15 ans après cette manifestation, nous avons dialogué avec Jean Rochard, producteur de musiques, libertaire et animateur du label nato [2].
Autre Futur : On sait tes liens dans le Jazz et dans l’anarchosyndicalisme…
Jean Rochard : À un moment le jazz que j’écoutais avait l’étiquette de Jazz libertaire, ce qui ne veux pas dire que les types qui en jouaient avaient leur carte à la CNT. Mais les choses font leur chemin. Adolescent, j’écoutais certaines musiques qui me semblaient aller avec une certaine idée du changement du monde. Ce pouvait être Jimi Hendrix puis Don Cherry [3]. Il s’agissait de musiques qui cherchaient à dépasser leur propre cadre, avec une pratique collective forte qu’on ne connaissait pas vraiment avant, pas de cette manière en tout cas.
UAF : Certains ont découvert le Free, au lycée, en même temps qu’ils découvraient les Diggers et les Black Panthers. Cette musique était le lien avec ces révoltes…
J-R Ce qui a sans doute le plus parlé aux gens, pendant la lutte sur les droits civiques, c’était davantage James Brown, Aretha Franklin ou les Staple Singers [4] que ce que faisaient Max Roach [5] ou Archie Shepp [6], même si leurs résonnances comptaient aussi à différents niveaux. Lorsque Coltrane joue « Alabama », en mémoire d’enfants noirs assassinés, c’est marginal et pourtant ça va inscrire une force pour très longtemps. Mais quand Shepp a voulu faire passer ses idées politiques de façon plus urgente, il a utilisé la Soul Music avec par exemple Attica Blues ou Things have got to change. Aucune forme musicale ne garantit d’appartenance de lutte, c’est dans la pratique des musiques, sur ce qu’elles peuvent représenter, raconter que ca se joue. Rejouer du free-jazz aujourd’hui ne représente plus la même chose qu’au moment de sa création. De la même manière, personne ne peut faire du punk rock comme on le faisait en 1976. C’est forcément autre chose. Nos propres histoires se mélangent à un jaillissement. En ce moment nous sommes dans une certaine absence de mouvement, ce qui ne veut pas dire que nous sommes dans l’absence de créativité, bien au contraire, il se passe énormément de choses, de tentatives, il y a énormément de gens qui ont des choses à dire, mais avec peu de connections. Du coup, le mouvement est faible.
Le dernier mouvement musical fort, fut le rap, qui a pris tout le monde à rebours puisque l’industrie ne s’y est, dans un premier temps, pas intéressé. Ça s’est mis à marcher tout seul, elle a alors essayé de le récupérer, en y parvenant en partie à sa façon, mais en s’inscrivant manifestement pour la première fois à la traîne. Pour l’industrie, la musique est devenue un gadget, un truc pour mettre dans les ordinateurs, les téléphones. Il y a une logique là-dedans, par contre ce qui n’est pas logique c’est que la production dite indépendante ne dépasse que trop rarement ce constat.
UAF : Calle 13, groupe de Hip Hop portoricain, est très intéressant, tant musicalement que dans les textes. Dans un morceau (« Calma pueblo »), il brocardent Sony et vantent l’appropriation de leur musique par tous [7]. Ils ont également collaboré avec Ruben Blades [8], bien connu pour sa "musica consciente".
J-R Il y a beaucoup d’expression forte dans le hip hop indépendant : The Coup, POS, Los Nativos, Ill Chemistry… Le free-jazz aujourd’hui, c’est une musique qui a 50 ans, ce qui n’empêche pas d’en jouer, mais on ne peut s’arc-bouter sur l’idée que ce serait encore une avant garde. C’est une forme, une école comme il y en a eu d’autres. Elle peut porter des choses autres qu’au moment où elle a jailli à condition de ne pas se replier. Je prends toujours cet exemple la, mais quand on regarde le film Woodstock, il y a un groupe de rockabilly, Sha-na-na, qui se fait sortir, parce qu’il joue une musique qui est datée. Cette musique, à ce moment là, elle a 10 ans. Je ne suis pas un esthète. Je ne défends pas une esthétique. Dans un premier temps, c’est la question de l’expression qui m’intéresse, les gens avec qui je travaille. Produire des disques, c’est littéralement domestiquer une idée pour la fixer et en faire un produit. Donc c’est la contrepartie qui est intéressante, ce qui se joue tout de même hors cadre.
UAF : Faire en sorte qu’au bout d’un moment, une idée, un "je ne sais quoi", devienne une réalité qui s’entende, qui s’écoute, qui fasse ressentir des choses…
J-R Oui, mais dans un autre espace que le concert ou la musique "en direct". Quand j’ai commencé à produire des disques, je me suis interdit d’écouter deux musiciens : Jimi Hendrix et John Coltrane [9], que j’avais énormément écouté quand j’étais adolescent. Je me suis dit ; si j’écoute ces musiciens, je ne vais pas m’en sortir. Ils m’avaient apporté beaucoup de liberté, mais à ce moment-là, j’en nécessitais une autre. Je ne les ai pas écouté pendant 7 ou 8 ans. J’ai arrêté comme on arrête de fumer. Et puis un jour, en 1987, j’étais dans un taxi à Londres et le chauffeur écoutait "Band of Gypsys" à fond la caisse. Je me suis dit « c’est quand même vachement bien », j’ai rompu cet interdit et j’ai mis des guitares électriques dans tous mes disques et j’ai travaillé un peu avec Elvin Jones. Ha ! ha !
Si je continue à faire ce que je fais, c’est parce que malgré tous les travers, la musique reste un langage puissant qui a un rôle à jouer dans les changements du monde aujourd’hui. Ce n’est pas forcément une lecture illico en disant : "Me voila, j’arrive avec ma chanson, le poing levé" et hop, ca fait l’affaire. C’est comme une sorte de puzzle d’impressions qui se joue à plein de degrés. Tant que l’on n’arrive pas à constituer une image, on n’y voit pas grand chose. Il faut s’autoriser à découvrir, à écouter, à inventer. Avec une culture libertaire, on ne devrait pas avoir de problème à aller vers "l’inconnu".
UAF : Y compris, écouter Yvette Horner…
J-R … et donc "l’étranger". Si tout d’un coup on se cantonne à un truc en ce disant "voilà ce que c’est que notre culture", on se retrouve à écouter seulement Jean Ferrat comme le faisaient certaines personnes du PC.
UAF : Oui, mais c’est aussi ce qui se passe quant tu dit "je suis libertaire", souvent, on te dit :"Ah, t’écoutes du Punk ou Ferré".
J-R Léo Ferré, c’est magnifique et le punk a été un mouvement capital, un coup d’arrêt vital à un moment. Mais pour vraiment aimer les gens ou les choses, il ne faut pas les transformer en caricature. Ce que Ferré et le Punk nous ont enseigné de deux façons radicalement différentes, c’est que le champ était très large, qu’on devait l’occuper.
Jean Rochard & AutreFutur
À écouter / découvrir :
Coltrane : http://www.deezer.com/fr/search/Coltrane
Archie Shepp : http://www.deezer.com/fr/search/Archie%20Shepp
Don Cherry : http://www.deezer.com/fr/search/Don%20Cherry
Staple Singers : http://www.deezer.com/fr/search/Staple%20Singers
Max Roach : http://www.deezer.com/fr/search/Max%20Roach
Ruben Blades : http://www.deezer.com/fr/search/Ruben%20Blades
Calle 13 : http://www.deezer.com/fr/search/calle%2013