1926 et qui s’auto-dissout lors de la déclaration de la seconde guerre mondiale. Dès sa fondation, cette Confédération fut membre de l’Association internationale des Travailleurs (AIT) créée à Berlin en 1922.
[2] Pierre BESNARD : militant du courant anarcho-syndicaliste / syndicaliste révolutionnaire, oppositionnel dans la CGT-U, un des membres fondateurs de la CGT-SR. Militant actif dans l’AIT
[3] CCN : Comité Confédéral National : Organe de coordination national de la CNT qui se réunit régulièrement entre les Congrès Confédéraux.