Cet entretien que Noam Chomsky nous a récemment accordé à Boston est une partie d’une enquête plus générale sur les mouvements sociaux et militants aux États-Unis, menée sur la côte Est des États-Unis ces derniers mois, de Baltimore à Boston, en passant par Philadelphie et New York. La suite sera publiée prochainement.
Pouvez-vous d’abord décrire la situation sociale et économique actuelle des États-Unis, pour les personnes qui ne la connaitraient pas bien ?
Noam Chomsky : Il est intéressant de considérer la situation depuis la Seconde Guerre Mondiale. En 1945, les États-Unis étaient le pays le plus riche et le plus puissant de l’histoire mondiale. Il détenait la moitié de la richesse du monde, une sécurité incomparable, des opportunités formidables, des avantages internes énormes, un marché intérieur immense, des ressources, etc. Bien sûr, cela ne pouvait pas continuer ainsi. Donc, il y a eu un lent déclin depuis. Mais c’est toujours, de loin, le pays le plus puissant du monde, réunissant des avantages incomparables, même s’il n’est plus aussi puissant qu’il y a 70 ans. Durant la période des années 50 et 60, le taux de croissance fut le plus élevé de l’histoire américaine et le plus soutenu de l’histoire mondiale. Cette croissance était égalitaire, le quintile supérieur et le quintile le plus bas augmentaient à peu près de la même manière. C’était aussi une période de développement social conséquent, s’attaquant au problème raciste, qui a joué un rôle dans l’histoire américaine depuis le début. C’était, bien entendu, une société esclavagiste, comme l’était extrêmement la France. La France avait ses esclaves à l’étranger, pour la plupart, mais il s’agit toujours de la même structure. Ici, les esclaves étaient à l’intérieur. En fait, une bonne partie de l’économie moderne a développé des sortes de camps de travail d’esclaves. Concernant la France, on estime qu’à peu près 20% de sa richesse venait d’Haïti, la colonie française la plus riche, dévastée par les autorités françaises, tout comme l’Afrique. Aux États-Unis, ce sont des camps de travail d’esclaves à l’intérieur qui produisaient l’essentiel du coton sur lequel la révolution industrielle a reposé, les industries, les finances, le commerce, etc. Cela reste un problème. Je veux dire qu’il n’a pas disparu. Mais il y a eu des étapes vers une amélioration dans les années 50 et particulièrement dans les années 60. Et il y avait une croissance économique substantielle, le début de mouvements sociaux sur d’autres questions, comme par exemple celui sur le droit des femmes, qui a été un des plus importants.
Dans les années 70, une violente réaction a commencé. En fait, cela a débuté plus tôt, dans les années 40. Le monde des affaires commençait à réagir à la démocratisation et aux politiques sociales de la période du New Deal et du temps de guerre. Donc, il y a d’abord eu une attaque sur le monde du travail dans les années 40 mais cela s’est vraiment développé dans les années 70 pour différentes raisons. Depuis, on constate de manière générale, partout dans le monde, différentes espèces d’attaques néolibérales sur l’ensemble de la population, prenant différentes formes dans différents endroits. Aux États-Unis, cela a conduit à une quasi-stagnation des salaires et des revenus de la majeure partie de la population. Cela a un peu augmenté ou baissé pour certains, mais sinon cela a relativement stagné. Par exemple, les salaires réels des hommes sont aujourd’hui à peu près ce qu’ils étaient dans les années 60. Le salaire minimum, qui a été beaucoup discuté dans les années 50 et 60, suivait alors le taux de productivité. Comme il y avait une croissance économique, le salaire minimum augmentait. Désormais, le salaire minimum est peut-être au moins à la moitié de ce qu’il serait s’il avait continué à suivre la croissance économique. C’est-à-dire que, bien sûr, il y a eu de la croissance économique, mais celle-ci a été très concentrée ces dix dernières années, au profit du 1% supérieur, d’une fraction de ce 1%.
Sa nature est aussi en train de changer. La rapide croissance des institutions financières est un des éléments de cette attaque néolibérale. Dans les années 50 et 60, les banques étaient essentiellement des banques... Si vous pouviez obtenir de l’argent, vous le mettiez à la banque, la banque le prêtait à quelqu’un pour acheter une voiture ou quelque chose comme ça. Cela a changé dans les années 70. Les banques sont devenues des entreprises d’investissement. Avec l’évolution des ordinateurs, elles se sont tournées vers du trading ultra-rapide, qui n’a essentiellement aucun effet ou un effet négatif sur l’économie. Mais cela a pris une ampleur énorme. En 2007, juste à l’aube de la dernière crise financière, les institutions financières, qui en ont été largement responsables, réalisaient environ 40% des bénéfices des sociétés. Les banques bénéficient d’une police d’assurance du gouvernement. C’est tacite, mais autour de nous, c’est bel et bien là. En termes informels, on appelle parfois cela « Too big to fail », « trop grand pour faire faillite ». Une étude récente du FMI a montré que les profits des grandes banques reposent majoritairement, peut-être entièrement, sur la subvention tacite. Il ne s’agit pas juste de leur sauvetage. C’est l’accès au crédit bon marché, des cotes de crédit gonflées, des encouragements à faire des investissements risqués, donc profitables, car s’ils échouent vous êtes renfloués, etc., etc. En fait, le processus pour faire cela revient à plus de 80 milliards de dollars par an, la subvention du contribuable. Ce sont fondamentalement des institutions prédatrices. Elles constituent une part énorme de l’économie et elles sont très puissantes politiquement.
Tout cela s’est accompagné d’une centralisation du pouvoir politique. Le pouvoir politique tend à suivre la concentration de la richesse pour des raisons évidentes. Les plus riches ont beaucoup plus d’influence, ils déterminent la législation, son application, etc. Donc il y a eu une concentration politique accrue, c’est-à-dire essentiellement une forme de privation des droits sur le plan politique d’une grande partie de la population. Si vous regardez la recherche dominante en sciences politiques, un des principaux sujets d’investigation est la relation entre les attitudes du public et la politique. Il y a des sondages très vastes à ce sujet. Et le résultat, environ, est que les trois quart, peut-être, de la population, au plus bas niveau de l’échelle des revenus, sont essentiellement privés de leurs droits au niveau politique. Leurs opinions n’ont aucun effet sur la politique. A un niveau au-dessus, vous trouvez un peu d’influence. Tout en haut de l’échelle, les politiques sont mises en place. Dans les faits, c’est une ploutocratie. Une démocratie formelle mais au fonctionnement ploutocratique. Nous n’avons pas de preuve directe, mais les gens savent apparemment bien cela. Cela se voit dans la participation aux élections. Ainsi, Walter Dean Burnham, un des universitaires les plus respectés dans le domaine de la politique électorale, a fait il y a trente ans des études démographiques sur les abstentionnistes aux États-Unis. Il a montré qu’il se passait à peu près la même chose qu’avec les européens qui votent pour les partis travaillistes ou sociaux-démocrates, sauf qu’ici ces partis n’existent pas. Alors, les gens ne votent tout simplement pas. Il avait un collègue, Thomas Ferguson, qui vient juste d’écrire un article intéressant sur les dernières élections de novembre 2014. Il a fait une analyse détaillée, district par district, de qui votait ou non et la conclusion est assez frappante. La participation électorale est à peu près similaire à ce qu’elle était au début du 19e siècle. A cette époque, le vote était réservé aux hommes blancs dotés de propriété. Maintenant, nous sommes techniquement libres mais la participation électorale est à peu près la même. Ce qui reflète probablement le fait, conclut-il, que le peuple a perdu espoir dans le système politique. Cela se traduit même dans l’attitude à l’égard des institutions. La foi dans les institutions a généralement décliné très brutalement. Pour les institutions politiques, elle est négligeable. L’approbation du congrès est peut-être de 10%, inexistante. Il en va de même pour les autres institutions, exceptée l’armée. Elle a encore un grand prestige. Mais très peu d’autres institutions en ont.
Donc, il y a eu ces changements. Avec tout cela, le rôle de l’argent dans la politique a augmenté assez nettement. Non pas qu’il était négligeable auparavant. En fait, il a toujours été énorme. Mais un accroissement significatif a eu lieu ces dernières années. En ce sens, les élections sont pratiquement achetées. On peut assez bien prédire le résultat de la plupart des élections juste en jetant un œil à l’argent de la campagne. Bien sûr, cet argent est extrêmement concentré, ce ne sont pas des individus qui donnent 10 dollars.
Est-ce que les mouvements sociaux ont joué un rôle important au cours de ces dernières décennies ? Pensez-vous qu’ils ont un impact sur la situation sociale et politique ?
NC : Les mouvements sociaux ont eu un impact important. Ce que j’ai déjà mentionné, l’amélioration, limitée mais tout de même significative, des droits civiques, surtout pour la population noire, la montée du mouvement des femmes, qui a eu un très grand impact sur la société ou les débuts du mouvement écologiste. Il y a eu un mouvement anti-guerre nucléaire assez important et efficace, etc. Ce sont des mouvements sociaux. Ils ont changé la nature de la société. Prenez aujourd’hui, par exemple, la question du mariage homosexuel, du droit des homosexuels. Maintenant, la majorité de la population leur donne son soutien. Il y a quelques années, c’était une abomination. En fait, des lois pénalisaient la sodomie, etc. C’est un changement assez net et il reflète des changements culturels généraux qui sont le résultat de mouvements sociaux. Ils ont une influence sur la vie sociale, indubitablement. Si vous allez dans le hall du MIT [Massachusetts Institute of Technology, où Noam Chomsky a enseigné, NDT] aujourd’hui, vous verrez parmi les personnes une moitié composée de femmes, peut-être un tiers de minorités. Si vous l’aviez traversé quand je suis arrivé, il y a soixante ans, il n’y aurait eu que des hommes blancs bien habillés, dociles, faisant leur travail, etc.. C’est un grand changement. Il y a beaucoup plus de militantisme, des interactions d’un genre totalement différent. Ce n’est pas uniquement le cas ici, il en est ainsi dans tout le pays, en fait dans une grande partie du monde, c’est pareil en France. Donc, il y a effectivement un impact des mouvements sociaux.
D’un autre côté, quand on regarde l’économie et le système politique, cela est allé dans le sens opposé, vers plus de concentration de pouvoir privé. En fait, parmi les mouvements politiques relativement populaires, on trouve les soi-disant « libertariens », même si ce n’est pas non plus énorme mais ils disposent d’un niveau certain de popularité ici, y compris parmi les gens instruits. Quoiqu’ils pensent sur ce qu’ils font, en fait, si vous regardez leur politique, ils prônent la tyrannie la plus extrême qui ait jamais existé. Le pouvoir dans les mains de quelques institutions privés ne répondant pas de leur actes. Du pouvoir privé. On ne peut pas avoir pire que ça. Ils disent et pensent qu’ils sont libertariens, libertaires mais ils sont anti-libertaires. C’est une sorte de reflet du malaise culturel dans la société.
Concernant les partis politiques, il y avait dans les années 50 une plaisanterie selon laquelle les États-Unis étaient un État à parti unique, le parti du business, avec deux factions appelées démocrates et républicains. Ce n’est plus tout à fait vrai. C’est toujours un État à parti unique, le parti du business. Mais il n’y a pas de démocrates. Les démocrates ne sont plus là pour l’essentiel. Ce sont des républicains modérés. Ils s’appellent démocrates. Si vous prenez les démocrates du style de Clinton, leurs positions sont à peu près celles de ceux qu’on appelait les républicains modérés il y a trente ans. Pendant ce temps, le parti républicain s’est totalement retiré de l’échiquier politique classique. Ce n’est plus un parti parlementaire légitime. En fait, Norman Ornstein, un des principaux commentateurs conservateurs, un commentateur respecté, le décrit comme une insurrection radicale qui abandonne la participation parlementaire. Le parti républicain propose des politiques. Mais ils doivent quasiment les taire. Leurs politiques ne sont que dévouement complet aux très riches et au secteur des affaires. On ne peut pas gagner des votes de cette manière. Donc ce qu’ils ont fait, c’est se déplacer vers ce qu’ils appellent des questions culturelles et de société, comme le droit de porter des armes, l’opposition à l’avortement, la religion dans les écoles, la peur que les blancs deviennent une minorité et qu’ils nous enlèvent notre pays. Tout cet éventail de sentiments qui est très répandu dans le pays.
Pouvez-vous en dire plus sur cet aspect religieux des États-Unis ?
NC : C’est un pays très religieux. Extrêmement fondamentaliste, certainement plus que tout autre pays occidental, beaucoup plus. Par exemple, prenons l’attitude américaine à l’égard d’Israël. Regardons l’opinion. Parmi les chrétiens, une majorité pense que Dieu a donné la Palestine aux juifs. Une majorité considérable, environ 80%, des chrétiens évangélistes, qui constituent une partie très importante du Parti Républicain, pensent que si Dieu déclare quelque chose, il n’y a pas à débattre à ce sujet, particulièrement dans une société très religieuse. Autre chose. Ce matin, par exemple, si vous regardez les journaux, il y a une première page sur le pape François qui prépare une encyclique appelant à se préoccuper du réchauffement climatique. Et l’article du New York Times traite des attaques dont il a été l’objet de la part d’éminents catholiques américains des grandes entreprises, pour avoir osé dire que nous ne devrions pas nous détruire nous-même. Parce qu’ils ne croient pas aux faits, ce qui est assez remarquable. La situation, en fait, est que nous sommes au bord du gouffre. Nous pourrions détruire la possibilité d’une existence digne, nous le ferons probablement dans un délai assez bref. Mais en parler est une aberration. En fait, quand on regarde les sondages, même dans un État comme le Massachussets, un État éduqué et libéral, je pense que 70% seulement de la population reconnaît l’existence du réchauffement climatique et le rôle que les hommes y jouent. Si on prend les chrétiens évangéliques, disons que c’est largement inférieur.
Que pouvez-vous dire des syndicats américains ? Je sais que vous êtes membre des Industrial Workers of the World (IWW), un syndicat se réclamant du syndicalisme révolutionnaire. Pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous et quelle est la différence avec les autres syndicats américains ?
NC : Je suis membre mais pas vraiment très actif, non pas parce que je ne le voudrais pas mais il y a tellement à faire... Les IWW étaient un syndicat assez puissant il y a à peu près un siècle. Mais ils ont clairement été détruits par la violence étatique. Ils ne s’en sont jamais remis. En fait, pendant l’administration Woodrow Wilson, la « peur rouge » a pratiquement détruit le mouvement ouvrier et en particulier les IWW, qui ont été durement pris pour cible. Mais c’était vrai aussi pour le mouvement ouvrier de façon plus générale. Woodrow Wilson a emprisonné un des leaders du mouvement ouvrier américain, Eugene Debs, qui était une sorte de social-démocrate, essentiellement le candidat du parti socialiste aux élections, pour un discours dans lequel il s’adressait aux travailleurs en leur disant : « vous devriez penser à la nature de la guerre mondiale et vous demandez si vous voulez participez à une guerre impérialiste ». Juste un discours de cette nature. Il a été emprisonné et à la fin de la guerre, quelques années après la guerre, il y a eu une amnistie par Wilson, mais Debs n’a pas été concerné par cette amnistie. C’était typique de ce qui arrivait au mouvement ouvrier. Les IWW furent pratiquement anéantis et ne s’en sont jamais remis. Le mouvement ouvrier, lui, s’est rétabli dans les années 30, durant la dépression. En fait, il a été le fer de lance de la législation du New Deal, il y avait le travail d’organisation de la CIO, des grèves avec occupation et d’autres activités militantes... Mais les IWW n’ont pas pu être reconstitués, ils ne se sont pas tout à fait éteints, ils restait une petite minorité mais... Ces dernières années, des gens plus jeunes, pour l’essentiel, ont tenté de reconstruire les IWW et je pense que c’est une bonne chose. Ils font des choses valables mais cela reste à la marge.
En fait, le mouvement ouvrier a subi des attaques violentes depuis les années 40. Il avait fait des progrès considérables pendant les années 30, la dépression puis la guerre. Cela faisait parti d’un phénomène mondial. Partout dans le monde, dans la plus grande partie du monde, la dépression et la guerre ont conduit à une vague de démocratie radicale. Cela a pris de nombreuses formes. Communisme, socialisme ou quelque chose d’autre mais en tout cas une sorte de sentiment général à l’échelle mondiale qu’il fallait faire quelque chose concernant ce système oppressif et destructeur. Et la première tâche des soi-disant libérateurs de l’Europe, les États-Unis et la Grande-Bretagne, a été d’écraser cela. Cela a commencé en 1943 quand les britanniques et les américains sont entrés en Italie. Une de leurs premières tâches a été de détruire les partisans. Les partisans étaient un mouvement majeur en Italie. Ils avaient retenu six divisons allemandes, quasiment libéré le nord de l’Italie avant que les forces alliées n’arrivent. Et ils avaient développé des conseils ouvriers, en éliminant le niveau des dirigeants. Cela était probablement choquant pour les américains et les britanniques, c’était insensé pour le parti travailliste britannique. Donc ils ont démantelé tout cela et plus ou moins réinstallé le système traditionnel, notamment des collaborateurs fascistes. Des politiques similaires ont été appliquées à travers toute l’Europe. En Grèce, il y a eu des meurtres. La même chose est arrivée ici aux États-Unis, non pas des assassinats mais une attaque qui a réduit les syndicats au point où nous en sommes aujourd’hui. Dans le secteur privé, c’est moins de 7%.
Quels sont, de nos jours, les activités militantes ou les mouvements sociaux qui vous paraissent les plus intéressants aux États-Unis ?
NC : Et bien, il y en a de différentes sortes. Et si on compte les participants, cela fait relativement beaucoup. Mais ils sont assez dispersés, ils tendent à être orientés vers des questions spécifiques. Donc il y a un mouvement sur, disons, les droits homosexuels ou les questions d’environnement ou « Black lives matter » (« les vies noires comptent »), ces sortes de choses. Beaucoup de ces différents mouvements sont vaguement sympathisants les uns à l’égard des autres mais ils ne sont pas intégrés à quelque chose de plus global. Il y a des tentatives pour le faire. Une des plus intéressantes, à mon avis, est une organisation qui a été initiée par Gar Alperovotiz et James Speth, Next System Project (« Projet de Prochain Système »). C’est un effort intéressant pour essayer d’intégrer ces différentes tendances et les orienter vers des objectifs assez radicaux. Principalement changer la structure de la propriété. Donc, c’est un des quelques efforts qui vont vraiment au cœur du système économique et politique. Les idées vont de l’élimination totale de ce dernier en faveur de communautés basées sur les conseils ouvriers, etc. à des efforts plus limités pour développer des entreprises détenues par les travailleurs, des communautés démocratiques, déplaçant la responsabilité des entreprises vers celle de ceux qui la détiendraient ou de ses parties prenantes, en présentant ainsi une sorte d’aperçu du système projeté. Donc, ils essaient d’intégrer toute cette gamme d’efforts, tout l’éventail des mouvements sociaux existants : mouvements Lesbiens, Gays, Bisexuels et Transgenres(LGBT), écologistes, tout...
Mais ce n’est que le commencement. Je veux dire, c’est un pays très atomisé. Les gens ne se parlent pas. Prenons Boston, il y a des gens dans différentes parties de la ville qui travaillent sur les même sujets et qui ne se connaissent pas. En fait, je donne beaucoup de conférences dans le pays. Un des principaux objectifs, pour moi du moins, est d’amener les gens à se retrouver dans le même endroit. Les gens ne se connaissent pas mais ils font la même chose. Ils se rendent à la conférence, font connaissance, lisent leur littérature respective, etc... C’est un problème majeur, spécialement dans un grand pays dispersé comme celui-ci.
Pensez-vous qu’Occupy Wall Street a été un mouvement important ?
NC : C’était important. Cela a eu un impact. Le principal effet est d’avoir mis la question de l’inégalité au centre de l’ordre du jour. Je veux dire, les gens le savaient mais nettement moins qu’aujourd’hui. Maintenant c’est partout. Donc, 1%, 99%, tout le monde comprend. Mais Occupy était une tactique, ce n’était pas un mouvement. Vous ne pouvez pas occuper trop longtemps. Cela ne dure qu’un temps, on peut le faire un moment et puis il faut faire autre chose. Cela a été compris. Il y a eu des tentatives pour développer le mouvement de manière à le déplacer au sein des communautés, en s’appuyant sur les questions locales, etc. Cela a eu plus ou moins de succès, pas autant que beaucoup l’espéraient.
Je sais que vous rencontrez beaucoup de militants et que vous savez ce qui se passe de manière générale sur ce plan. Diriez-vous que les mouvements militants ont de mauvais côtés qui pourraient être améliorés afin de rendre le mouvement social plus fort ?
NC : Et bien, je n’ai rien de profond à dire et je ne pense pas qu’il y ait quoique ce soit de profond à dire. Mais il y a certaines choses évidentes que les gens devraient garder à l’esprit. Il y a une tendance à gauche, de manière générale, à devenir extrêmement sectaire, à s’engager pour un ensemble déterminé de croyances ou de buts et à dénigrer tous ceux qui sont deux millimètres à côté. C’est très destructeur et aussi cela n’a aucun sens. Aucun de nous n’est assez intelligent pour avoir toutes les réponses sur la façon de procéder ou le but qu’il s’agit d’atteindre. On peut avoir ses idées, on peut apprendre des uns et des autres. Mais le but est une société de soutien mutuel, de sympathie mutuelle et les moyens doivent refléter cela. Autrement, nous n’atteindrons jamais ce but. Je pense que cela requiert un certain degré de tolérance, de doute à l’égard de soi-même, qui manquent typiquement dans les mouvements sociaux. Il y a beaucoup d’arrogance complétement déplacée, un refus de tolérer, de penser ou de sympathiser avec d’autres idées. Cela vaut aussi avec des gens que l’on peut considérer comme des adversaires ou que beaucoup considèrent ainsi. Prenons, disons, les chrétiens évangéliques. Je veux dire, c’est une partie importante de la population. C’est une foi que je pense très destructrice pour eux et pour les autres mais ils ont leurs raisons. Si on regarde ces raisons, parfois on peut sympathiser avec eux et atteindre ces gens, travailler avec eux. Je suis aussi éloigné que possible de n’importe quelle religion mais je n’ai pas de problème à vivre dans une maison jésuite au Nicaragua, à travailler avec la communauté jésuite par exemple.
Vous êtes bien sûr un universitaire célèbre. Que pouvez-vous dire à propos du monde universitaire américain ? Pensez-vous qu’il devrait être critiqué ?
NC : Il y a des bons côtés dans le monde universitaire. Mais il y a beaucoup de tendances négatives. Elles ont toujours été là mais cela empire. Ces dernières décennies, durant cette période néolibérale, le monde universitaire n’a pas été épargné. Aux États-Unis, en Angleterre, au Canada, dans d’autres pays, il y a une forte pression pour introduire une sorte de modèle commercial dans tout le système éducatif. Ainsi, à un niveau inférieur, quand les enfants ont 12 ans, il y a une pression pour introduire un système d’enseignement destiné à évaluer davantage, ce qui est la pire forme d’éducation. Cela signifie obéissance, mémorisation, régurgitation, effet de découragement à l’égard de la recherche indépendante, de la mise en question, de l’ouverture d’esprit., etc. Je pense que c’est très nuisible. Beaucoup d’enseignants y sont fortement opposés, je pense pour de bonnes raisons. Il s’agit en grande partie de discipline. Ils appellent cela responsabilité mais c’est un non-sens. Si vous voulez de la responsabilité, vous pouvez donner exactement le même contrôle mais simplement sans que ce dernier serve à juger les personnes. C’est ainsi que l’éducation progressiste procède. Quand j’étais enfant, j’allais dans une école de type Dewey. Nous avions des contrôles, mais ils ne classaient jamais personne. Ils nous donnaient juste des informations sur la façon dont les choses se passent. Donc les élèves n’étaient jamais classés. Je n’ai jamais su que j’étais un bon élève, ou quoi que ce soit de ce genre. Donc, cela est possible. La responsabilité est une plaisanterie. C’est disciplinaire, tant à l’égard des élèves que des professeurs et c’est très nocif.
Au niveau de l’université, il y a un processus de privatisation, une croissance énorme des administrateurs, de façon disproportionnée à l’égard de quoi que ce soit d’autre, hausse qui n’a également aucune justification économique. Mais c’est disciplinaire et un déplacement vers une sorte de « vente de soi-même sur le marché ». Ici [au MIT], par exemple, le financement public, qui venait en particulier du Pentagone, était en fait assez libre, ils ne se souciaient pas beaucoup de ce que vous faisiez. Désormais, il y a une augmentation des fonds privés, qui tendent à être orientés vers des objectifs à plus court terme, liés au profit et cela a un effet de dévalorisation. C’est une partie du programme général néolibéral, appliqué à ces institutions.
Propos recueillis par Fabien Delmotte